Israël refuse d’approuver le regroupement familial pour des milliers de citoyen-ne-s de pays arabes qui ont épousé des Palestinien-ne-s
Toutes les trois semaines depuis plus de six mois, des dizaines de femmes, hommes et enfants se rassemeblent pour des veillées de protestation dans la ville d’El Bireh en Cisjordanie, sous le slogan « Regroupement familial : mon droit ».
Ce slogan est ainsi devenu le nom d’un nouveau mouvement populaire palestinien également actif dans la Bande de Gaza.
Ces manifestants ne demandent pas de vivre à Jérusalem Est ou dans une ville à l’intérieur des frontières reconnues d’Israël. Tout ce dont ils rêvent et qu’ils veulent, c’est recevoir le statut de résidents permanents en Cisjordanie ou dans la Bande de Gaza, où ils ont déjà vécu de nombreuses années en tant que conjoints ou parents d’une personne qui détient une carte d’identité palestinienne.
Les membres de l’association – principalement des femmes – sont majoritairement d’origine, de langue et de culture palestiniennes. Il se trouve que les familles de certains d’entre eux ne se trouvaient pas en Cisjordanie ou à Gaza quand la guerre de 1967 a éclaté, et Israël leur a alors dénié le statut de résident et le droit de retourner chez eux. D’autres sont des descendants de familles de réfugiés de la Nakba de 1948.
Tous sont citoyens ou anciens résidents de pays arabes – principalement de Jordanie, mais aussi d’Égypte, de Tunisie, du Maroc et même de Syrie. Ils ont rencontré leurs conjoints, qui sont résidents des territoires occupés, à l’étranger, soit au cours de leurs études, soit en vacances ou en tant que membres de leurs familles élargies. Ils se sont mariés à l’étranger, puis ont construit leur maison et ont eu des enfants en Cisjordanie ou dans la Bande de Gaza. Ils pensaient qu’après avoir fait leur demande de regroupement familial, leurs conjoints non résidents obtiendraient rapidement une carte d’identité palestinienne et un statut de résident, mais leurs espoirs ont été déçus.
D’autres sont arrivés alors enfants avec leurs parents et ont vécu en Cisjordanie ou à Gaza toute leur vie d’adultes. A cause de divers obstacles bureaucratiques, ils sont eux mêmes restés sans statut légal. Il y a des milliers de personnes ainsi sans statut de résident en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, même si personne ne fournit de chiffres précis.
A quoi cela ressemble pour vous de vivre en Cisjordanie depuis cinq, dix ou vingt ans sans carte d’identité, ai-je demandé. Les manifestants ont répondu l’un après l’autre, parfois presque d’une seule voix.
« Vous ne quittez presque jamais les limites de la ville où vous vivez, ou du village, afin qu’un soldat ne puisse vous attraper à un checkpoint sans carte d’identité », ont-ils dit. « Si c’est dans un village, c’est encore plus difficile. Vous êtes pour ainsi dire confiné chez vous. Nous vivons tout le temps dans la peur. Mourant de peur quand nous voyons un checkpoint volant. Tous les jours, vous êtes reconnaissant de ne pas avoir été déporté et séparé de vos enfants. »
L’une des femmes a raconté comment « Quand les soldats ont fait une descente dans le quartier, je me suis cachée dans la salle de bains, tremblant de peur qu’ils entrent [chez nous] et qu’ils me trouvent. »
Il y a des femmes qui n’ont pas pu supporter cette peur et cette tension et qu sont reparties vivre à Amman. Leurs maris, qui sont restés en Cisjordanie ou à Gaza et sont coupés d’avec elles, participent aux manifestations régulières.
Prisonnières chez elles
Les femmes qui restent en Cisjordanie, vivant en tant que « résidentes illégales » dans leur propre maison, disent qu’elles n’ont pas pu voir leur famille à l’étranger depuis des années. Parce que leur permis d’entrée en Cisjordanie a expiré depuis longtemps, et qu’elles sont considérées comme clandestines, Israël riposte généralement en n’autorisant pas leur fratrie et leurs parents à leur rendre visite.
