Des centaines de médecins palestiniens ont disparu lors de leur détention par Israël
Cela fait deux mois qu’Osaid Alser n’a plus eu de nouvelles de son cousin, Khaled Al Serr, chirurgien à l’hôpital Nasser dans la ville de Khan Younis au sud de la Bande de Gaza.
Avant la fin mars, ils avaient été en contact régulier — ou aussi régulier que le permettait l’infrastructure de communication en lambeaux. Al Serr avait créé un groupe WhatApp de télé-médecine où il recrutait, avec Osaid, interne en chirurgie aux États-Unis, des médecins des États-Unis, du Royaume-Uni ou de l’Europe pour conseiller leurs collègues surmenés de Gaza.
« Il a fait un post à propos d’une blessure par balles sur une femme de 70 ans », a dit Osaid en parlant d’Al Serr. « C’était dans la tête. Et vraiment, il n’y avait aucun neurochirurgien sur place à ce moment ».
« Il partageait ces cas et demandait de l’aide », a continué Osaid. « C’était un peu : ‘Est-ce qu’il y a un neurochirurgien qui peut m’aider ? Comment est-ce que je peux soigner cela ?’ ».
Al Serr était un réceptacle naturel pour la connaissance médicale collective du groupe. « Il voulait toujours aider, il aimait toujours utiliser ses mains pour en quelque sorte résoudre un problème et avoir un impact immédiat », selon Osaid.
En février, l’armée israélienne a envahi l’hôpital Nasser. L’attaque a vidé l’hôpital, un parmi plusieurs centres de soin détruits dans un système médical mis à mal par une charge de travail écrasante et une attaque militaire incessante d’Israël.
Pourtant, Al Serr conservait un peu d’optimisme. Son dernier post sur Instagram a été mis en ligne à la mi-mars, c’était une courte vidéo montrant l’extérieur de l’hôpital juste le jour précédent, avec en légende un message triomphant :
« Enfin!! Après plus d’un mois de coupes d’électricité à l’hôpital Nasser, notre personnel a réussi à réparer le générateur et à avoir à nouveau de l’électricité à l’hôpital. Pendant les deux dernières semaines, nous avons essayé de nettoyer et de préparer les services de l’hôpital à ouvrir à nouveau. »
Six jours plus tard, le 24 mars, les forces israéliennes ont fait irruption à l’hôpital encore une fois. Osaid avait demandé quelques jours plus tôt à Al Serr s’il allait bien. Aucune réponse n’est jamais arrivée. Cela a été leur dernier échange.
Ses parents croient que Khaled Al Serr, avec ce qui restait du personnel déjà diminué de l’hôpital, a été fait prisonnier par Israël.
Dès novembre, ont émergé des rapports sur des médecins arrêtés et portés disparus au nord de Gaza. Selon l’Organisation mondiale de la santé, au moins 214 membres du personnel médical de Gaza ont été arrêtés par l’armée israélienne. Début mai, la détention et les allégations de torture du personnel médical de Gaza ont fait les gros titres quand les autorités israéliennes ont annoncé la mort d’Adnan Al-Bursh, un chirurgien bien connu, chef du service d’orthopédie à l’hôpital Al-Shifa. Après qu’il a été emmené en détention en décembre, des responsables ont dit qu’Al-Bursh était mort en avril à la prison Ofer, un établissement de détention israélien en Cisjordanie occupée.
« Le cas du Dr. Adnan soulève la sérieuse inquiétude qu’il soit mort à la suite de tortures dans les mains des autorités israéliennes. Sa mort exige une enquête internationale indépendante », a dit Tlaleng Mofokeng, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le droit à la santé, dans une déclaration la semaine dernière. « L’assassinat et l’arrestation de travailleurs de santé n’est pas une méthode légitime de guerre. Ils ont le rôle légitime et essentiel de s’occuper des personnes malades et blessées pendant les temps de conflit. »
Al-Bursh est l’un des 493 travailleurs médicaux palestiniens au moins qui ont été tués à Gaza depuis le 7 octobre, selon le ministère de la Santé. Les Forces de défense israéliennes ont systématiquement ciblé les hôpitaux du nord au sud de la Bande de Gaza, affirmant que le Hamas opère dans ces établissements. Le personnel médical des hôpitaux de Gaza a nié cette allégation à de nombreuses reprises. Cette semaine, les forces israéliennes ont lancé de nouvelles attaques contre l’hôpital Kamal Adwan et l’hôpital Al-Awda au nord, avec des rapports mercredi et jeudi sur l’arrestation du personnel médical de Al Awda.
