Noam Chomsky sur le BDS et comment l’occupation israélienne est « Bien pire que l’apartheid »

Regardez la deuxième partie de l’interview de Noam Chomsky par Amy Goodman sur le « moment honteux » des médias à Gaza et comment un changement des USA pourrait terminer l’occupation

Le professeur du MIT Noam Chomsky discute du soutien US pour Israël, du mouvement boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et du blocus de Gaza. « Dans les territoires occupés, ce que fait Israël est bien pire que l’apartheid » dit Chomsky. « L’appeler apartheid, c’est faire un cadeau à Israël, du moins si par « apartheid » vous voulez dire le style sud-africain d’apartheid. … Il y a une différence cruciale. Les nationalistes sud-africains avaient besoin de la population noire. C’était leur force de travail. La relation d’Israël avec les Palestiniens dans les territoires occupés est complètement différente. Ils n’en veulent pas. Il les veulent dehors, ou au moins en prison ».

AMY GOODMAN : C’est Democracy Now!, democracynow.org, The War and Peace Report. Je suis Amy Goodman, et nous continuons notre conversation avec le professeur du MIT Noam Chomsky.

AMY GOODMAN : Noam, je voulais vous questionner sur votre récent article dans The Nation sur Israël/Palestine et BDS. Vous étiez critique sur l’efficacité du mouvement boycott, désinvestissement et sanctions. Une des nombreuses réponses est venue de Yousef Munayyer, le Directeur général du Jerusalem Fund et de son programme éducatif, le Palestine Center. Il a écrit, je cite, « La critique du BDS par Chomsky semble être qu’il n’a pas encore changé la dynamique du pouvoir et donc qu’il ne peut pas le faire. Il ne fait pas de doute que la route du BDS est longue, mais il y a non plus pas de doute que le mouvement monte… Toutes les autres voies vers le changement, y compris la diplomatie et la lutte armée, se sont jusqu’ici avérées inefficaces, et certaines ont imposé des coûts significatifs sur les vies et l’existence des Palestiniens ». Pouvez-vous répondre ?

NOAM CHOMSKY : Eh bien en fait, j’ai répondu. Vous pouvez le trouver sur le site de The Nation. Mais en bref, loin d’être critique du BDS, je le soutiens fortement. Une des bizarreries de ce qu’on appelle le mouvement BDS est qu’ils ne peuvent pas – beaucoup de militants ne voient pas le soutien comme tel à moins qu’il ne devienne quelque chose comme un culte : répéter le catéchisme. Si vous regardez cet article, il soutenait très fortement ces tactiques. En réalité, je m’y suis impliqué et je les ai soutenu avant même que le mouvement BDS existe. Ce sont les bonnes tactiques.

Mais ça devrait être une seconde nature pour les militants – Cela l’est habituellement – de devoir se demander, quand on conduit une certaine tactique, quand on la mène, quel sera l’effet sur les victimes. Vous ne suivez pas une tactique parce que ça vous fait du bien. Vous la poursuivez parce que ça va – vous estimez que ça va aider les victimes. Et vous devez faire des choix. Ça remonte en arrière. Vous savez, pendant la guerre du Vietnam, il y avait des débats sur le recours à des tactiques violentes, des tactiques du style Weathermen. Vous pouvez comprendre la motivation – les gens étaient désespérés – mais les Vietnamiens y étaient très opposés. Et beaucoup d’entre nous, moi inclus, étaient aussi opposés, pas parce que les horreurs ne justifient pas de fortes actions, mais parce que les conséquences nuiraient aux victimes. Les tactiques augmenteraient le soutien à la violence, en fait c’est ce qui s’est passé. Ces questions arrivent tout le temps.

Malheureusement, les mouvements de solidarité à la Palestine ont été inhabituels par leur manque de volonté de réfléchir sur ces choses. Ceci a été souligné récemment par Raja Shehadeh, le dirigeant – il vit à Ramallah, un militant de longue date, le fondateur de Al-Haq, l’organisation juridique, un personnage très représentatif et important. Il souligna que la direction palestinienne a tendu à se focaliser sur ce qu’il appelle des absolus, la justice absolue – nous voulons la justice absolue – et à ne pas porter attention aux mesures pratiques. Ceci a été évident pendant des décennies. Ceci a conduit des gens comme Eqbal Ahmad, le militant réellement engagé et bien informé – ça l’a rendu fou. Ils ne savaient pas écouter les questions pragmatiques, qui sont ce qui compte pour le succès d’un mouvement populaire, un mouvement nationaliste. Et ceux qui comprennent ça peuvent réussir ; ceux qui ne le comprennent pas ne peuvent pas. Si vous parlez de –

AMY GOODMAN : Quels choix pensez-vous que le mouvement BDS, que les militants devraient faire ?

