Quand une ’découverte’ archéologique peut expulser des Palestiniens de chez eux

Les Cisjordaniens reçoivent de plus en plus d’ordres de démolition pour avoir construit sur un terrain qu’Israël a déclaré site archéologique. Est-ce en lien avec une nouvelle organisation qui a pris sur elle de contrôler ce genre de zones ?

Mahmoud Bisharat vit avec sa famille dans un tout petit village de Cisjordanie appelé Humsa al-Tahta, situé au-dessus du checkpoint de Hamra dans la Vallée du Jourdain. En janvier dernier, il a eu la surprise de recevoir un ordre l’informant qu’il vivait dans un site archéologique.

On l’a informé qu’il devait détruire un certain nombre de bâtiments lui appartenant afin de cesser d’endommager des antiquités. S’il ne s’exécutait pas, déclarait l’ordre, il serait arrêté ou ferait face à une plainte de la police. « C’était la première fois que j’entendais dire qu’il y avait des antiquités ici, et ma famille vit là depuis des décennies », dit-il à Haaretz. « Mon arrière-grand-père vivait ici. »

Environ deux mois après qu’il ait reçu l’ordre qui l’obligeait à détruire le puits, des oliviers et un moulage en béton autour des bâtiments, Bisharat a été convoqué au poste de police de la colonie de Ma’aleh Efraim. Là, on l’a interrogé sur les constructions, mais principalement sur le puits, dont il a dit qu’il avait été rénové 15 ans plus tôt par l’Autorité Palestinienne.

« L’Administration Civile [israélienne] avait déjà détruit des bâtiments que nous avions construits, mais la déclaration comme quoi c’est parce qu’il s’agit d’un site archéologique est nouvelle », dit Bisharat, soulignant que les maisons avaient été construites des dizaines d’années plus tôt. La zone où vit Bisharat faisait partie d’une étude archéologique conduite en 1972. « Et s’il y a ici des antiquités, pourquoi y sont-il venus autrefois avec de lourds équipements pour détruire les bâtiments ? » s’étonne-t-il. « Cela ne s’appelle-t-il pas détruire des antiquités ? »

A la fin de l’interrogatoire, la police lui a dit qu’une date très proche serait fixée.

Israël a émis en 2019 118 ordres et menaces de démolition pour cesser de détruire des antiquités concernant des bâtiments construits sur des sites archéologiques en Cisjordanie, d’après les données du Coordinateur des Activités du Gouvernement dans les Territoires, connu comme le COGAT. Ce chiffre représente une hausse de 162 % en deux ans – le nombre de ces ordres était de 45 en 2017, et est monté à 61 en 2018.

L’année dernière, le total habituel d’ordres de démolition a été rejoint par un nouveau partenaire : l’ordre de déplacer des bâtiments récemment construits. Tandis que les autres ordres de démolition permettent d’adresser une requête, d’être entendu et même de faire appel, ce nouvel ordre ne donne aux résidents que 96 heures pour présenter un permis de construire. L’Administration Civile a commencé à mettre en vigueur cet ordre de démolition dans les zones déclarées sites archéologiques. D’après les chiffres du COGAT, 15 ordres de ce type ont été adressés en 2019 ; sept ont abouti à une démolition. Ces ordres s’ajoutaient aux ordres et menaces de démolition.

Hanania Hizmi, chef de l’Unité Archéologique de l’Administration Civile, dit qu’il attribue l’augmentation du nombre d’ordres aux « mesures efficaces dans notre travail et aux capacités de contrôle ». Il ajoute : « Nous avons par ailleurs identifié une augmentation des constructions palestiniennes sur des sites archéologiques – et la mise en application a été renforcée en conséquence. »

Y a-t-il eu une réelle augmentation des constructions palestiniennes, ce n’est pas clair, mais l’Unité a récemment bénéficié de plus de moyens mis à sa disposition. En 2019, elle a obtenu le pouvoir de suivre et d’enquêter sur ceux qu’on soupçonnait d’endommager des antiquités, et son équipe s’est par ailleurs élargie. Mais une autre raison pourrait expliquer l’augmentation des ordres : la création de l’initiative Shomrim Al Hanetzach (hébreu pour « sauvegarder l’éternité ») pour contrôler indépendamment les sites archéologiques juifs de Cisjordanie.

L’initiative est issue du mouvement de droite Regavim. Eitan Melet, coordinateur de l’initiative, évite de l’appeler organisation de droite ou de colons, même si la plupart de ses membres s’identifient comme tels. « Notre but est de créer un large consensus sur le besoin de protéger notre patrimoine », dit Melet à Haaretz au cours d’une tournée dans la Vallée du Jourdain. « Nous avons pris sur nous de rendre le processus de surveillance plus efficace – des guides de randonnée et des archéologues nous font des rapports sur la destruction d’antiquités, et nous les transmettons aux personnes compétentes. » L’organisation dit qu’elle a fait état de 48 cas de construction, d’activité agricole ou de vol d’antiquités l’année dernière.

