Judith Butler écrit à la direction de l’Université Hébraïque en prenant la défense de la célèbre universitaire Dr Nadera Shalhoub-Kervorian qui a subi de l’intimidation et des pressions pour démissionner depuis qu’elle a signé une lettre appelant à un cessez-le-feu à Gaza.
L’universitaire internationalement connue, le Dr Nadera Shalhoul-Kevorkian, a été sur la sellette depuis qu’elle s’est jointe au concert de 1000 chercheurs spécialisés sur l’enfance en signant un appel pour un cessez-le feu immédiat à Gaza . Après qu’elle a signé, la direction de l’Université Hébraïque de Jérusalem a envoyé au Dr Shalouhl-Kevorkian une lettre qui fustige sa position et qui fait pression pour qu’elle démissionne. Cette lettre a ensuite fuité dans les médias, notamment dans les principales chaînes de télévision israéliennes et le Dr Shalhoul-Kevorkian a conséquemment été l’objet d’une campagne de haine publique.
En réponse, un mouvement international de lettres de soutien au Dr Shalhoul-Kevorkian a démarré. Ci-dessous, une lettre du Dr Judith Butler, Professeur émérite de l’Université de Californie à Berkeley, à la direction de l’Université Hébraïque, qui met en lumière la signification morale et juridique du génocide et l’obligation des administrateurs de l’université de soutenir la liberté académique.
Vous pouvez envoyer votre propre lettre au président de l’Université, Asher Cohen et au recteur de l’Université Tamir Sheafer. Veuillez consulter ce lien pour plus de détails, dont une proposition de texte à l’Université Hébraïque.
– Rosalind Petchesky and Lama Khouri, JVP-NYC
31 octobre 2023
Aux Professeurs Asher Cohen, Président de l’Université Hébraïque de Jérusalem et Tamir Sheafer, Recteur, Université Hébraïque de Jérusalem
Je me joins à un chœur en expansion d’intellectuels qui vous implore de respecter le droit de s’associer et de s’exprimer du professeur Nadera Shalhoul-Kevorkian qui est actuellement titulaire de la chaire en droit Lawrence D. Biele de la Faculté de droit et de l’Institut de criminologie et de l’école de travail social et d’assistance sociale de l’Université Hébraïque de Jérusalem et la chaire en droit international à l’Université Queen Mary de Londres. Je suppose que vous savez à quel point sa recherche est importante sur des questions telles que le traumatisme, la surveillance et la violence de genre. Son travail sur les enfants dans des zones de conflit a été repris par des chercheurs et des acteurs politiques dans le monde entier. Son expertise et son esprit critique sont importants pour le monde aujourd’hui au moment où nous cherchons à créer un monde plus juste et moins violent.
Je vais supposer que vous connaissez parfaitement l’importance académique et institutionnelle du travail du professeur Shalhoul-Kevorkian. Son travail précoce sur l’effet de la militarisation sur les femmes dans les zones de conflit est un modèle dans ce domaine. Et son travail sur la sécurité et la politique de la peur est une investigation éblouissante des dimensions psychosociales des régimes sécuritaires. Son livre sur l’enfance palestinienne introduit l’idée de non-enfance (unchilding) qui a été très reconnue comme une compréhension originale et incisive des traumatismes accumulés par les enfants vivant sous des régimes militaires. Elle a travaillé d’arrache-pied au développement de modèles de compréhension entre les campus et la société dans des zones de conflit et sa voix est une voix de paix, une voix pour une compréhension mutuelle accrue et pour le soulagement et la réparation de la souffrance humaine.
Il est significatif que le professeur Shalhoul-Kevorkian veuille s’exprimer face à la violence contemporaine exercée contre des civils palestiniens à Gaza. Bien que vous ayez fait état de votre désaccord avec son point de vue, il est de votre responsabilité d’administrateurs d’exercer une protection contre la discrimination de certains points de vue et de favoriser le droit d’association et de liberté de parole extra-universitaire. Le professeur Shalhoul-Kevorkian subit maintenant des menaces sur sa vie du fait des mesures prises contre elle. Ces mesures devraient être immédiatement annulées afin que des actes administratifs de l’université n’encouragent pas la violence qui a déjà envahi la région.
Comme vous le savez sans doute, les opinions du professeur Shalhoul-Kevorkian concordent avec un certain nombre de considérations juridiques. Le Centre des droits constitutionnels de New York a publié un document avertissant du fait que les actes d’Israël pourraient bien être poursuivis comme actes de génocide. Ses membres écrivent ceci : « Des meurtres de masse sont un moyen par lequel le génocide est commis, mais ce n’est pas la seule méthode pour ‘détruire’ ou exterminer un groupe (entièrement ou partiellement). Raphaël Lemkin, l’avocat juif polonais qui est réputé avoir inventé le terme, a dit que le génocide inclut souvent « un projet coordonné visant à la destruction des fondements essentiels de la vie de groupes nationaux de manière que ces groupes dépérissent et meurent comme des plantes ayant subi un fléau… Cela peut être réalisé en effaçant toutes les bases de la sécurité, de la liberté, de la santé et de la dignité personnelles ».
Dans votre réfutation, vous ne présentez que les objectifs déclarés de la police militaire israélienne à Gaza, mais le professeur Shalhoul-Kevorkian rejoint de nombreux spécialistes du droit et de l’histoire, qui consultent à la fois la Convention sur le Génocide et l’article II de la Résolution de l’ONU sur la punition du crime de génocide qui en définit les termes comme tout effort pour « détruire, totalement ou partiellement, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » en causant « un préjudice physique ou mental » à des membres du groupe, en imposant « des conditions de vie calculées pour amener à sa destruction physique totalement ou partiellement ». Vous avez parfaitement le droit de ne pas approuver le professeur Shalhoul-Kevorkian, mais c’est un simulacre de justice que de lui demander de suspendre son propre point de vue éclairé en faveur de la reproduction de la politique explicite de l’État. Cela constitue, comme vous le savez sûrement, une intervention injustifiable sur la liberté académique aussi bien que sur les droits d’expression extra-universitaires. Vous pouvez ne pas aimer le fait que de plus en plus de gens utilisent le mot de « génocide » pour décrire l’horrible situation à Gaza, mais il est de votre obligation en tant que représentants d’une université de recherche parmi les plus importantes, d’engager le débat et de faire de la place à une discussion informelle sur la question, libre de toute menace. Tout le reste est de la censure de position qui détruit les buts et les idéaux de l’université de la protection de laquelle vous avez la charge.
Sincèrement,
Judith Butler
Professeur Émérite du Cycle d’études supérieures de l’Université de Californie à Berkeley