L’expulsion planifiée de la population de Gaza est déjà en cours

Israël conditionne l’acheminement de l’aide pour forcer les habitants de Gaza à se rendre au sud dans des « zones de concentration ». Ce projet a commencé à s’enliser, mais cela ne fait qu’augurer d’une plus grande brutalité.

Vous attendiez peut-être que retentisse la sonnette d’alarme ou que le porte-parole de l’armée israélienne fasse une annonce officielle. Mais l’expulsion massive des Palestiniens de Gaza, depuis longtemps appelée « transfert » dans le parler israélien, est déjà en cours. Pas dans un avenir lointain. En ce moment même.

Cela ne se passe pas exactement sous les yeux des Israéliens – il est toujours possible de détourner le regard – mais les échos parviennent jusqu’aux foyers israéliens. Les coups de tonnerre en provenance de Gaza que l’on entend dans tout le pays sont des messages personnels, comme ceux que l’armée avait l’habitude d’envoyer aux habitants de Gaza à une époque de cruauté antérieure : « Votre maison est sur le point d’être bombardée, quittez-la immédiatement. Partez immédiatement ». Voici la version actualisée du message, adressée non pas aux habitants de Gaza, mais aux citoyens israéliens : « Le transfert est en cours. Il progresse. Et il ne peut être annulé. »

Bien sûr, le transfert ne date pas d’aujourd’hui et, dans le chaos effroyable de ces derniers mois, il est difficile de saisir pleinement l’ampleur et la signification de ce qui se développe. Cela ne se déroule pas non plus exactement comme le souhaitaient ses initiateurs. Mais le danger est précisément là : quand un processus comme celui-ci s’enlise, la réaction probable est l’escalade et un résultat encore plus effroyable.

Comment le transfert s’effectue-t-il en ce moment ? Par la famine et la  destruction des infrastructures vitales. Par la militarisation de l’« aide humanitaire ». Par des bombardements systématiques et incessants. Beaucoup de ces tactiques ont été rapportées dans les médias, mais la « méthode de distribution de nourriture » reste l’une des moins intuitives. Il est essentiel de comprendre que ce qui peut apparaître comme un « tragique échec logistique » est en fait une stratégie délibérée.

Monopoliser l’aide alimentaire

Les massacres récurrents de Palestiniens se précipitant vers les centres de distribution, avec au moins 245 Palestiniens tués au cours des deux dernières semaines, en ont choqué plus d’un. Mais ces incidents ne doivent pas nous faire oublier le changement structurel : au lieu de centaines de centres de distribution de nourriture gérés dans la bande de Gaza par des organisations internationales expérimentées, Israël n’a mis en place que quatre centres pour plus de deux millions de personnes. Ce n’est pas ainsi que l’on répond aux besoins d’une population après plusieurs mois de dévastation et de privation. C’est ainsi que l’on affame et que l’on dépouille les survivants de leur dignité humaine.

L’emplacement des quatre centres n’est pas moins important. L’un d’eux se trouve dans la partie centrale de la bande de Gaza, le long du corridor de Netzarim, et les trois autres dans le sud, à l’ouest de Rafah. Un coup d’oeil à la carte suffit pour comprendre qu’il n’y a aucun lien entre l’emplacement des « centres de distribution » et les besoins de la population.

Carte de l’armée israélienne montrant la localisation des centres de distribution d’aide (Porte-parole de l’IDF)

L’objectif est plutôt de favoriser le « déplacement de la population » vers le sud, idéalement dans les « zones de concentration ». Étant donné qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité, Israël a eu recours à des tactiques de dissimulation : il a d’abord expulsé les groupes d’aide établis qui pouvaient fournir une aide efficace, puis il a confié la distribution à des entités opaques comme la Gaza Humanitarian Foundation (GHF) soutenue par les États-Unis.

Dès le 11 mai, Benjamin Netanyahou aurait déclaré lors d’une séance secrète de la commission des Affaires étrangères et de la défense que « la réception de l’aide serait conditionnée au fait que les habitants de Gaza ne retournent pas aux endroits d’où ils sont venus pour se rendre sur les sites de distribution de l’aide ». La logique sous-jacente de cette politique a été confirmée par le Dr. Tammy Caner, avocate et directrice du Programme de droit et de sécurité nationale de l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS), un groupe de réflexion lié étroitement à l’armée israélienne.

En effet, le récent et soudain revirement du ministre d’extrême droite israélien des finances, Bezalel Smotrich, qui est passé d’une opposition véhémente à toute aide aux « Arabes » à un soutien à cette aide afin que « le monde ne nous arrête pas et ne nous accuse pas de crimes de guerre », devrait également être compris comme une approbation du plan de Netanyahou visant à utiliser la distribution de nourriture pour extorquer aux habitants de Gaza un « consentement » à leur déplacement.

