L’anesthésiste Talal Soufan est sur la ligne de front contre la pandémie dans la région la plus lourdement frappée du monde et il a un message urgent pour ses compatriotes restés en Cisjordanie.
Talal Soufan, un médecin palestinien en première ligne du combat contre la pandémie de coronavirus au nord de l’Italie, a un sombre message pour le Moyen-Orient : « Faites tout ce qu’il faut pour que cet enfer n’arrive pas jusqu’à vous ».
Soufan, 66 ans, est un spécialiste en anesthésie et réanimation et ses services ont été en demande constante dans la province de Bergame — qui a subi près de 2000 morts par le Covid-19 en un peu plus d’un mois. Et le bilan officiel des morts va probablement être encore plus haut : beaucoup de gens sont morts chez eux avant même d’être testés pour la maladie, leurs notices chronologiques remplissant des pages et des pages du quotidien local, L’Eco di Bergamo [l’Echo de Bergame].
« Nous aussi l’avons considéré comme un problème purement chinois au départ, et quand nous l’avons pris au sérieux, c’était déjà trop tard », a dit le natif de Naplouse, parlant à Haaretz au téléphone. « Au Moyen-Orient, avec les systèmes de santé bien moins avancés, cela frapperait une centaine de fois plus fort », avertit l’anesthésiste, qui travaille depuis près de trente ans à l’hôpital San Marco à Zingonia (à environ 25 mn de route de la ville de Bergame).
Soufan est en charge des patients du coronavirus dans l’état le plus critique, ceux qui ont besoin de soins intensifs à l’hôpital — qui a seulement un peu moins de 300 lits. La seule manière pour eux de survivre est d’être intubés — une procédure invasive qui comprend l’insertion d’un tube le long de la gorge et des voies respiratoires.
Le médecin estime que près de 40% des patients qu’il voit actuellement dans son unité de soins intensifs vont finir par mourir. « Nous perdons un patient toutes les demi-heures », dit-il.
Les problèmes du nord de l’Italie ont commencé à se refléter dans des endroits comme New York, avec un nombre disproportionné de patients nécessitant des respirateurs, ce qui veut dire que certains patients ne peuvent pas recevoir immédiatement les soins nécessaires.
Les médecins ont été confrontés à de tels dilemnes auparavant, dit Soufan, car l’intubation est une procédure très pénible pour le corps — mais jamais dans de telles circonstances. « Nous sommes forcés de prioriser certains patients plutôt que d’autres, selon l’âge, les conditions médicales pré-existantes, leurs chances réelles de survie », dit-il.
Il s’inquiète aussi de ce que des endroits comme Naplouse et la Cisjordanie ne sont absolument pas préparés pour le combat qui les attend peut-être.
« J’ai visité une fois l’unité de soins intensifs de l’hôpital Al-Watani de Naplouse, et cela ressemblait à l’entrepôt de celui d’ici », dit-il. « Ils n’ont pas de personnel, pas de matériel, pas d’instruments pour faire face au coronavirus — et vous savez à quel point c’est compliqué d’importer des trucs là-bas », ajoute-t-il, faisant allusion au contrôle par Israël des frontières de l’Autorité palestinienne.
« Le seul espoir est que les gens l’empêchent de se répandre. Alors, s’il frappe moins violemment, la population pourrait être plus résistante parce qu’elle est bien plus jeune qu’ici », dit-il. Selon le bureau des statistiques de l’Union européenne, la population de l’Italie est la plus vieille de l’UE, près d’une personne sur quatre y a 65 ans ou plus — une situation totalement différente de celle de Cisjordanie.
Quand on l’interroge sur la Bande de Gaza, Soufan utilise le dicton populaire « Non tutto il male vien per nuocere » [Tous les maux ne nuisent pas] – l’équivalent italien de « tout nuage a une doublure d’argent » – par référence au blocus par Israël de l’enclave côtière palestinienne. « Espérons que ce siège de longue durée les protège du coronavirus, car autrement ce serait un désastre », dit-il.