NOAM CHOMSKY : Eh bien c’est très simple, très clair. En fait, je les discute dans l’article. Les actions qui ont été dirigées contre l’occupation ont eu pas mal, beaucoup de succès. La plupart entre elles n’ont rien à voir avec le mouvement BDS. Pour prendre, disons, une des plus extrêmes et des plus réussies, c’est la décision de l’Union européenne, la directive, pour bloquer toute connexion avec toute institution gouvernementale ou privée ayant quoi que ce soit à voir avec les territoires occupés. C’est une action assez forte. C’est le genre d’initiative qui était prise vis-à-vis de l’Afrique du Sud. Il y a quelques mois, l’église presbytérienne a appelé au désinvestissement de toute multinationale impliquée de façon quelconque dans l’occupation. Et il y a eu cas après cas comme cela. Ceci a tout à fait du sens.

Il y a aussi – jusqu’à présent, il n’y a pas eu de sanctions, aussi BDS est un peu trompeur. C’est BD en réalité. Mais il pourrait y avoir des sanctions. Il y a une façon de faire évidente. Elle existe depuis des années, avec beaucoup de soutien. En fait, Amnesty International y a appelé pendant l’opération Plomb durci. C’est un embargo sur les armes. Pour les USA, imposer un embargo sur les armes, ou même en discuter, serait une question majeure, une contribution majeure. C’est la plus importante des sanctions possibles.

Et il y a une base pour cela. Les armes des USA pour Israël violent la loi américaine, c’est une violation directe. Regardez la loi d’assistance étrangère US, elle interdit toute aide militaire à tout pays, unité, quoi que ce soit, engagé dans des viols répétés des droits humains. Eh bien, vous savez, la violation des droits humains par Israël est si extrême et répétée que vous n’avez guère besoin d’argumenter là-dessus. Ceci veut dire que l’aide américaine à Israël est – l’aide militaire est en violation directe avec la loi américaine. Et comme Pillay l’indiquait précédemment, les USA sont une Haute partie contractante des Conventions de Genève, alors ils violent leurs engagements internationaux extrêmement sérieux en n’imposant pas – en ne travaillant pas pour imposer les conventions de Genève. C’est une obligation pour les Hautes parties contractantes, comme les USA. Et ceci veut dire imposer – empêcher un viol du droit humanitaire international, et certainement pas l’encourager. Alors les USA sont à la fois en violation de leurs engagements dans le droit humanitaire international et en violation de la loi intérieure US. Et c’est une chose comprise.

AMY GOODMAN : Je voulais avoir votre réponse, Noam, à Nicholas Kristof sur la question de la non-violence palestinienne. Ecrivant dans le New York Times le mois dernier, Kristof a écrit, je cite « Le militantisme palestinien n’a rien accompli sinon d’augmenter la misère du peuple palestinien. Si à la place les Palestiniens se tournaient vers d’immenses campagnes de résistance non-violentes à la Gandhi, les vidéos qui en résulteraient retentiraient mondialement et la Palestine parviendrait à l’indépendance et à la liberté ». Noam Chomsky, votre réponse ?

NOAM CHOMSKY : Eh bien, avant tout, c’est une complète invention. La non-violence palestinienne dure depuis longtemps, des actions non-violentes très significatives. Je ne les ai pas vu retentir dans les éditos de Kristof par exemple, ni ailleurs. Je veux dire, c’est dans les mouvements populaires, mais pas dans ce qu’il décrit.

Il y a pas mal de cynisme dans ces commentaires. Ce qu’il devrait faire, c’est prêcher la non-violence aux États-Unis, le maître-auteur de la violence dans le monde. Ça n’a pas été rapporté ici, mais un sondage international en décembre dernier – Gallup ici et son équivalent en Angleterre, les grandes agences de sondages – c’était un sondage international d’opinion publique. Une des questions posées était : quel pays est la plus grande menace à la paix mondiale ? Devinez qui était premier. Pas d’autre tout près. Les États-Unis étaient loin en tête. Loin derrière le Pakistan, et c’était probablement surtout dû au vote indien. C’est ce que Nicholas Kristof devrait commenter. Il devrait appeler à la non-violence là où il est, où nous sommes, où vous et moi sommes, ça ferait une grande différence pour le monde. Et, bien sûr, la non-violence dans nos Etats clients, comme Israël, où nous fournissons directement les moyens de la violence, ou l’Arabie Saoudite, Etats extrémiste, brutal, fondamentaliste, où nous envoyons des dizaines de milliards de dollars d’aide militaire, ou d’autres, sans que ce soit discuté. Ceci aurait du sens. C’est facile de prêcher la non-violence à des victimes quelque part en disant « Vous ne devriez pas être violents. Nous serons aussi violents que nous le voulons mais vous, ne soyez pas violents ».