Toutes les femmes disent que l’expérience la plus douloureuse, c’est quand leurs parents à l’étranger tombent malades ou meurent et qu’elles ne peuvent pas être auprès d’eux. « Si vous partez vers eux, à Amman ou en Tunisie, Israël ne vous laissera pas revenir parce que vous avez dépassé la durée de votre séjour », a expliqué une femme. Toutes partagent les mêmes amères expériences : « Pour les vacances ou les heureux événements, vous n’êtes pas ensemble. Quand votre mari et vos enfants partent en voyage, vous ne pouvez les accompagner. Vous entendez seulement comme ils se sont bien amusés. Jérusalem Est est hors limites, même si votre mari ou votre enfant y est hospitalisé dans un hôpital palestinien, ou si vous avez besoin d’un traitement. Nous n’avons pas le droit de conduire parce que nous n’avons pas accès à un permis de conduire. Il nous est impossible d’ouvrir un compte en banque. C’est difficile de trouver du travail. »
Avec le temps, elles ont trouvé des solutions à quelques questions bureaucratiques, telles que l’assurance santé palestinienne, l’ouverture de comptes dans certaines banques ou la réception d’un salaire. Mais l’expérience d’être maintenu en cage demeure. Tout le monde comprend que la décision est entre les mains d’Israël.
« Israël a mis un stop sur nos vies. Nous ne vivons pratiquement pas », disent-elles « Nous sommes des morts-vivants », c’est la formule par laquelle une femme a résumé leur situation. Mais parfois, un sentiment de grief contre leurs maris transparaît aussi dans leur ton. « Je pensais que je me mariais. Je ne savais pas que j’entrais en prison », est un refrain commun.
« Toutes mes belles années ont été perdues. J’étais une fleur quand je suis arrivée ici il y a 10 ans », se lamente une femme. « Maintenant, je suis fanée. Quand des époux se disputent, la femme trouve toujours de la consolation et un refuge temporaire auprès de sa famille. Je n’ai nulle part où aller quand nous nous disputons. » Une autre femme raconte avoir erré dans les rues, et une fois même avoir dormi dans la mosquée, dans ce genre de circonstances. Une troisième femme sans statut de résidente a reconnu avoir perdu tout sentiment pour son mari, expliquant que c’était à cause de lui « que j’ai perdu ma place dans ce monde ».
Pour les Gazaouis, qui de toutes façons vivent sous blocus, le plus grand obstacle pour ceux qui vivent sans statut de résident concerne le droit de quitter la Bande pour un traitement médical en Cisjordanie, à Jérusalem Est ou en Jordanie – privilège qu’Israël limite à peu de personnes.
Le ministère de l’Intérieur de l’Autorité Palestinienne émet et imprime les cartes d’identité palestiniennes, mais Israël seul décide si, quand, qui et combien de détenteurs de passeport étranger reçoivent ces cartes d’identité palestiniennes. Actuellement, Israël refuse obstinément d’approuver le statut de résident pour des milliers de femmes et d’hommes qui sont fonctionnellement devenus « des résidents illégaux » dans leurs propres maisons, où ils vivent avec leur famille depuis des années. Et ceci en dépit du fait que le regroupement familial grâce à l’attribution de la résidence est explicitement inscrit dans les Accords d’Oslo.
Dans les années 1990, Israël s’est engagé à approuver 4.000 demandes par an pour le regroupement familial en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Mais il a unilatéralement suspendu le processus en 2000, avec le début de la deuxième intifada. Le processus n’a jamais été repris, excepté pour un « geste de bonne volonté diplomatique » envers le président palestinien Mahmoud Abbas en 2008, lorsque les demandes de regroupement de 32.000 familles ont été approuvées. Ce « geste » faisait suite à une campagne de deux ans, connue sous le nom de « Droit d’entrer », de conjoints non résidents et de leurs familles et le dépôt de pétitions auprès de la haute cour par le Centre HaMoked pour la Défense de l’Individu au nom des familles.