Il y a une sourate du Coran que Soufan aime citer pour tenter de convaincre ses parents à Naplouse de rester à la maison : « Ô fourmis ! Entrez dans vos demeures, de peur que Sulaïman et ses troupes ne vous écrasent, sans s’en rendre compte ». Le prophète « a ordonné à son armée de changer sa route, épargnant ainsi les fourmis », explique-t-il.
L’interprétation de Soufan, en tant que personne ayant vécu en Italie depuis les années 1970, est aussi dans l’esprit du dicton italien « Aiutati che Dio ti aiuta » [Aide-toi, le ciel t’aidera]. « Les Palestiniens, et toute autre personne dans le monde, doivent prendre toutes les mesures nécessaires et ensuite espérer pour le mieux », dit-il. « Ce virus a écrasé les systèmes de santé les plus avancés d’Europe. S’il s’étendait autant dans des pays plus pauvres, ce serait l’apocalypse ».
Plus de 100 Palestiniens ont été testés positifs au coronavirus en Cisjordanie en date de mardi matin [31 mars 2020], avec un mort, alors que plus de 4800 ont été testés positifs en Israël, où il y a eu 17 morts. Gaza a officiellement 10 cas, un petit nombre qui pourrait être partiellement expliqué par la capacité limitée à faire des tests.
Un sentiment d’angoisse
Lorsqu’il a parlé samedi à Haaretz, Soufan craignait déjà le service de nuit qu’il allait faire à l’hôpital quelques heures plus tard.
« Je sais qu’il n’y a plus de lits disponibles en soins intensifs et je redoute le moment où je devrais prendre une décision tout seul à propos d’un nouveau patient critique », dit-il. « La dernière nuit pendant laquelle j’ai travaillé, j’avais un homme dans la cinquantaine qui allait mourir et aucune place en soins intensifs. A la fin, je l’ai mis sur deux respirateurs portatifs d’ambulance, qui sont moins efficaces, mais l’ont gardé en vie. En temps normal, nous mettrions les gens de 90 ans et plus en soins intensifs, mais maintenant c’est comme une guerre », dit-il.
C’est un sujet vraiment difficile pour les médecins, admet-il. « Les amis et la famille me demandent : ‘Est-ce que c’est vrai que parfois tu ne peux pas intuber les gens qui en ont besoin ?’ Mais que feriez-vous si vous aviez un patient de 50 ans avec aucune autre pathologie et un de 70 ans avec peu de chances de survie — et seulement un lit en soins intensifs de libre ? », demande-t-il.
Pourtant, Soufain tient à souligner un point : « Ne vous y trompez pas : personne n’est abandonné. Ceux qui n’ont pas de respirateurs obtiennent néanmoins tous les traitements non invasifs que nous pouvons leur offrir pour sauver leur vie. Nous ne laissons pas nos patients âgés mourir », affirme-t-il.
Depuis que la crise a commencé en Italie en février, le pays a presque doublé le nombre de ses respirateurs de soins intensifs — de 5000 à 8900, et le nombre s’accroit chaque jour. Mais Soufan dit que deux seulement ont atteint son hôpital. « Nous sommes encore submergés », dit-il.
Dans une lettre récente à Haaretz, l’ambassadeur d’Italie en Israël, Gianluigi Benedetti, faisait remarquer qu’il y a « un système spécifique … pour le transfert rapide des personnes malades d’une région à une autre ». Soufan confirme que certains patients ont en effet été transférés, mais remarque que ce système ne peut pas tout faire.
« Ces patiens ont besoin de soins immédiats, et les spécialistes de réanimation manquent tellement que nous ne pouvons pas nous permettre de les accompagner à des heures de distance », dit-il. « Si le nombre global de malades du coronavirus était distribué plus également dans toutes les régions, alors le problème des respirateurs serait moins grave », explique-t-il.
Un autre problème contribuant à la pression sur l’unité de soins intensifs est que dans des endroits comme Bergame, la recommandation des autorités est que les gens ne demandent de l’aide médicale que quand ils souffrent de symptômes sévères, ce qui signifie que les patients à qui un traitement à un stade précoce serait utile finissent par avoir besoin de soins intensifs lorsqu’ils arrivent enfin à l’hôpital.