Quand les troupes de terrain ont avancé dans les sud de Gaza à la fin de l’année, les attaques sur les hôpitaux dans la cité de Khan Younis au sud se sont intensifiées. En février, quand l’armée israélienne a fait le siège de l’hôpital Nasser, Al Serr y était le seul chirurgien général.
« C’est un médecin très dévoué », a dit d’Al Serr Ahmed Moghrabi, un chirurgien plasticien qui a travaillé auparavant à l’hôpital Nasser.
Les deux médecins ont fréquemment posté sur les médias sociaux sur les cas horribles qui affluent à l’hôpital Nasser, particulièrement quand les attaques sur l’établissement ont augmenté et que la couverture médiatique international était rare.
« J’ai vu des enfants, des femmes en morceaux » a dit Moghrabi à The Intercept, expliquant pourquoi il a commencé à poster sur les réseaux sociaux. « Je voulais montrer au monde ce qui se passait sur le terrain ».
La dernière fois que j’ai vu Al Serr, c’était en février. « Ils » — l’armée israélienne — « ont encerclé l’hôpital et nous avons été pris au piège », a raconté Moghrabi. « Et l’hôpital a été assiégé pendant trois semaines. Réellement, nous ne pouvions pas nous déplacer d’un bâtiment à un autre. Nous ne pouvions pas jeter un coup d’oeil par les fenêtres. Sinon, les snipers pouvaient nous tirer dessus. »
Moghrabi a quitté l’hôpital à la mi-février, pendant la première invasion. « Nous avons évacué à minuit ce jour-là », a -t-il dit. Les Forces de défense israéliennes ont établi un checkpoint non loin du portail de l’hôpital. Ils ont vérifié en fait chaque personne. Mon infirmier, ils l’ont pris au checkpoint. Il a été détenu deux mois. »
Quant à Al Serr, Osaid a dit que son cousin est parti peu après l’évacuation de février pour aller à Rafah vérifier que ses parents allaient bien, mais qu’il est retourné à l’hôpital Nasser pour aider à la réouverture et traiter ses patients.
Depuis l’attaque sur l’hôpital fin mars, il n’y a pratiquement pas eu de nouvelles d’Al Serr. Les seules miettes d’information ont été plus alarmantes que rassurantes. La première est qu’Al Serr s’est connecté sur son application WhatsApp pour la dernière fois mi-avril. « Son compte a été actif en ligne pour la dernière fois le 12 avril », a dit Osaid, « ce qui, à moi, me dit qu’ils ont confisqué son téléphone et qu’ils ont aussi accédé à son téléphone ».
Ensuite, quelques jours plus tard, le 17 avril, l’organe de presse Al Mayadeen a diffusé une interview avec un Palestinien qui s’est identifié comme Ahmed Abu Aqel et qui a dit qu’il avait été détenu, puis relâché par Israël. Moghrabi a dit à The Intercept qu’Abu Aqel était auparavant un infirmier à l’hôpital Nasser.
Vêtu d’un sweatshirt et d’un survêtement gris, une tenue courante pour les détenus palestiniens relâchés, Abu Aquel a dit qu’il avait un message de la part des médecins de l’hôpital Nasser qui étaient maintenus en détention.
« Ils sont soumis à des passages à tabac quotidiens et à l’assassinat et à la torture », a dit Abu Aquel. Il y a en particulier un message du médecin, Dr. Nahed Abu Ta’imah, directeur de la chirurgie au Complexe médical Nasser. Sa situation est très difficile et il souffre dans des circonstances très dures et tragiques. Il a besoin d’un traitement, il a besoin d’être examiné par la Croix rouge et relâché de manière urgente. »
« Un de mes collègues a été détenu près de moi », a dit Abu Aquel. « Son nom était Khaled. Ils ont arraché sa barbe entière avec des pinces en face de moi. Sa barbe a été arrachée. C’est un cas des centaines que je connais. »
Osad pense qu’il parlait de Khaled Al Serr.
Si Abu Aqel n’a pas dit où il était détenu — et où Al Serr pourrait être encore — Osaid pense que c’était probablement Sde Teiman, une base militaire et un centre de détention dans le désert du Neguev en Israël. Il y a eu de nombreuses allégations de mauvais traitements, de torture, et de morts de détenus à Sde Teiman.
