Ce jour-là est gravé dans ma mémoire. Comme tous les universitaires à Gaza, je pensais beaucoup à mes étudiants qui supportaient toutes sortes de douleurs atroces et d’inquiétudes en raison….
Ce jour-là est gravé dans ma mémoire.
Comme tous les universitaires à Gaza, je pensais beaucoup à mes étudiants qui supportaient toutes sortes de douleurs atroces et d’inquiétudes en raison de l’agression d’Israël. Après quarante jours d’atrocités causées par les bombardements intenses et les tirs aveugles de l’artillerie, qui avaient détruit des milliers de maisons et anéanti un nombre incalculable de familles, l’université islamique de Gaza (UIG) fit tout ce qui était en son pouvoir pour utiliser le cessez-le-feu temporaire de trois jours, qui fut prolongé de cinq jours puis de 24 heures jusqu’à ce qu’il prenne fin à minuit le 19 août 2014. Il fut décidé de reprendre les cours le samedi 16 août, le semestre d’été avait été si crûment interrompu.
J’étais incertain sur ce qu’il fallait dire à mes étudiants dans ma salle de cours. Bien des questions déchirantes m’occupaient l’esprit, et parmi elles : est-ce que tous mes étudiants et leurs familles sont en sécurité, ou certains sont-ils blessés ou mutilés ? Seront-ils mentalement aptes à venir en classe ? Vivent-ils toujours chez eux, ou sont-ils déplacés dans quelque abri ? Comment ressentent-ils la reprise des cours au milieu de tels angoisses et chagrins ? Quelles tragédies chacun de mes étudiants a-t-il traversées, et combien seront prêts à en parler ? Accablé par ces préoccupations et bien conscient des blessures, des deuils et des difficultés profondes dont chaque Palestinien à Gaza a souffert, je me suis senti incapable d’entrer dans la classe avec un grand sourire sur le visage, comme je le fis toujours dans le passé.
Tout de suite, je remarquai qu’environ 40 % des étudiants manquaient, ils pouvaient avoir perdu un père, une mère, un frère, une sœur. Cependant, et comme c’est la coutume en Palestine, je saluai ma classe de 40 étudiants avec l’expression idiomatique utilisée en de telles circonstances : « Bonjour et Salam (Paix sur vous tous), Louons tous Allah pour votre sécurité, et bon retour à l’UIG ».
Dans un murmure, les voix tristes des étudiants répondirent : « Bonjour et Salam, Louons tous Allah pour votre sécurité, monsieur ».
Je continuai à parler, « Aujourd’hui nous ne sommes pas réunis pour débattre d’un sujet ou d’un projet particuliers. Nous sommes ici pour échanger… »
Avant que j’aie pu finir, un étudiant m’interrompit : « Nous voulons échanger nos expériences personnelles de la guerre, monsieur ».
Sans la moindre hésitation, je répondis : « Oui, et c’est exactement ce que nous allons faire. Je suis ici pour vous écouter et pour vous, pour partager nos expériences. Qui aimerait commencer ? »
L’un des meilleurs étudiants de la classe, Naji, prit la parole : « Je voudrais parler de trois de mes camarades qui sont mes partenaires dans notre projet de fin d’études, et que nous étions censés présenter le mois dernier ». Raconter son histoire fait partie du processus curatif par lequel passent les gens pour se remettre de leurs deuils et chagrins. Et je lui répondis automatiquement « S’il vous plaît, allez-y, Naji ».
D’une voix brisée, faisant des efforts pour respirer normalement, Naji commença alors à raconter sa propre tragédie.
« Avant l’attaque israélienne, le 7 juillet, avec trois de mes amis, nous travaillions dur pour terminer notre projet commun de fin d’études, nous devions le rendre fin juillet, mais nous n’avons pas pu. Le problème n’a pas été de réaliser le travail à temps pour le diplôme, c’est ce qu’il est advenu de mes partenaires, de mes meilleurs amis. À l’approche de notre examen final, nous étions tous convaincus que nous le réussirions, comme cela avait été le cas les quatre années précédentes. Nous avions hâte de terminer notre projet de fin d’études et nous attendions avec impatience la nouvelle vie qui serait la nôtre, après. Nous travaillions dur, nous avions prévu et discuté de notre vie après le diplôme, et comment nous voulions aider nos familles, et comment construire notre avenir. »
Sans bruit, ses yeux se remplirent de larmes et les mots se coincèrent dans sa gorge. Quelques secondes plus tard, il reprit le fil de son histoire douloureuse.
« C’est une tragédie sans précédent, différente de toutes ces tragédies que nous avons connues jusqu’ici. Ce n’est pas une histoire de science-fiction, mais quelque chose de réel qui est arrivé à mes trois amis de cette université. »
Khalid, tué
« Khalid est l’un de mes meilleurs amis, et le meilleur de notre équipe pour le projet. Khalid ne peut être oublié ; il a une personnalité exceptionnelle, pleine de gaieté, et de vie, et d’énergie. C’est un ami formidable et attachant, et aimable avec tout le monde.