Dans des temps plus heureux, l’hôpital de San Marco était surtout connu parce qu’il traitait les joueurs de football d’Atalanta — l’équipe locale de série A dont les terrains d’entraînement sont situés à proximité. Le club connaissait la saison la plus réussie de toute son histoire, ce qui a eu une tragique répercussion : le 19 février, alors que le COVID-19 se répandait silencieusement dans l’Italie du Nord, quelque 40000 supporters de Bergame — une province d’environ 1 million d’habitants — ont voyagé 50 kilomètres vers Milan pour assister à un match crucial d’Atalanta contre l’équipe espagnole de Valence. On considère maintenant que le match a été un fort accélérateur de la maladie, et il a été qualifié de « bombe biologique ».
Bien que le nombre confirmé de cas de coronavirus en Italie ait récemment dépassé 100000, avec près de 11600 morts en date de lundi, les médias locaux rapportent que la croissance exponentielle de la pandémie pourrait ralentir, à la fois à l’échelle nationale et dans les régions du nord les plus touchées. Ce n’est pour l’instant qu’une faible consolation pour Soufan. « A l’hôpital, c’est toujours le même enfer », soupire-t-il.
L’année prochaine à Naplouse …
Talal Soufan a quitté Naplouse quand il avait une vingtaine d’années. Après avoir étudié la médecine à Catania, en Sicile, au sud de l’Italie, il a décroché un travail à Bergame — et n’est jamais parti. « Chaque année je me disais : ‘Je fais encore une année et ensuite je retourne à la maison à Naplouse’. Mais ensuite je me suis senti de plus en plus à l’aise, je suis devenu un citoyen italien et j’ai fini par ne jamais retourner », explique-t-il.
Il visite sa ville natale régulièrement, toutefois. « J’ai un frère qui a étudié en Jordanie et a déménagé en Arabie saoudite pour son travail, mais la plupart de ma famille est encore à Naplouse », dit-il. « Même après être devenu Italien, je n’ai pas l’autorisation de voler directement de Bergame à Tel Aviv et de conduire une heure pour Naplouse. Pour les Israéliens, mes papiers palestiniens sont ce qui importe et je dois suivre une route bien plus longue via Amman ».
Le seul avantage, dit-il, est que le contrôle à la frontière entre la Jordanie et la Cisjordanie est devenu bien plus détendu que lorsqu’il est allé pour la première fois en Italie. « Les Israéliens étaient d’ordinaire très agressifs, une fois ils m’ont déshabillé et mis complètement nu ; maintenant ils sont plus respectueux », raconte-t-il. « Et c’est plus rare qu’ils prennent les papiers des gens parce qu’ils ont été à l’étranger trop longtemps », ajoute-t-il.
Mais c’est sa résidence adoptive, Bergame, qui préoccupe Soufna en ce moment. ‘Je m’inquiète de ce que le personnel médical se réduit aussi. Comme des collègues sont testés positifs au coronavirus, nous sommes en déficit de personnel pour cette quantité d’accueil de malades », dit-il.
Les médecins sont forcés de rationner le matériel de protection comme les masques et les gilets, « comme les épouses rationnent les réserves de nourriture en temps de famine », remarque-t-il. Les médecins et les infirmières ont aussi à soutenir les malades émotionnellement autant qu’ils le peuvent, puisque les parents ne sont pas autorisés à leur rendre visite pour éviter la contamination.
« Sauf en cas d’urgence, nous n’appelons les familles qu’une fois par jour pour une information actualisée. C’est très triste au niveau humain », dit Soufan. « Nous parlons aux patients et nous essayons de les soutenir. Mais à l’intérieur, nos coeurs sont en train de mourir. J’endors des patients à qui j’ai parlé et je ne les vois plus jamais vivants. ». Il s’arrête une seconde. « Et nous ne savons pas quand tout cela va finir ».