Dans une déclaration à The Intercept reçue après la publication de la première version de cet article, un porte-parole de l’armée israélienne n’a pas répondu à des questions spécifiques sur les travailleurs de santé en détention, mais a nié tout mauvais traitement étendu des Palestiniens en prison. « Le mauvais traitement des détenus pendant leur temps de détention ou durant leur interrogatoire viole les valeurs des Forces de défense israéliennes, contredit les ordres des Forces de défense et est donc absolument interdit », a dit le porte-parole. « Les plaintes concrètes concernant un comportement inapproprié sont relayées aux autorités pertinentes pour examen. »
En dehors du vague témoignage d’Abu Aqel et de l’unique connexion sur WhatsApp, il n’y a eu aucune information ou mise à jour sur la localisation d’Al Serr ou sur sa condition.
« C’est déchirant de ne rien savoir de vos proches », a dit Osaid. « Nous ne savons pas s’il est vivant ou non. Nous ne savons pas s’il est OK ou non. »
Les Palestiniens qui ont la chance d’être libérés de leur emprisonnement fournissent des aperçus poignants sur ce qui se passe à l’intérieur des centres de détention israéliens.
En décembre, Khaled Hamouda, un autre chirurgien, travaillait à l’hôpital Kamal Adwan au nord de Gaza. Un mois plus tôt, il avait été déplacé de l’hôpital où il travaillait normalement. À Kamal Adwan, Hamouda était aussi un patient, traité pour des blessures qu’il avait reçues lors d’une frappe aérienne sur sa maison familiale à Beit Lahia. Sa femme, sa fille, son père et un de ses frères, parmi d’autres parents, ont été tués dans l’attaque.
Environ 10 jours après la frappe, les forces israéliennes ont ordonné à la fois au personnel médical et aux civils hébergés à l’hôpital Kamal Adwan de partir. Hamouda a dit qu’on a assuré l’administration de l’hôpital que les gens pourraient partir et aller à un autre hôpital sans être arrêtés.
Ce n’est pas ce qui s’est passé. Au lieu de cela, Hamouda et plusieurs de ses collègues ont été arrêtés par l’armée israélienne.
« Quand ils ont attaqué l’hôpital, ils ont demandé à tous les hommes et jeunes de plus de 15 ans et de moins de 55 ans de prendre leurs papiers d’identité et de sortir de l’hôpital », a dit Hamouda. Leurs yeux ont été bandés, leurs mains liées et ils ont été emmenés dans un autre lieu, même si Hamouda ne savait pas exactement où.
Peu après qu’ils ont été pris, ont commencé à se répandre sur les réseaux sociaux des images de dizaines de détenus emprisonnés par les soldats israéliens au nord de Gaza. Sur une photo, un groupe d’hommes sans chemise se tient à l’avant-plan tandis qu’un soldat apparaît pour prendre leur photo. Il n’a pas fallu longtemps pour que les gens puissent identifier un des hommes comme Hamouda.
« C’est le jour où ils nous ont pris à l’hôpital Kamal Adwan et où ils nous ont demandé de regarder la caméra », a dit Hamouda. « C’est la seule preuve que j’ai été emmené ce jour-là. Personne ne savait ce qui nous était arrivé jusqu’à ce que cette photo arrive sur les réseaux sociaux. »
Hamouda a dit qu’il a finalement été emmené à Sde Teiman, où lui et d’autres détenus ont été forcés de rester à genoux. S’ils ne le faisaient pas, ils étaient punis. « Ils lui ont demandé de rester la main au-dessus de la tête pour environ trois ou quatre heures », a-t-il dit d’un prisonnier.
« Malheureusement, quand ils ont su que j’étais un médecin et un chirurgien général, ils m’ont traité encore plus mal », se rappelle-t-il. « Ils m’ont attaqué, et ils m’ont frappé dans le dos et sur la tête ». Hamouda a dit que les soldats voulaient savoir s’il savait quelque chose sur les Israéliens retenus captifs à Gaza, mais il ne savait rien.
Pendant qu’il était détenu, il a aussi vu quelqu’un qu’il connaissait de la communauté médicale : Dr. Adnan Al-Bursh. « Ils ont amené Adnan à environ 2 ou 3 heures du matin. Il a été horriblement traité. Il souffrait », a dit Hanouda. « Il m’a dit, ‘Khaled, ils m’ont frappé. Ils m’ont attaqué violemment’ ». Selon Hamouda, Al-Bursh a aussi dit qu’il avait une côté cassée. Hamouda a pu procurer des médicaments et un peu de nourriture à Al-Bursh mais, deux jours plus tard, le médecin blessé a été emmené.
