Lettre du Commissaire général de l’UNRWA au président de l’ Assemblée générale de l’ONU

Philippe Lazzarini : « En un peu plus de quatre mois à Gaza, il y a eu plus d’enfants, plus de journalistes, plus de personnel médical et plus de personnel de l’ONU tués que partout dans le monde lors d’un conflit. C’est avec un profond regret que je dois maintenant vous informer que l’UNRWA a atteint un point de rupture, avec les appels répétés d’Israël en faveur de son démantèlement et du gel des financements des donateurs à un moment où les besoins humanitaires sont sans précédent à Gaza. »

22 FÉVRIER 2024

Son Excellence Mr. Dennis Francis, Président de l’Assemblée Générale, New York

Cher Président, cher Monsieur

Le 7 décembre 2023, je vous ai envoyé une lettre indiquant que la situation à Gaza limitait la capacité de L’UNRWA à remplir son mandat, avec de graves conséquences humanitaires et politiques. C’est avec un profond regret que je dois maintenant vous informer que l’Agence a atteint un point critique du fait des appels répétés d’Israël à démanteler l’UNRWA et du gel des financements des donateurs à un moment de besoins humanitaires sans précédent à Gaza. La capacité de l’Agence à remplir le mandat qui lui a été confié par la résolution 302 de l’Assemblée Générale est désormais sérieusement menacée.

Rien qu’en quatre mois, il y a eu à Gaza plus d’enfants, plus de journalistes, plus de personnel médical et plus de personnel de l’ONU tué que partout au monde pendant un conflit. Plus de 150 équipements de l’UNRWA ont été touchés par des bombardements ou des tirs d’artillerie, tuant plus de 390 personnes et en blessant plus de 1 300. De nombreux rapports présentant les équipements de l’ONU comme utilisés par les combattants du Hamas ou par l’armée israélienne circulent sur les réseaux sociaux. Les derniers hôpitaux encore debout s’effondrent et les médecins amputent des membres d’enfants sans anesthésie, ce qui met la douleur à un degré nouveau pour des enfants, pour leurs parents et pour le personnel médical. Selon des experts de l’ONU, la famine est imminente.

C’est dans ce contexte que le 26 janvier 2024, la Cour de Justice Internationale (CIJ) a émis une décision provisoire juridiquement contraignante stipulant qu’à l’égard des Palestiniens de Gaza, Israël doit « prendre toutes mesures en son pouvoir pour empêcher la commission de tout acte relevant de l’Article II » de la Convention sur la Prévention et la Répression du Crime de Génocide, ainsi que « des mesures immédiates et effectives pour permettre la fourniture de services de base et d’assistance humanitaire nécessaires d’urgence pour faire face aux conditions de vie difficiles des Palestiniens dans la bande de Gaza ».

Dans la semaine qui a précédé la décision de la CIJ, les autorités israéliennes m’ont informé que 12 des 30 000 employés de l’ensemble du personnel de l’agence étaient réputés avoir été impliqués dans l’horrible attaque du 7 octobre. En tant que Commissaire Général, j’ai immédiatement congédié les employés concernés, mettant fin ainsi à leur lien contractuel avec l’UNRWA. Le bureau de l’ONU des Services de Contrôle Interne (OIOS) a été saisi de l’affaire et le Secrétaire Général a lancé une enquête indépendante sur la façon dont l’UNRWA maintient les principes de neutralité – les conclusions et recommandations sont attendues pour la fin avril 2024. Je continue à faire appel au gouvernement israélien pour qu’il coopère avec l’enquête d’OIOS visant à établir la vérité en toute indépendance. À ce jour, Israël et l’UNRWA ne se sont entendus sur aucune preuve.

Son Excellence

Mr. Dennis Francis

Président de l’Assemblée Générale, NewYork 

En réaction aux allégations contre l’équipe de l’UNRWA, 16 pays donateurs ont annoncé une pause ou une suspension temporaire de leur contribution à l’UNRWA, pour un total de 450 millions de dollars (415,8 millions €) en attendant des garanties dans les réponses de l’Agence et le renforcement de ses mécanismes de contrôle. J’ai averti les donateurs et les pays hôtes que sans nouveau financement, les opérations de l’UNRWA seront vraiment compromises à partir du mois de mars.

En tant qu’agence humanitaire et de développement humain, l’UNRWA n’a pas de capacités de contre-espionnage, de police ou de justice pénale. Comme toutes les entités de l’ONU à travers le monde, l’UNRWA doit compter sur les gouvernements hôtes ou, dans ce cas, sur Israël comme puissance occupante, pour ces capacités. Dans le but de soutenir sa neutralité, l’UNRWA partage systématiquement la liste de son personnel avec les gouvernements des pays qui l’accueillent dans ses cinq champs d’opération et, dans le cas de Gaza et de la Cisjordanie, dont Jérusalem Est, avec les autorités israéliennes également. Lorsque nous avons détecté des cavités pouvant être des tunnels sous nos bâtiments, nous avons systématiquement informé les autorités israéliennes, protesté auprès des autorités de facto et j’ai dressé dans mes rapports à l’Assemblée Générale, la liste des problèmes. 