La Dr. Caner a également confirmé que, selon la plupart des experts, si la préoccupation déclarée d’Israël est que le Hamas s’empare des fournitures d’aide, la solution logique consisterait à inonder Gaza de provisions abondantes afin d’éliminer la capacité d’un seul groupe à monopoliser les ressources. Mais en fait, le monopole est précisément le but recherché : Israël le veut pour lui-même, afin de l’utiliser comme levier contre la population civile. La famine et la distribution dans les conditions de l’occupant sont deux méthodes complémentaires pour utiliser la nourriture comme une arme.

Un dangereux échec

Faciliter le « transfert de population » par le refus et la fourniture conditionnelle de produits de première nécessité n’est pas une nouvelle tactique israélienne. Dans une étude non encore publiée, j’ai constaté qu’au début des années 1950, les autorités israéliennes ont systématiquement militarisé l’accès aux produits de première nécessité, principalement à l’encontre des Palestiniens et, dans une moindre mesure mais de manière significative, à l’encontre des Juifs (principalement des Mizrahim) que l’État cherchait à utiliser pour coloniser les régions frontalières.

Pourtant, il n’est pas certain que le plan famine-transfert atteigne les objectifs fixés. Des rapports en provenance de Gaza suggèrent que ceux qui atteignent les centres de distribution sont surtout ceux qui sont physiquement assez forts pour marcher plusieurs kilomètres et rapporter une semaine de nourriture. Entre-temps, Israël n’a pas réussi à contraindre les centaines de milliers de personnes restées dans le nord de la bande de Gaza à entreprendre le long voyage vers le sud – et à ce stade, il n’a pas non plus réussi à empêcher un grand nombre d’entre elles de revenir. Après tout, qui s’embarquerait dans un périple aussi éprouvant s’il ne peut pas ramener de la nourriture à ses proches restés sur place ?

Palestiniens marchant près d’un point de distribution d’aide dans le couloir de Netzarim, au centre de la bande de Gaza (Ali Hassan/Flash90)

Cela signifie-t-il que le danger diminue – que le plan de transfert par la faim ne fonctionne pas ? Pas nécessairement. Le plan n’en est qu’à ses débuts et si on le laisse se poursuivre, les souffrances qu’il engendre pourraient très bien atteindre l’effet escompté. Plus important encore, en l’absence de critique publique, de contrôle ou de pression internationale significative, la réponse probable à l’échec à court terme des mesures coercitives est l’escalade : plus de destruction, plus de violence. On en voit déjà les signes dans le nord de Gaza, après la destruction complète de Rafah par l’armée. L’objectif apparent de cette démolition systématique des infrastructures vitales et des bâtiments résidentiels est de forcer les habitants à quitter les lieux d’une manière qui rende leur retour impossible.

Il y a même une confirmation explicite de cette intention dans les remarques divulguées par Netanyahou au cours de la même session de la commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset : « Nous détruisons de plus en plus de maisons – ils n’ont nulle part où revenir. Le seul résultat naturel sera que les habitants de Gaza voudront émigrer hors de la bande. Notre principal problème se situe au niveau des pays d’accueil. »

C’est ce que les bombardements en cours visent à accomplir : poursuivre les vagues de destruction des mois précédents et rendre le nord de Gaza, ainsi que d’autres zones, inhabitables. Le grand projet de transfert reste d’actualité, et diverses factions de la droite israélienne – tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du gouvernement – y participent activement.

Le résultat des « zones de concentration »

Où les gens sont-ils censés aller s’ils ne peuvent pas résister à la pression insupportable ? Depuis des mois, Israël est en pourparlers avec des « pays d’accueil » potentiels – une sélection de régimes autoritaires qui, on peut le supposer, prennent en compte des facteurs tels que la stabilité du régime, la légitimité internationale et, sans aucun doute, ce qu’ils recevraient en échange de leur coopération. Mais tant qu’il n’y a pas de pays « d’accueil » volontaires, la question reste posée : où, exactement, Israël essaie-t-il de transférer ces personnes ?

Les autorités israéliennes parlent ouvertement de créer trois « zones de concentration » à l’intérieur même de Gaza. Ces zones apparaissent dans une carte fuitée publiée par le Times le 17 mai, sur la base de sources diplomatiques. Mais la carte est trompeuse : elle omet le fait que les habitants ont déjà été expulsés de toute la zone frontalière de la bande de Gaza et qu’une campagne systématique de démolition y a déjà eu lieu. Selon les déclarations officielles, les habitants de Gaza ne seront pas autorisés à revenir ou à vivre dans ces zones.