D’après les Accords d’Oslo, le ministère palestinien des Affaires Civiles représente les résidents palestiniens et leurs intérêts immédiats face aux autorités israéliennes qui décident de leur sort. Plusieurs des organisateurs du mouvement de protestation se sont rencontrés dans les bureaux du ministère alors qu’ils attendaient de savoir si Israël avait répondu à leurs demandes. Ils ont partagé leurs inquiétudes et ont réalisé qu’ils n’étaient pas seuls. Peu à peu, ils ont formé le mouvement de protestation. Et par conséquent, le quartier général du ministère palestinien des Affaires Civiles, rue de Naplouse à El Bireh a été choisi comme lieu naturel pour les veillées de protestation.
Lors des quelques premières manifestations, des représentants du ministère sont sortis pour rencontrer les manifestants. La première fois, ce fut le ministre des Affaires Civiles Hussein al-Sheikh lui même – haut responsable du Fatah et confident de Mahmoud Abbas. A une autre occasion, son adjoint Ayman Qandil les a rencontrés, et une autre fois, ce fut le porte-parole du ministère ,Imad Qaraqreh.
Ils ont dit aux manifestants que le pouvoir était entre les mains d’Israël. Les hauts responsables ont dit que la décision de leur dénier le statut de résident était une affaire politique plutôt que sécuritaire, mais que la pression qu’ils exerçaient était importante.
Au cours du temps cependant, les hauts responsables du ministère ne sont plus sortis pour parler avec les manifestants . « Ils évitent aussi nos appels téléphoniques », a dit l’un des organisateurs des manifestations.
Les manifestants comprennent très bien que c’est Israël qui mène la barque, mais ils sont aussi de plus en plus conscients du fait que, du côté palestinien, tel que représenté par le ministère des Affaires Civiles, on se désintéresse de leur sort, comme certains l’ont dit à Haaretz – s’il l’avait voulu, le ministère aurait pu faire mieux.
Se heurter à un mur
Les citoyens des pays occidentaux (y compris les États de l’ancien bloc soviétique) qui ont épousé des Palestiniens attendent eux aussi que leur statut soit déterminé. Mais ils entrent en Cisjordanie avec des visas de touristes, qui peuvent être prolongés une fois par mois ou une fois tous les quelques mois, par l’Administration Civile israélienne, ou en allant à l’étranger et en en revenant.
Parfois, les agents du contrôle des frontières refusent d’accorder de nouveaux visas et le retour des époux dans leur maison en Cisjordanie n’est assuré que grâce à l’intervention d’un avocat, d’un représentant diplomatique ou d’un reporter. Ces personnes vivent avec une sensation constante d’instabilité et l’inquiétude justifiée que, si elles partent, elles peuvent ne pas être autorisées à revenir immédiatement. Mais au moins, elles ont des visas de touristes valides et renouvelables.
Les citoyens de pays arabes cependant sont soumis à des règles d’entrée plus rigoureuses, telles que déterminées par Israël, particulièrement pour ceux qui sont d’origine palestinienne. Beaucoup d’épouses sont entrées en Cisjordanie avec un permis israélien de visiteur, accordé pour une période donnée fondée sur la demande d’un membre de la famille (généralement le mari). Mais il s’agit de permis de courte durée et non renouvelables qui ont expiré. Les personnes qui entrent dans le pays avec un permis de visiteur doivent déposer leur passeport à la frontière.