Une ‘ISIS’ silencieuse

L’association se focalise sur le compte-rendu de constructions et de vols sur les sites archéologiques de Cisjordanie et travaille en lien avec d’autres organisations qui rendent compte de ce genre d’activités, comme l’Association Municipale de l’Environnement de Judée et Samarie. Au cours des années, l’association a organisé des tournées des sites pour des politiques, parmi lesquels Bezalel Smotrich, Amir Ohana, Gilad Erdan et Michal Shir. Les responsables de l’association prétendent que les Palestiniens construisent sur des antiquités pour endommager les sites archéologiques juifs, ce qu’ils décrivent comme une « ISIS silencieuse ».

Il est difficile d’évaluer la connexion entre l’augmentation de l’application et l’activité de l’association, mais les Palestiniens locaux sentent sa présence sur le terrain. Ziad Mahamri et sa famille, seuls résidents du village de Bir Al-Id dans les Collines du Sud d’Hébron, croient aussi que l’ordre qu’ils ont récemment reçu est venu dans la foulée du rapport fait par l’association.

Une communauté vivait dans le village jusqu’en 2002, mais ses résidents sont partis à cause d’une multitude d’attaques de colons et de blocus par l’armée. Ils ont mené une campagne juridique pour revenir dans le village et ont gagné, mais les rudes conditions – absence de raccordement aux réseaux d’eau ou d’électricité – les a poussés peu à peu à partir, ne laissant que Mahamri et sa famille.

Mahamri a récemment décidé d’utiliser un ancien puits près de chez lui pour collecter l’eau de pluie parce que, transporter l’eau des zones A ou B, comme doivent le faire les Palestiniens qui n’ont pas l’eau courante, exige de passer soit par des chemins de terre, soit sans chemin du tout. « Transporter un mètre cube d’eau me coûte 50 shekels, prix que je ne peux m’offrir », explique-t-il. Il a vidé le puits de son sable pour le rendre fonctionnel, mais il a rapidement reçu une ordonnance de cesser et s’abstenir pour arrêter de détruire des antiquités.

Mahamri dit qu’il croit qu’il y a un lien entre la rapide réponse de l’Administration Civile et la présence des militants de Regavim dans la zone. « Ils déambulent souvent par ici et ils utilisent aussi des drones », dit-il. Après avoir reçu l’ordre, il a cessé de travailler sur le puits. L’administration a expliqué que Mahamri avait le droit de demander un permis pour utiliser le puits.

Raphaël Greenberg, professeur associé d’archéologie à l’université de Tel Aviv, est l’un des cofondateurs de Emek Shaveh, qui lutte contre l’exploitation politique de l’archéologie. « La définition d’un ‘site’ est une question floue en archéologie et dépend en grande partie des objectifs scientifiques et administratifs de la définition », dit-il. « L’autorité des antiquités a tendance à servir de moteur au développement à l’intérieur de la Ligne Verte (frontières d’Israël avant 1967) et est prête à mettre des sites entiers de côté, comme ce fut le cas à Motza [quartier de Jérusalem Ouest], tandis qu’ici, l’utilisation d’un ancien puits est une raison pour empêcher le développement. Cherchez la différence. »

Le passé fait partie du présent

A l’époque du Mandat britannique, environ 1.000 sites archéologiques ont été déclarés dans la région qui est maintenant la Cisjordanie – la moitié d’entre eux dans la partie désignée sous le nom de Zone C. L’Unité Archéologique de l’Administration Civile a déclaré il y a trois ans 1.000 autres sites dans la seule zone C. Cette zone a vécu relativement peu de fouilles archéologiques au cours de la période de l’occupation israélienne parce que beaucoup de chercheurs et d’universités évitent de creuser là à cause de subtilités politiques. Les archéologues qui ont parlé avec Haaretz ont dit que la reconnaissance de l’université d’Ariel avait limité l’augmentation du nombre de fouilles dans la zone.

Le COGAT a refusé de fournir à Haaretz des détails sur le nombre d’ordres donnés aux Israéliens et aux Palestiniens, mais des conversations avec des associations israéliennes et civiques impliquées à ce sujet laissent entendre que la part du lion revient aux Palestiniens.

