Depuis les raids meurtriers du Hamas, elle s’estime traitée telle une « cinquième colonne », comme à Haïfa, grande ville dite « mixte », juive et arabe. Des étudiants et des employés sont sanctionnés, suspendus ou renvoyés. Leur parole en ligne est surveillée.
A Haïfa, la grande ville dite « mixte », juive et arabe, du nord d’Israël, le garagiste Easa Fayed est ce que l’on appelle une grande gueule. Ses commentaires politiques acérés sont lus et écoutés par plus de 250 000 abonnés sur plusieurs réseaux sociaux. Le 13 octobre, ce barbu, qui a tôt quitté l’école et qui a beaucoup lu – cite le fondateur de l’État hébreu David Ben Gourion à tout bout de champ –, a été arrêté à son domicile par plusieurs dizaines de policiers masqués. Il a passé quatre jours en prison, avant d’être libéré sans charges. Il lui est interdit de s’exprimer en ligne durant un mois.
« Nous continuerons à soutenir notre peuple malgré leur politique », avait affirmé la veille M. Fayed, en solidarité avec les Gazaouis, qui subissent les bombardements de l’armée israélienne depuis l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre. La police y a vu une incitation au désordre. Elle surveille de très près la minorité des Palestiniens citoyens d’Israël, qui forment environ 20% de la population de l’Etat hébreu.
Depuis l’attaque du Hamas, deux manifestations ont été rudement dispersées à Haïfa et dans la ville arabe d’Umm Al-Fahm. Le commissaire général du pays, Kobi Shabtaï, a enjoint chacun à choisir son camp : « Quiconque veut être citoyen d’Israël, Ahlan wa sahlan [bienvenue]. Quiconque souhaite s’identifier à Gaza le peut aussi – je le mettrai immédiatement dans les bus qui s’y rendent actuellement. » Le ministre de la sécurité nationale, le suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, a distribué pour sa part des fusils à des civils, devant des caméras.
Des appels à mettre le feu
Depuis le début de la guerre, quelque 41 000 demandes de permis de port d’arme ont été déposées par des Israéliens, selon des données présentées à la Knesset la semaine passée. Les Palestiniens du pays craignent que l’une de ces armes finisse par se tourner contre l’un d’entre eux, assimilés de longue date par la droite à une « cinquième colonne ».
Une fois libéré, Easa Fayed a découvert que le terminal de carte bleue de son garage avait été suspendu par sa banque, qui menace de fermer son compte personnel. Les services d’hygiène d’Haïfa lui ont infligé deux amendes pour avoir fumé dans son bureau. Il a perdu tous ses clients, qui jusqu’alors s’accommodaient de sa sympathie pour Balad, un micro-parti arabe rejetant la dualité de l’Etat israélien « juif et démocratique ». De jeunes gens sont venus traîner de nuit sous les caméras de sécurité de son garage. L’un a tagué le mot « Hamas » sur un mur. Un autre a tiré une bouteille de son short de jogging – de l’essence, croit M. Fayed. Il a fui aux premiers aboiements des gardiens du garage, un berger allemand et un rottweiler aux yeux roses.
En ligne, des activistes appellent à brûler le hangar de M. Fayed. Ces militants font circuler des photographies du garagiste, avec son adresse personnelle et les noms de ses enfants, sur des groupes aux noms explicites (« chasseurs de nazis ») qui compte jusqu’à plusieurs milliers de membres. Dans le même temps, des jeunes des universités signalent les publications de leurs camarades arabes sur les réseaux sociaux aux syndicats étudiants, qui font remonter des plaintes auprès des directions.
L’ONG arabe Adalah a reçu près de 100 signalements d’étudiants exclus, suspendus ou en procédure disciplinaire depuis le 7 octobre. Le directeur de ce centre, Hassan Jabareen, se sent abandonné par ces institutions marquées à gauche. « C’est la première fois que nous voyons des étudiants ainsi chassés par les universités, même par des écoles d’art pour qui la liberté d’expression est sacro-sainte, se désole-t-il. Or l’immense majorité des cas relèvent de la liberté d’expression : ce sont des versets du Coran, des citations d’articles de presse ou l’expression de leur solidarité avec les victimes de Gaza, avec leur peuple ».
Une actrice et une chanteuse célèbres ont été détenues plusieurs jours, également pour des publications en ligne. Le ministre Itamar Ben Gvir a qualifié d’ « ennemie de l’intérieur » la juge arabe de Nazareth qui a libéré l’actrice Maisa Abd Elhadi. Au 23 octobre, l’association féministe Kayan, qui coordonne un effort de plusieurs ONG afin d’assister les Palestiniens victimes de discriminations au travail, a reçu pour sa part 425 signalements d’employés sanctionnés, suspendus ou renvoyés d’usines, de start-up ou d’entreprises de transport public.
La somme de ces cas recensés ne laisse pas deviner une vaste répression. Mais nul Palestinien d’Israël ne peut les ignorer. « Le système en choisit quelques-uns pour que les autres se tiennent cois », estime Lina Qassem Hassan, médecin dans une clinique privée, dans une petite ville juive des environs d’Haïfa. Avant la guerre, Mme Hassan se rendait régulièrement à Gaza. Elle préside le conseil d’administration de l’association Médecins pour les droits humains, qui unit des personnels de santé juifs et arabes.