Malgré sa condition et les dures circonstances de la prison, Al-Bursh a donné des nouvelles à Hamouda. « Ta mère est présente à l’hôpital Al-Awda, et elle va bien, je l’ai soignée », a raconté Al-Bursh à Hamouda. Hamouda était reconnaissant pour ce message : « Cette information était très, très, précieuse pour moi parce que je n’avais aucune information sur ma famille, en particulier sur ma mère; Donc je l’ai serré dans mes bras et je l’ai embrassé et je l’ai remercié parce que c’était le seul espoir que quand je sortirai, je la trouverai. »
Après trois semaines, Hamouda a été libéré. il a dit à The Intercept que d’autres détenus et lui-même ont été conduits à la frontière de Kerem Shalom au sud et qu’il est finalement arrivé à Rafah. Ses enfants survivants et sa mère étaient encore dans le nord et il faudrait encore deux mois avant qu’ils puissent être réunis. Il se considère très chanceux parce qu’il a été libéré.
« Tous mes collègues, les médecins qui ont été arrêtés avec moi ou après moi ou avant moi, ils les ont gardés là environ trois ou quatre ou cinq mois », a-t-il dit. « Quelques-uns sont encore détenus ».
Même avant la guerre, les médecins étaient cruciaux à Gaza, particulièrement au milieu des flux et reflux des restrictions aux frontières et des attaques militaires israéliennes.
« Chaque deux ou trois ans », a dit Hamouda, « nous sommes pris au piège dans quelque guerre ou quelque attaque de l’armée israélienne. Donc notre travail est important pour les gens qui sont présents. »
Le père de Hamouda avait aussi été médecin et il voulait que son fils suive ses pas. « Il m’a conseillé d’être médecin », a dit Hamouda, « parce que c’est un avantage pour la population ».
Qu’ils remplissent le devoir nécessaire de s’occuper des gens, pense Hamouda, est la raison pour laquelle les travailleurs de santé sont devenus des cibles si communes dans cette guerre. « Ce n’est pas une coïncidence », a-t-il dit. « Ils veulent s’attaquer aux maisons des personnes qui peuvent traiter les personnes blessées et qui peuvent changer quelque chose dans la situation au nord. »
Ces sentiments étaient partagés par Osaid, qui a dit que son cousin Al Serr aurait aussi été d’accord : ils sont devenus médecins pour aider les gens. « Avec la quantité de tueries qui ont lieu depuis un certain temps, nous aurons toujours besoin de chirurgiens pour réparer les lésions traumatiques subies par les personnes » a dit Osaid. « Et donc pour moi, c’était une réponse naturelle au fait de grandir à Gaza, le désir d’aider et de soigner les personnes blessées. »
Les posts d’Al Serr sur Instagram montrent surtout comment il a documenté le flot des cas horribles qui sont arrivés devant lui : un courant continu de civils déchiquetés par des éclats d’obus et des balles, ponctués par des attaques répétées et croissantes sur l’hôpital Nasser. Un de ces derniers posts, cependant, offrait une lueur d’espoir : deux bébés nés le jour où l’hôpital a été envahi en février.
Pour son dernier post, Al Serr s’est aventuré à l’extérieur de l’hôpital, un rappel de la façon dont la guerre n’a épargné personne à Gaza. C’était une courte vidéo de son quartier, des maisons et des bâtiments transformés en amas de débris, le chemin vers sa propre maison étant enterré sous tout cela.
« Il a toujours voulu former une famille », a dit Osaid de son cousin, « avoir des enfants, construire une vie et de vivre en paix ».
Sans aucune nouvelle d’Al Serr pendant deux mois, ce chapitre de sa vie semble être une possibilité de plus en plus lointaine.
« Il était très courageux. Il faisait son travail. En tant que chirurgien, notre travail ne consiste pas seulement à soigner les blessures, mais aussi à défendre les intérêts de nos patients. Il les défendait donc. »
« J’espère vraiment qu’il est Ok. »
Mise à jour : 27 mai 2024
Cet article a été mis à jour pour inclure une déclaration de l’armée israélienne reçue après la première publication.