Ceci dit, la recommandation est correcte, et en fait cela a été une recommandation au gens engagés dans les droits palestiniens pendant bien des années. Eqbal Ahmad, que j’ai mentionné, [pendant] 40 ans – vous savez, son passé, il était actif dans la résistance algérienne, une longue, longue histoire d’analyse politique très aiguë et d’engagement direct dans les luttes du tiers-monde, il était très proche de l’OLP – a régulièrement appelé à cela, comme beaucoup, beaucoup de gens, y compris moi. Et, en vérité il y en a eu beaucoup. Pas assez. Mais comme je dis, il est très facile de recommander aux victimes « Soyez des types bien ». Ça ne coûte rien. Même si c’est correct, ça ne coûte rien. Ce qui compte, c’est ce que nous disons sur nous-mêmes. Allons-nous être des gens bien ? C’est la chose importante, particulièrement quand ce sont les États-Unis, le pays qui, à juste titre, est vu par le – internationalement comme la première menace à la paix mondiale, et la menace décisive dans le cas israélien.

AMY GOODMAN : Noam, Mohammed Suliman, un travailleur palestinien des droits humains à Gaza, a écrit dans le Huffington Post pendant l’assaut israélien, je cite, « La réalité est que si les Palestiniens cessent de résister, Israël ne cessera pas d’occuper, comme ses leaders l’affirment sans cesse. Les juifs assiégés du ghetto de Varsovie avaient un mot d’ordre ‘vivre et mourir dans la dignité’. Comme j’écris de mon propre ghetto assiégé » écrit-il, « je pense à combien les Palestiniens ont honoré cette valeur universelle. Nous vivons dans la dignité et nous mourons dans la dignité, en refusant d’accepter la soumission. Nous sommes fatigués de la guerre. … Mais je ne peux pas non plus tolérer le retour à un statu quo profondément injuste. Je ne peux plus accepter de vivre dans cette prison en plein air ». Votre réponse à ce qu’a écrit Mohamed Suliman ?

NOAM CHOMSKY : Eh bien, encore plusieurs points. D’abord, sur le ghetto de Varsovie, il y a un débat très intéressant actuellement en Israël dans la presse hébreu sur la justification du soulèvement du ghetto de Varsovie. Ça a commencé par un article, je crois par un survivant, qui donne de nombreux détails et argumente que le soulèvement, qui était une sorte d’élément incontrôlé, dit-il, avait sérieusement mis en danger les juifs du – les juifs survivants du ghetto et leur avait fait du tort. Des réponses sont venues, et il y a un débat. Mais c’est exactement le genre de questions que vous voulez poser tout le temps : quelle va être l’effet de l’action sur les victimes ? Ce n’est pas une question triviale dans le cas du ghetto de Varsovie. Évidemment, les Nazis sont peut-être les pires brutes de l’histoire humaine et vous devez sûrement sympathiser et soutenir les habitants du ghetto et les survivants et les victimes bien sûr. Pourtant, la question tactique est soulevée. Elle n’est pas ouverte. Et elle est soulevée ici aussi, tout le temps, si vous vous préoccupez sérieusement des victimes.

Mais son point général est exact, et c’est essentiellement ce que j’essayais de dire auparavant. Israël veut la tranquillité, veut que les Palestiniens soient gentils et tranquilles et non-violents, de la manière que réclame Nicholas Kristof. Et ensuite que fera Israël ? On n’a pas besoin de deviner. C’est ce qu’ils ont fait, et qu’ils continueront, tant qu’il n’y a pas de résistance. Ce qu’ils ont fait, en bref, c’est de prendre ce qu’ils veulent, tout ce qu’ils veulent qui a de la valeur en Cisjordanie, en laissant les Palestiniens dans des cantons essentiellement non viables, plutôt emprisonnés, séparant la Cisjordanie de Gaza en violation des engagements solennels des accords d’Oslo ; gardant Gaza assiégé et à la diète ; prenant au passage les hauts du Golan, déjà annexés en violation des ordres explicites du Conseil de sécurité ; élargissant largement Jérusalem bien au-delà de toute limite historique, l’annexant en violation des ordres du Conseil de sécurité ; d’énormes projets d’infrastructures qui font que des gens peuvent vivre sur des jolies colonies en Cisjordanie pour aller à Tel-Aviv en quelques minutes sans voir aucun arabe. C’est ce qu’ils continueront de faire, juste comme ils l’ont fait, tant que les États-Unis les soutiennent. C’est le point décisif, et c’est sur quoi nous devrions nous focaliser. Nous sommes ici. Nous pouvons faire des choses ici. Et ça a une signification critique dans ce cas. Ça va être – ce n’est pas le seul facteur mais c’est le facteur déterminant de ce que sera l’issue.