Le président israélien a déçu
Après l’attaque du 7 octobre, elle s’est rendue dans les hôtels des rives de la mer Morte, où s’entassaient les déplacés des kibboutz attaqués par le Hamas. Elle a assisté des victimes de Be’eri, qui ont subi l’un des raids les plus meurtriers du mouvement islamiste. De retour dans sa clinique, elle reçoit des appels de personnels de santé arabes qui craignent pour leur travail – le centre Kayan a recensé près de cinquante plaintes de médecins, infirmiers et employés des hôpitaux.
Ces institutions comptent environ 40 % de personnels palestiniens. Elles font figure en Israël de mini-société idéale, où juifs et arabes, égaux, travaillent côte à côte. « Mais ça fonctionne uniquement parce que les gens se taisent », déplore Mme Hassan, en évoquant le régime militaire auquel le village de ses parents a été soumis, de la naissance d’Israël en 1948 jusqu’en 1967. « J’ai l’impression que nous revenons à leur époque, où ils ne pouvaient même pas se dire Palestiniens, où lever un drapeau palestinien leur était interdit. »
Citoyens écartelés entre leurs deux nations, les Arabes israéliens ont été déçus par le président Isaac Herzog, issu de la gauche et gardien de l’unité des « tribus » d’Israël. Le 14 octobre, il déclarait : « C’est une nation entière là-bas [à Gaza] qui est responsable [des crimes du Hamas]. Ce n’est pas vrai cette rhétorique à propos de civils pas au courant, pas impliqués, ce n’est absolument pas vrai. »
Cette déclaration n’est pas un cas isolé. Les chaînes de télévision israéliennes en diffusent à jet continu, sans montrer d’images de l’intérieur de Gaza sous blocus. Dans le champ de mines médiatique israélien, Zaha Saeed avance à pas prudents. A 28 ans, cette jeune femme présente les flashs d’information de Radio Soleil, antenne communautaire des Palestiniens d’Israël basée à Nazareth. Tandis que le Parlement envisage de bannir la chaîne qatarie Al-Jazira, sa hiérarchie revoit sans fin le moindre de ses textes, qu’elle lit d’une voix blanche. Pour la première fois, elle a hésité avec ses collègues à qualifier de « martyres » les morts de Gaza, selon la terminologie palestinienne.
La présentatrice évoque « l’attaque soudaine » du Hamas le 7 octobre, sans employer le mot « terroriste » auditeurs ne le comprendraient pas. Nul ne le dira publiquement, mais des Palestiniens d’Israël tirent une relative fierté de l’attaque du Hamas, qu’il perçoivent comme l’acte de guerre le plus significatif mené en cent ans de lutte contre le mouvement sioniste puis l’Etat d’Israël. Zaha Saeed a retenu ses larmes lorsqu’elle a cité le ministre de la défense, Yoav Gallant, qui affirmait, le 9 octobre : « Nous combattons des animaux humains [à Gaza] et nous agissons en conséquence. » Elle n’a pas évoqué le vice-président du Parlement Nissim Vaturi, membre du Likoud, lorsqu’il a appelé de ses vœux une nouvelle Nakba, la « catastrophe » durant laquelle près de la moitié des Palestiniens ont été chassés ou ont fui leurs terres, durant la guerre qui a accompagné la naissance de l’Etat d’Israël, en 1948.
« Seule et sans défense »
« Nakba ? ! Expulsez-les tous. Si les Egyptiens tiennent tant à eux, qu’ils les emballent dans de la cellophane avec un ruban vert. Salamat [au revoir] ! », avait lancé M. Vaturi, le 19 octobre. Le grand-père de Mme Saeed est le seul parmi ses frères et sœurs à être demeuré en 1948 à Al-Birwa, leur village de Gallilée, où est né le poète Mahmoud Darwich. Les autres vivent au Liban et en Allemagne.
Depuis trois semaines, les Palestiniens d’Israël mesurent avec effroi le recul opéré depuis le dernier conflit ouvert, à Gaza, en mai 2021. A l’époque, Nadia (un nom d’emprunt), s’était émerveillé de pouvoir proclamer, lors d’une manifestation à Haïfa, que « la Palestine est arabe du fleuve à la mer. » Elle niait l’existence d’Israël entre le Jourdain et la Méditerrannée, tandis que des émeutes inédites ensanglantaient les villes mixtes du pays.
Fille d’un entrepreneur fortuné, Nadia a achevé, depuis, ses études de sciences politiques. Elle aide des familles de prisonniers palestiniens de Cisjordanie occupée, comme des citoyens d’Israël, arrêtés pendant la dure répression des émeutes de 2021. Nadia a manifesté contre la police, qu’elle accuse d’abandonner les villes arabes à leurs mafias responsables de plus de 180 morts cette année. Elle constate que l’extrême droite a prospéré sur les divisions de 2021, pour parvenir au pouvoir. Elle a beaucoup maigri. Elle est épuisée.
Le 18 octobre, elle a été arrêtée en marge de la manifestation d’Haïfa. Elle affirme avoir été brutalisée par des policiers durant une fouille dans un espace désert du port, puis elle a passé une nuit dans la prison de Jalameh, avant d’être relâchée. « J’ai peur que tout s’arrête, que nous fassions dix pas en arrière », dit-elle. Nadia s’estime « seule et sans défense, dans cet étrange crépuscule », et craint que le Hamas ne soit parvenu à ruiner tout espoir de coexistence pacifiée entre le fleuve et la mer.