Mr. Le Président,

Depuis le jugement de la CIJ, certains représentants israéliens se sont concertés dans un effort pour faire un amalgame fallacieux entre l’UNRWA et le Hamas, pour perturber les opérations de l’UNRWA et pour appeler au démantèlement de l’Agence :

  • L’Autorité Israélienne du Territoire a demandé que l’UNRWA libère son Centre de Formation Professionnelle Kalandia à Jérusalem Est (attribué à l‘UNRWA par la Jordanie en 1952) et paie un « droit d’usage » de plus de 4,5 millions de dollars (4, 1 millions €).
  • Un maire adjoint de Jérusalem a pris des mesures pour chasser l’UNRWA du siège qu’il occupe depuis 75 ans à Jérusalem Est.
  • Les visas pour la plupart du personnel international, dont les travailleurs à Gaza, ont été limités à un ou deux mois.
  • Le ministère des Finances a déclaré qu’il allait révoquer les privilèges d’exonération fiscale.
  • Les autorités douanières ont suspendu l’expédition des marchandises de l’UNRWA.
  • Une banque israélienne a bloqué un compte de l’UNRWA.
  • Depuis octobre, des centaines d’employés locaux de l’UNRWA se sont vu refuser l’accès à Jérusalem pour se rendre au siège de l’UNRWA, dans les écoles et les centres de santé.
  • Un projet de loi a été présenté à la Knesset pour exclure l’UNRWA des privilèges et de l’immunité de l’ONU.
  • Un deuxième projet de loi initialement présenté en 2021, cherche « à mettre en œuvre la loi fondamentale Jérusalem capitale d’Israël en empêchant toute activité de l’UNRWA sur le territoire israélien ».
  • Le 31 janvier 2024, le Premier ministre a dit que l’UNRWA était « au service du Hamas ».
    • De nombreux représentants d’Israël ont appelé les donateurs à cesser de financer l’UNRWA, ce qui sape l’éducation, la santé et d’autres services essentiels aux droits humains des réfugiés de Palestine.

Ces actions et déclarations nuisent aux opérations de l’UNRWA, créent des risques sur la sécurité du personnel et obstruent le mandat donné à l’UNRWA par l’Assemblée Générale. L’UNRWA, comme toute entité de l’ONU, ne peut agir sans le soutien des pays hôtes.

Mr. le Président,

Je crains que nous ne soyons au bord d’un désastre monumental qui aura de graves conséquences sur la paix, la sécurité et les droits humains dans la région. À court terme, le démantèlement de l’UNRWA va miner ses efforts pour faire face à la crise humanitaire à Gaza et va aggraver la crise en Cisjordanie, privant un demi-million d’enfants d’éducation et approfondissant le ressentiment et le désespoir. À long terme, ce démantèlement mettra fin au rôle stabilisateur de l’UNRWA très largement reconnu, y compris par des représentants de haut niveau civils et militaires israéliens et par des donateurs-clé, alors que ce rôle est vital pour les droits et la sécurité des Palestiniens et des Israéliens. Il minorera aussi les perspectives d’une transition et d’une solution politique à ce conflit de longue durée.

Les appels que fait aujourd’hui le gouvernement israélien à fermer l’UNRWA ne concernent pas la neutralité de l’Agence. Au contraire, ils visent à changer les paramètres politiques adoptés de longue date pour la paix dans le territoire palestinien occupé, établis par l’Assemblée Générale et le Conseil de Sécurité. Ils cherchent à éliminer le rôle de protection des droits des réfugiés palestiniens confié à l’UNRWA qui agit comme témoin de leur détresse permanente. Le mandat de l’UNRWA incarne la promesse d’une solution politique. Deux semaines avant les attaques du 7 octobre, le premier ministre israélien a présenté à l’Assemblée Générale une carte du futur Israël qui supprimait toute la Palestine ; alors que le mandat de l’UNRWA consistant à fournir des services aux réfugiés palestiniens dans ce même espace est un obstacle à ce que cette carte devienne réalité.

Cela fait des décennies que, selon un arrangement intenable, l’UNRWA comme agence humanitaire a été laissée seule à combler le vide résultant de l’absence de paix ou même d’un processus de paix. Je pense que l’Assemblée Générale est maintenant face à une décision fondamentale. Les paramètres d’une paix pour les Palestiniens et les Israéliens vont-ils être effacés par l’obstruction faite au mandat de l’UNRWA et par le dé-financement de l’Agence en dehors de toute consultation des Palestiniens en vue d’un accord politique ?

Ou bien ce moment de grande crise va-t-il être mis à profit comme catalyseur de paix ? Auquel cas j’exhorte l’Assemblée Générale à fournir l’appui politique nécessaire à soutenir l’UNRWA et le principe de la résolution 302 ou à créer la base d’une transition immédiate de la part de l’UNRWA vers une solution politique qui n’a que trop tardé, pouvant apporter la paix aux Palestiniens et aux Israéliens.

Si l’Assemblée Générale choisit de continuer à soutenir l’UNRWA dans l’intérêt majeur des réfugiés palestiniens, alors j’appelle en outre à une solution qui comble l’écart entre le mandat de l’UNRWA et sa structure financière qui repose sur des contributions volontaires la rendant vulnérable à des considérations politiques plus larges comme celles auxquelles l’UNRWA est actuellement confrontée.

Enfin, je fais appel à l’Assemblée Générale pour qu’elle ramène les droits humains et le droit international au centre de l’action multilatérale, à commencer par la situation catastrophique à Gaza qui s’est aggravée à tous égards dans les dernières semaines.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma très haute considération

Sincèrement vôtre,

Philippe Lazzarini