Mais les fonctionnaires et Regavim n’ont relevé qu’un seul cas ces dernières années où des Israéliens ont reçu ce genre d’ordre : Un entrepreneur avait déversé des déchets sur une ancienne presse à Givat Ze’ev, ce qui a provoqué une enquête. L’une des raisons pour lesquelles les Palestiniens reçoivent davantage de ces ordres est liée à un plus gros problème – le manque de lancement et d’avancement de plans de développement pour les communautés palestiniennes. Et pendant ce temps, un conseil de planification pour les colons fait constamment avancer leurs projets.
Les plans de développement ne reçoivent une approbation définitive que lorsque l’unité archéologique a conduit une étude et lu a donné le feu vert. D’après les données de l’association de défense des droits de l’homme B’Tselem, moins de 20 plans concernant les quelque 3.000 villages palestiniens de la Zone C ont été approuvés au cours des années.

Les enquêteurs de l’archéologie définissent généralement une zone relativement large autour du coeur d’un site archéologique parce qu’il y a de grandes chances que l’on trouve des restes tout autour. Dans la plupart des cas, la construction est complètement arrêtée au centre du site, mais est autorisée sur les bords, avec des fouilles préventives et une surveillance archéologique pour recenser les découvertes avant la construction. Il faut aussi obtenir un permis de l’Unité Archéologique de l’Administration Civile avant toute action impliquant un élément considéré comme une antiquité : cavernes, pierres ou puits d’eau.

Le petit village de Beit ‘Or al-Fouqa dans les Collines Sud d’Hébron, le long de la Ligne Verte, est entièrement situé à l’intérieur d’une zone déclarée site archélogique. Au cours des années, la plupart des maisons du village ont été frappées par des ordres de démolition. Le site n’a jamais été fouillé, mais on y exerce une surveillance archéologique, et une zone supplémentaire définie autour du coeur du site contient des restes de bâtiments, de clôtures en pierre et de cavernes.

Les villageois vivaient dans ces cavernes jusqu’à 20 ans plus tôt. « Au cours des années, la population a commencé à abandonner les cavernes et à construire sur la terre », dit un résident du village Ahmad Hawamda. « Après tout, nous voulions tous avoir l’électricité et progresser dans la vie. » En 2016, les résidents du village ont commencé à recevoir des ordres de démolition qu’ils n’avaient jamais reçus auparavant : « Cessez et renoncez à la destruction d’antiquités. »

Ils ont reçu 23 de ces ordres au long des années, principalement pour des constructions temporaires. L’unité d’archéologie dit que 11 de ces constructions ont endommagé des antiquités et qu’elle est incapable de déterminer combien de dommages ont été réalisés par 12 autres constructions. Le site se trouvait dans une étude conduite en 1967, mais n’a jamais été fouillé. Hawamda dit que certaines des maisons qui avaient reçu un ordre existaient depuis plus de 15 ans. Les résidents du village ont envoyé une requête à la Haute Cour de Justice, réclamant la légalisation de ces constructions, mais l’Administration Civile a refusé.

Le tribunal a ordonné aux résidents de soumettre une proposition de plan de développement pour légaliser les bâtiments et a ordonné à l’Administration Civile de l’examiner. L’organisation non-gouvernementale Barnakom a préparé le plan et l’a récemment soumis à l’Administration Civile. L’organisation déclarait que les bâtiments du village n’endommageaient pas des antiquités parce qu’ils n’étaient pas situés près d’elles. De plus, l’ONG a dit qu’il n’était pas nécessaire de démolir les maisons pour s’assurer que des dommages avaient été engendrés sur les antiquités, et elle a proposé de réaliser un fouille préventive à côté des maisons.

« Historiquement, le moment où l’archéologie a commencé à faire la différence entre ce qui est considéré comme ancien et ce qui est jugé moderne est un moment essentiel pour les communautés qui vivent dans des villages qui ont perpétuellement été habités, et pour lesquels le passé fait aussi partie du présent », dit Greenberg.

Par conséquent, explique-t-il, trouver dans une cour quelque chose qui sera défini comme ancien peut instantanément transformer ses résidents en criminels. Il pense que la conception de l’archéologie doit changer : Les fonctionnaires devraient travailler avec les résidents à propos de la conservation tout en reconnaissant leurs besoins. Il fait remarquer que les associations d’archéologie à travers le monde travaillent ainsi, dont l’organisation non gouvernementale palestinienne Riwaq – Centre pour la Conservation Architecturale qui est engagé dans un travail de conservation en partenariat avec les résidents de Cisjordanie.

« Cela concerne tout processus de devoir dialoguer davantage avec les gens qui vivent dans ces endroits », explique Greenberg. « En fin de compte, des antiquités sont détruites à cause d’un développement effréné et parce que de nombreux villages n’ont nulle part où se développer – et ainsi, tout le monde est perdant. »