« Environ deux semaines après le début des attaques, et pendant les atrocités les plus extrêmes à Shujai’iya, le 20 juillet, j’écoutais les informations à la radio quand soudain, j’entends que Khalid a été tué quand une roquette israélienne a touché sa maison vers minuit. Son père de 55 ans avait été enterré sous les décombres et il était grièvement blessé à la colonne vertébrale. Deux jours plus tard, j’ai appris que son père était complètement paralysé. D’autres membres de sa famille sont toujours à l’hôpital et d’autres encore sont installés dans la cour de l’hôpital, utilisée par des centaines de familles palestiniennes comme abri de fortune. »
Saber, amputé des deux jambes
« Mon ami Saber, qui vit dans le quartier de Shijayia, a été contraint de fuir sa maison avec sa famille, à cause des bombardements aveugles et intensifs sur des centaines de maisons dans Shijayia. Un obus d’artillerie israélien l’a touché alors qu’il fuyait. Il a dû être amputé des deux jambes, au-dessus du genou. »
Naji dut s’arrêter de raconter la tragédie de son ami Saber, car il se mit à pleurer. Il essuya les larmes de ses yeux et il laissa échapper un long soupir. Levant les yeux au plafond, d’une voix étranglée, il reprit : « Je n’arrive pas à imaginer ce qui est arrivé à Saber. Nous avions l’habitude de jouer au football et au tennis ensemble, et d’aller à la bibliothèque, à la cafétéria, à la plage pour une promenade, à la mer pour nager. Nous sommes allés partout à pied… rien d’autre… rien d’autre… Je ne supporte pas de voir mon meilleur ami sans ses jambes alors que j’ai toujours les miennes. Je ne l’ai pas encore vu, cela fait si mal. De savoir mon meilleur ami dans une telle douleur, je peux pas dormir à cause de cauchemars incessants, et je ne peux pas aller le voir. »
Sa colère montant, Naji commença par lâcher un flot de questions : « Pourquoi les Israéliens commettent-il de tels crimes innommables contre des milliers de nos civils et de nos familles ? Pourquoi massacrent-ils des centaines et des centaines de nos enfants ? Pourquoi l’Amérique et l’Europe soutiennent-elles Israël aveuglément ? Pourquoi l’Amérique et l’Europe fournissent-elles à Israël de telles armes mortelles qui tuent des milliers de Palestiniens ? Pourquoi ont-ils le droit à la légitime défense alors que nous, nous n’avons aucun droit ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? ! »
J’essayai en vain de répondre à ses questions mais Naji me coupa : « Je ne peux pas comprendre ! Je ne comprends rien à ce monde silencieux de deux poids deux mesures ! »
Slaman, déplacé
Puis Naji se mit à parler de son ami et camarade Slaman, de Beit Hanoun qui a subi des destructions considérables, de centaines de maisons. Mais cette fois, quand il parla de la tragédie, ce fut dans un récit à la première personne, avec la voix de Slaman.
« Je vais raconter sa tragédie telle qu’il me l’a racontée à moi.
« À deux heures, alors que nous dormions, un drone a tiré un missile d’avertissement sur la terrasse de notre maison de deux étages avec 17 personnes, celle de ma famille et mon oncle. Avec l’aide de mes deux sœurs adolescentes, j’ai tenté, désespéré, d’emmener ma grand-mère de 87 ans de son lit jusqu’à son fauteuil foulant. Ma mère portait mon petit frère de 5 mois, et mon père ma petite sœur de 3 ans. Tous les deux fuyaient la maison dans une panique jamais vue. Je ne sais pas comment nous avons mis ma grand-mère dans son fauteuil ni comment nous l’avons emmenée sur la grande route. Nous courions dans la rue, pieds nus, et en pyjama. Nous avions descendu la rue principale en courant comme des fous pendant environ 150 mètres quand nous avons entendu une énorme explosion. Notre maison, tous nos heureux souvenirs, tout ce qu’on possédait, nos économies et tous mes travaux universitaires, tout était détruit.
« Nous vivons dans la misère. En quelques secondes, nous sommes devenus des sans-abri, comme des centaines de milliers d’autres. Nous sommes dans un abri, dans l’une des écoles de l’UNRWA, qui manque de tout, qui n’a rien en quantité suffisante. Il n’y aucune intimité, pas d’hygiène, pas d’eau, pas de douches, pas de vêtements. Surtout des femmes et des enfants, environ 3000 d’entre nous ici. »
Après avoir entendu ces tragédies arrivées à trois étudiants universitaires palestiniens que je connais très bien, j’eus un trou de mémoire, complet. Puis, je me souvins de Jane Austen : Ah ! il n’y a rien de tel que de rester à la maison pour un vrai confort. Observant les visages tristes et pâles des autres étudiants dans la classe, je compris qu’aucun autre ne voulait dire quoi que ce soit.
La seule réponse à ces trois véritables tragédies déchirantes a été le SILENCE, devenu des larmes de chagrin, sur tous ces gens et gouvernements passifs face aux violations courantes et flagrantes d’Israël du droit international en Palestine.
L’ironie, c’est qu’un SILENCE assourdissant doit être entendu partout, hormis des gens de conscience.
En entendant ces quelques-unes des innombrables tragédies palestiniennes, le SILENCE restera-t-il silencieux ?
Il est à espérer que le SILENCE décidera de ne plus rester silencieux.
Il est à espérer que la bonne, la claire conscience du SILENCE tiendra et honorera cette éternelle et bienveillante promesse :
« Je ne serai plus jamais passif ni silencieux à propos de Gaza, de la Palestine, et de tout lieu où les lois internationales des droits humains sont violées ».