(…)

AMY GOODMAN :
(…) Je suis Amy Goodman, et nous continuons notre conversation avec le professeur du MIT Noam Chomsky, dissident politique de renommée mondiale et linguiste. Il a écrit plus d’une centaine de livres dont « Gaza in Crisis ». J’ai discuté avec lui jeudi au milieu du premier cessez-le-feu de 72 heures. J’ai interrogé le professeur Chomsky sur le vote unanime du Congrès d’une résolution de soutien à Israël le mois dernier.

NOAM CHOMSKY : C’est exact, parce que – et c’est exactement ce que nous devons combattre par l’organisation et par l’action. Prenez à nouveau l’Afrique du Sud. Ce n’est pas avant les années 1980 que le Congrès a commencé à voter des sanctions. Comme je l’ai dit, Reagan a mis son veto et les a violées même quand ils avaient outrepassé son veto, mais au moins ils les votaient. Mais c’était des décennies après que des manifestations massives se soient développées autour du monde. En fait, les tactiques de style BDS – il n’y eut jamais un mouvement BDS – les tactiques de style BDS ont commencé à être menées à un niveau populaire aux États-Unis depuis la fin des années 70, mais ont commencé à se répandre dans les années 80. C’étaient des décennies après que des actions à grande échelle de ce type aient été menées ailleurs. Mais finalement, ça a eu un effet. Bon, nous n’en sommes pas encore là. Vous devez vous souvenir – c’est important de se souvenir que même à l’époque où le Congrès votait des sanctions contre l’Afrique du Sud, même les milieux d’affaires américains, qui sont vraiment décisifs pour déterminer la politique, avaient largement tourné le dos à l’apartheid. Pour eux, ça ne valait pas le coup. Et comme je l’ai dit, l’accord qui finalement fut réalisé était acceptable pour eux – différence avec le cas israélien. Nous n’en sommes pas là. Actuellement Israël est un des premiers bénéficiaires d’investissements US. Warren Buffet, par exemple, a récemment acheté – 2 milliards de dollars dépensés pour une usine en Israël, une dépense, il a dit que c’était le meilleur endroit pour investir en dehors des États-Unis. Intel y installe sa grande usine de puces de nouvelle génération. L’industrie militaire est étroitement liée à Israël. Tout cela est très différent du cas de l’Afrique du Sud. Nous devons travailler, et il y aura beaucoup à faire pour y parvenir, mais il faut le faire.

AMY GOODMAN : Et pourtant, Noam, vous dites que l’analogie entre l’occupation israélienne des territoires et l’apartheid sud-africain est douteuse. Pourquoi ?

NOAM CHOMSKY : Bien des raisons. Prenez par exemple le terme « apartheid ». Dans les territoires occupés, ce qu’Israël fait est bien pire que l’apartheid. L’appeler apartheid, c’est un cadeau pour Israël, au moins si par « apartheid » vous entendez le style sud-africain d’apartheid. Ce qui arrive dans les territoires occupés est bien pire. Il y a une différence cruciale. Les nationalistes sud-africains avaient besoin de la population noire. C’était leur force de travail. C’était 85 % de la force de travail de la population et c’était avant tout leur force de travail. Ils avaient besoin d’eux. Ils devaient les faire vivre. Les bantoustans étaient horribles, mais l’Afrique du Sud essaya de les faire vivre. Ils ne les ont pas mis à la diète. Ils essayaient de les garder assez forts pour faire le travail dont ils avaient besoin pour le pays. Ils ont essayé d’avoir un soutien international pour les bantoustans.

Le rapport israélien avec les Palestiniens des territoires occupés est complètement différent. Ils n’en veulent pas. Ils les veulent dehors, ou au moins en prison. Et ils agissent conformément. C’est une différence très frappante, ceci veut dire que l’analogie de l’apartheid, de l’apartheid sud-africain, avec les territoires occupés, c’est seulement un cadeau à la violence israélienne. C’est bien pire que ça. Si vous regardez à l’intérieur d’Israël, il y a plein de répression et de discrimination. J’ai beaucoup écrit là-dessus pendant des décennies. Mais ce n’est pas de l’apartheid. C’est mauvais, mais ce n’est pas l’apartheid. Alors ce terme, je pense seulement qu’il n’est pas applicable.