The New Arab rencontre : l’avocat William Schabas pour examiner pourquoi le génocide d’Israël à Gaza, y compris sa rhétorique d’auto-défense, n’aura probablement pas de succès au tribunal
Peu de personnes ont étudié le génocide comme William Schabas l’a fait, en tant qu’universitaire et praticien du droit, pendant plus de 35 ans.
Au début de sa carrière, il a fait partie des premières voix occidentales à alerter sur le génocide imminent au Rwanda en 1993. Aujourd’hui, il est professeur de droit international à l’université du Middlesex [à Londres, Royaume-Uni] et professeur des droits humains internationaux à l’université de Leyde [Pays-Bas].
Schabas, qui est né au Canada et a perdu des parents dans l’Holocauste, appartient aussi au Bureau consultatif de [la revue juridique israélienne] Israel Law Review et du Journal of International Criminal Justice [Journal de justice pénale internationale], et il a publié des dizaines de livres, dont Genocide in International Law: The Crime of Crimes [Génocide en droit international : le crime des crimes] (Cambridge University Press).
En tant que praticien du droit, Schabas a été l’un des commissaires de la Commission « Vérité et Réconciliation » de la Sierra Leone, qui a rendu un rapport aux Nations Unies en 2004 et de la Commission « Vérité » du Tribunal Iran en 2012. Deux ans plus tard, il a été nommé à la tête d’un Comité des Nations Unies enquêtant sur le rôle d’Israël dans la guerre à Gaza de 2014, et il a été impliqué par la suite dans l’affaire portée devant la Cour internationale de justice (CIJ) entre la Croatie et la Serbie, à propos d’allégations de génocide.
En 2019, Schabas a représenté l’État de Myanmar à la CIJ, arguant que les crimes contre les Rohingya ne satisfaisaient pas les critères d’un génocide, ce qui lui a valu des critiques tant d’amis que d’adversaires. De ces critiques, Schabas a dit àReuters : « Je suis embauché comme avocat, ils sont mon client… Les deux côtés ont le droit d’être représentés de manière compétente. »
The New Arab rencontre William Schabas pour discuter un peu plus :
The New Arab : Quel est le consensus parmi les spécialistes du génocide en ce qui concerne Gaza ?
William Schabas : Comme il y a eu beaucoup d’études de génocide, les gens sont (maintenant) assez ouverts sur le fait de décrire ce qui se passe en Palestine comme un génocide. Il y a probablement un vaste contingent d’avocats internationaux qui le font aussi, bien que moins, parce que les avocats internationaux ont d’ordinaire la mentalité « attendons de.voir ce que la Cour en dit ».
Mais c’est dur pour les universitaires, certainement dans les pays occidentaux, de lancer ce terme sans payer potentiellement le prix d’avoir condamné le génocide d’Israël. Un prix en termes de promotion dans sa carrière, de recrutement, ou même de menace de renvoi dans quelques cas. Donc, pour des personnes plus jeunes dans le monde universitaire, il y a une forte tendance à faire profil bas.
Une partie du problème dans le domaine est le fait que les études sur le génocide sont souvent rattachées au Département d’études sur l’Holocauste des universités. Je pense que cela a contribué à alimenter dans le domaine la réticence à appeler Gaza un génocide, parce qu’une grande partie du centre d’intérêt de ces gens est la souffrance du peuple juif, ce qui les rend potentiellement moins enclins à être aussi critiques d’Israël qu’ils devraient l’être.
Comment se fait-il que vous n’ayez pas peur de perdre votre travail en parlant du génocide d’Israël ?
J’aimerais dire que c’est parce que je suis une personne de principes. Ou peut-être que c’est parce que j’ai 74 ans et rien à perdre.
Comment analysez-vous l’incapacité de l’Occident à utiliser le mot « génocide » pour Gaza ?
Nous sommes dans un monde où le terme « génocide » est utilisé dans un sens créatif et large à des fins politiques — et il est rejeté et nié pour les mêmes genres de raisons. Par exemple, le gouvernement des États-Unis a émis des déclarations il y a quatre ans condamnant la Chine pour un génocide contre les Ouïghours. Les États-Unis n’ont aucun scrupule à le dénoncer comme un génocide, pas plus que le Royaume-Uni, même si la Chine n’a pas même tué des dizaines de milliers de civils, comme Israël l’a fait à Gaza.