Même alors que la Jordanie et l’Égypte ont des relations diplomatiques avec Israël, et que les Israéliens entrent en Jordanie avec des visas de touristes émis à la frontière, les citoyens de ces pays qui sont mariés à des Palestiniens ont découvert qu’il est presque impossible d’obtenir un visa de touriste, qui est délivré par les ambassades israéliennes. Plusieurs époux jordaniens ont dit à Haaretz que, dans les années 1990, il était encore facile d’obtenir ces visas, mais au cours des années, c’est devenu incroyablement difficile et rare de les obtenir.
Certaines femmes ont payé des sommes exorbitantes à des intermédiaires à Amman pour entrer avec un visa de touriste qui leur permettait de garder leur passeport jordanien. Elles ont fait état de sommes qui vont de 5.000 à 18.000 dollars. Ces femmes ont voyagé en groupe, passant du côté israélien par le Pont Allenby sans problèmes et sans interrogatoire. Elles ont pu garder leurs passeports. Elles ne savent pas à qui sont allées les sommes énormes qu’elles ont payées. Certains des intermédiaires, sinon tous, se sont présentés comme des avocats – ce qui expliquerait pourquoi certains des manifestants sont circonspects à l’idée d’être représentés par des avocats israéliens d les tribunaux d’Israël. Une autre raison, c’est que la plupart d’entre eux n’ont pas assez d’argent pour engager un avocat. Certains manifestants ont souligné le fait qu’il ne s’agissait pas d’une affaire juridique individuelle, mais d’une cause collective qui devait être traitée comme telle.
Ces dernières années, des épouses de résidents de Cisjordanie qui avaient rempli individuellement des demandes de regroupement familial devant les tribunaux israéliens se sont heurtées à un mur solide.
Au tribunal, le bureau du Procureur de l’État israélien dit que le gouvernement travaille à une nouvelle politique à ce sujet, ainsi que sur le renouvellement des visas. Mais c’est quelque chose que les avocats qui représentent des Palestiniens entendent depuis au moins cinq ans. Le Centre HaMoked pour la Défense des Individus a été obligé de retirer des demandes qu’il avait déposées par procuration en 2018 au nom de Palestiniens qui avaient épousé des résidents étrangers, principalement de Jordanie, qui avaient demandé le regroupement familial avant 2014. Les tribunaux avaient accepté l’argument du procureur de l’État comme quoi l’Administration Civile israélienne n’avait pas reçu ces demandes de la part du côté palestinien.
Les personnes qui ont soumis leurs demandes au ministère palestinien des Affaires Civiles ont reçu un numéro de suivi, chose que le ministère ne fait que pour les personnes dont les demandes ont été transférées à Israël. Mais il n’existe pas d’autre document indiquant qu’elles ont arrivées du côté israélien, puisque ni les responsables de l’Administration Civile, ni le Coordinateur des Activités du Gouvernement dans les Territoires (COGAT) ne fournissent une confirmation écrite au reçu des documents fournis par le côté palestinien.
D’après des sources palestiniennes, les responsables du COGAT interdisent au ministère palestinien des Affaires Civiles de leur transmettre les demandes de regroupement familial depuis environ quatre ou cinq ans maintenant. Le ministère se soumet à cette interdiction, refusant souvent d’accepter de nouvelles demandes des résidents palestiniens. Le porte parole du COGAT a refusé de répondre aux questions d’Haaretz sur cette question ou d’autres. Il a simplement déclaré que « toute demande transférée par l’Autorité Palestinienne est examinée conformément aux règles ». Le porte parole du ministère palestinien n’a pas répondu aux appels téléphoniques d’Haaretz.
Quand « Regroupement familial : mon droit » a commencé à manifester, l’attention du grand public et des médias qu’il a reçue a éveillé de l’espoir parmi les membres de l’association, qui pensaient que leur droit à la résidence serait bientôt reconnu et qu’il pourraient voyager à l’étranger pour voir leurs familles. Une fois de plus, pour cette semaine de célébrations de l’Eid al-Adha, ils se retrouvent séparés de leurs familles, se sentant comme prisonniers dans leurs propres maisons.
Traduction : J. Ch. pour l’AURDIP