Sur une carte publiée dans Haaretz une semaine plus tard, les « zones de concentration » désignées apparaissent encore plus petites. Selon des estimations approximatives, le bloc de Gaza couvre environ 50 kilomètres carrés, le bloc des camps centraux environ 85, et la bande côtière d’Al-Mawasi seulement huit.

Des Palestiniens reçoivent des repas par des volontaires à Gaza City, 11 juin 2025 (Ali Hassan/Flash90)

Les données recueillies par les organisations humanitaires confirment également que les Palestiniens de Gaza continuent d’être expulsés vers des territoires de plus en plus petits. Avant la guerre, la densité de population de la bande de Gaza appauvrie était déjà comparable à celle de Londres. Si Israël réussit à forcer la population civile à s’installer dans les zones marquées sur la carte du Haaretz, plus de 2 millions de Gazaouis seront entassés sur seulement 40 % de la bande. La densité qui en résulterait atteindrait environ 15 000 personnes par kilomètre carré – vivant dans un paysage brûlé, dépouillé de toute infrastructure.

Les porte-parole officiels israéliens parlent de « zones de concentration », mais leur taille limitée, l’interdiction d’en sortir et l’absence quasi-totale d’infrastructures ou de moyens de survie permettent de les qualifier en toute confiance de camps de concentration.

En réalité, il n’y a qu’un nombre limité de façons de confiner des millions de personnes sous surveillance militaire sur une étroite bande de terre. Pour les chefs militaires et politiques, les fuites de cartes et de plans ont une autre fonction : tâter le terrain – voir si quelqu’un résiste, découvrir jusqu’où ils peuvent aller avant d’en subir les conséquences. Peut-être parviendront-ils à concentrer les survivants dans trois « zones de concentration ». Peut-être que le résultat final sera tout autre. Voulez-vous vraiment attendre pour le savoir ?

Pas besoin de plan directeur

Mes amis palestiniens diront : bien sûr, comme nous l’avons toujours dit, la Nakba n’est pas un événement unique, mais un processus continu. C’est tout à fait vrai. Mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue l’importance de ce qui se passe en ce moment même

Premièrement, la dépossession et l’expulsion se déroulent à un rythme variable, avec des périodes d’accélération et d’escalade, ainsi que des périodes de stabilisation. Il y a même eu des moments de retour modeste, mais significatif, des Palestiniens. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une accélération presque inconcevable des déplacements forcés.

Deuxièmement, le rythme n’est pas qu’une question de temps. Quand le rythme du processus s’accélère, il en va de même pour sa brutalité. La frontière entre le nettoyage ethnique et l’extermination peut disparaître rapidement, presque automatiquement, lorsque les forces armées accélèrent le processus sans retenue. Dans des conditions de guerre, sans contrôle international et sous le couvert du chaos, un transfert raté ou bloqué peut se transformer en massacre.

C’est ainsi que le transfert devient meurtrier, surtout lorsqu’il est bloqué. Les déplacements répétés de personnes à l’intérieur du territoire confiné de la bande de Gaza ne visent pas seulement à les séparer de leurs maisons, mais aussi à déchirer le tissu de leur vie. Certains meurent « d’eux-mêmes ». D’autres deviennent un « problème » qui doit être résolu par des moyens encore plus brutaux. La destruction systématique crée une nouvelle réalité : des zones entières rendues inhabitables, ce qui semble justifier de nouvelles expulsions pour des « raisons humanitaires ». La relocalisation forcée dans ce qu’on appelle les « zones de concentration » produit des conditions de vie insupportables à dessein.

Lorsque les gens cherchent à se libérer de la pression écrasante, la porte de sortie peut s’ouvrir, mais dans une seule direction. L’alternative ? La vie à l’intérieur des « zones de concentration » peut, à un moment donné, pousser la population à résister, par tous les moyens possibles. Cette résistance pourrait alors servir de prétexte à des raids répressifs, à des opérations de vengeance, à des massacres – autant d’éléments qui accéléreraient le processus. Il est tout à fait possible que face à l’échec de l’enfermement des populations dans des centres de rétention massifs, de leur évacuation forcée de Gaza ou de la « gestion » de la catastrophe humanitaire qu’elle a elle-même créée, l’armée pousse encore plus loin la dynamique meurtrière.

  • Photo : Palestiniens marchant près d’un point de distribution d’aide dans le couloir de Netzarim, au centre de la bande de Gaza, 9 juin 2025 (Ali Hassan/Flash90)