Ils l’appelleront génocide quand c’est politiquement commode pour eux, parce que la Chine est vue comme une menace et un pays à attaquer. Mais ils ne l’appliqueront pas quand c’est un de leurs amis, comme Israël.
Biden a parlé d’un génocide en train d’être commis en Ukraine par les Russes. C’est une affirmation absurde. Et ensuite, quand l’Afrique du Sud a allégué contre Israël un cas de génocide, ils l’ont rejeté comme étant sans fondement et frivole ; vous avez Starmer et Lammy se contredisant eux-mêmes et disant que « de telles allégations devraient être laissées à la décision des tribunaux. »
Ces politiciens reconnaissent immédiatement les génocides contre les juifs, les Arméniens, les Rwandais et les musulmans bosniaques, mais ils sont maintenant langue cousue pour qualifier ce qu’Israël est en train de faire. S’ils peuvent appeler les autres cas des génocides, alors, par la même logique, ils devraient mettre en question ce qu’Israël fait aux Palestiniens. Ces doubles standards sont clairs.
Un jour, les pays occidentaux reconnaîtront tous ce qui est arrivé à Gaza comme un génocide. Ce sera comme l’apartheid en Afrique du Sud, quand l’Occident est resté silencieux pendant des décennies et puis soudainement est devenu conscient du problème, quand ils ont pensé que c’était sans danger de l’être.
Quels sont quelques-uns des facteurs qui font que vous voyez un génocide à Gaza ?
Quand j’ai visité le Rwanda début 1993, environ 15 mois avant le déploiement véritable du génocide (dans le cadre d’une mission de recherche d’informations), nous avons alerté les Nations-Unies sur un génocide parce qu’il y avait des déclarations très visibles appelant à la destruction d’un groupe, couplé à des massacres effectifs commis avec la bénédiction des plus hautes autorités du pays.
C’était une combinaison de ces facteurs, et je vois la même chose à l’œuvre à Gaza. Prenez simplement la tristement célèbre déclaration de Yoav Gallant sur Israël refusant l’eau, la nourriture, l’électricité et les combustibles à Gaza – c’est seulement un exemple. Mais parler de génocide n’est pas une simple formule sur votre téléphone. Nous interprétons la Convention sur le génocide des Nations Unies à la lumière de la manière dont elle a été interprétée dans le passé. L’intention des dirigeants d’Israël semble être de détruire le peuple palestinien, certainement de détruire la population de Gaza.
Quelle stratégie sera la plus efficace pour ceux menant Israël au tribunal ?
Il sera utile que la Cour adopte une interprétation plus large de la définition de génocide qu’elle ne l’a fait dans les cas précédents. Il y a des cas de génocide dans les Balkans où la CIJ a adopté une définition assez stricte. Mais il y a beaucoup de choses qui suggèrent que cela n’arrivera pas encore une fois, étant donné que beaucoup de pays interviennent dans les procédures et appellent à une interprétation plus large.
Fin 2023, il y a eu une intervention du Royaume-Uni, du Canada, de la France, de l’Allemagne, des Pays-Bas et du Danemark demandant à la CIJ d’adopter une approche plus flexible à la convention sur le génocide — de rendre plus facile de prouver l’intention génocidaire. Ils arguaient cela dans l’affaire impliquant Myanmar, où ils voulaient soutenir l’argument que Myanmar commettait un génocide. Ils ne pouvaient pas savoir, et ne pouvaient pas anticiper, que quelques mois plus tard l’Afrique du Sud déposerait plainte contre Israël et que tous leurs arguments seraient utiles à l’Afrique du Sud et n’aideraient pas du tout Israël. C’est quelque chose que nous voyons se dérouler à la CIJ, ajoutant à la dynamique que la Cour envisage plus largement le génocide.

Que dites-vous de l’argument israélien que : « Nous ne commettons pas un génocide, nous sommes en guerre » ?
En revenant au génocide ottoman des Arméniens dans la Première Guerre mondiale ou au génocide nazi des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale, les deux, et d’autres, ont été menés dans le contexte d’une guerre, de sorte que l’argument n’aura pas un grand succès devant la CIJ.
Israël pourrait aussi arguer que ceux du gouvernement qui ont fait des déclarations génocidaires sont des personnes marginales. Mais vous trouverez dans tous les génocides reconnus qu’il y avait quelques personnes fanatiques idéologiquement et qu’ensuite il y avait ceux qui se contentaient de faire leur travail. Le mantra d’auto-défense d’Israël n’ira pas non plus très loin devant la Cour. C’est un argument familier. une fois encore, presque tous les cas reconnus de génocide incluaient des responsables qui affirmaient combattre en légitime défense.
Que dites-vous à l’argument israélien que : « Notre rapport de morts parmi les combattants aux morts parmi les civils n’est pas aussi mauvais que celui des guerres des États-Unis et du Royaume-Uni en Iraq » ?
Ils disent : « Nous ne sommes pas aussi mauvais que vous ». Cela n’ira pas loin à la Cour. La règle de proportionnalité (selon son nom en droit international) s’applique quand vous attaquez effectivement des objectifs militaires. Mais les Israéliens n’attaquent pas des objectifs militaires à Gaza. Ils attaquent des hôpitaux, ils attaquent des écoles, ils attaquent des résidences et des communautés civiles.
Là, la question de la proportionnalité n’est pas pertinente. Ils ne devraient pas attaquer ces sites et ensuite débarquer avec l’excuse pathétique que les combattants du Hamas se cachent sous chaque bâtiment, quelque chose dont nous n’avons simplement pas vu la moindre preuve.
Dans quelle mesure blâmez-vous les États-Unis pour les actions d’Israël ?
Nous ne devons pas sous-estimer la participation directe des États-Unis dans ce qui se passe. Ils aiment peindre tout cela comme si eux essayaient de tenir en laisse un chien fou avec lequel ils sont amis. Mais en réalité, ils nourrissent ce chien fou de viande rouge. C’est leur chien, et rien de cela ne se serait produit s’ils ne l’avaient pas autorisé.
C’est une politique des États-Unis qui est à l’œuvre. ils veulent contrôler une partie du monde. Ils ont des intérêts variés, financiers, politiques et militaires, au Moyen-Orient et depuis les années 1940 leur politique de base a été de garder un puissant allié militaire dans la région via Israël, un « État occidental » en lequel ils ont confiance d’une manière qu’ils n’ont pas avec un État arabe.
Une des façons dont les médias et la classe politique occidentaux ont justifié les actions d’Israël est en décrivant ce qui est arrivé le 7 octobre par des mots comme « barbare ». C’est un exemple classique où les forces européanisées cherchent à diaboliser des gens d’autres parties du monde en suggérant qu’ils ne sont pas civilisés, qu’ils ne combattent pas avec les mêmes règles et qu’ils s’engagent dans quelque chose de sauvage et de primitif.
C’est une vision profondément raciste. Cela a été caractéristique de la propagande américaine et britannique depuis très, très longtemps. et je pense que c’est un aspect caractéristique de la manière dont ils parlent des Palestiniens en général, pas seulement de ceux qui étaient impliqués dans l’attaque du 7 octobre 2023.
Comment voyez-vous la stratégie d’Israël pour l’avenir ?
Ils ont fait de Gaza un endroit incroyable et je crains que cela n’aille de pire en pire. Maintenant, en Cisjordanie, la même sorte de chose va arriver, en même temps que la poursuite du mouvement des colons.
Israël est un pays qui a été construit dans une large mesure en utilisant la contrainte contre des gens dont on a volé les terres. Ces actions ont tout coloré jusqu’à présent. Ils ont eu des occasions d’essayer d’atteindre des accords et de revenir à la procédure d’Oslo. Il y avait des éléments en Israël, à cette époque, qui étaient préparés à essayer de trouver une voie pacifique. Il n’y a aucune raison intrinsèque à ce que les deux peuples ne puissent pas être capables de coexister. Mais Israël a été absolument incapable de faire les compromis radicaux nécessaires pour vivre en paix avec les Palestiniens.
Sebastian Shehadi est journaliste freelance et collaborateur de the New Statesman