Les défenseurs « progressistes » de l’Etat racial : considérations sur le vote BDS de l’Association des Langues Modernes

La nouvelle est là : samedi, une résolution pour adopter l’appel palestinien pour un boycott des institutions académiques israéliennes a été rejetée par l’Assemblée des délégués de l’Association des Langues….

La nouvelle est là : samedi, une résolution pour adopter l’appel palestinien pour un boycott des institutions académiques israéliennes a été rejetée par l’Assemblée des délégués de l’Association des Langues Modernes (MLA), la plus grande et la plus traditionnelle des associations d’humanités des États-Unis. Une résolution opposée, engageant le MLA à ne pas adopter un boycott des universités israéliennes, a gagné par une marge étroite de huit voix. Les membres de la MLA en désaccord n’auront pas l’occasion de s’exprimer sur la question, sauf en rejetant cette dernière résolution par un scrutin public au printemps.

La célébration par les opposants à la résolution boycott a été remarquablement discrète. Ceci n’est sans doute pas surprenant, car la possibilité que 40 % des délégués de la MLA aient envisagé un tel boycott était inimaginable il y a trois ans, quand le processus a débuté. Les partisans du boycott ont fait face à une campagne intense, allant d’une menace de poursuite judiciaire contre l’Association à la diffamation par des officines extrémistes sionistes comme le site web anonyme Canary Mission. Le Conseil Israélien des Présidents d’Université déclare avoir orchestré la contre-campagne, certainement en coordination avec le Ministère israélien des questions sécuritaires dont le chef, Gilad Erdan, s’est vanté que son action avait fait capoter le vote de l’American Anthropological Association sur une question similaire au printemps dernier. Israël et ses supporters ont manifestement amélioré leur jeu défensif.

Néanmoins, leurs célébrations prudentes témoignent du fait qu’ils ont des raisons de rester inquiets. Mondialement, le mouvement populaire pour le Boycott, les Désinvestissements et les Sanctions a constamment élargi l’espace pour montrer du doigt le régime israélien d’apartheid et les violations du droit international. Le discours récent de John Kerry, dans lequel il a fait un plaidoyer désespéré pour ressortir la solution à deux Etats de son coma profond, en a été un exemple récent, reconnaissant que dans les conditions actuelles un État unique serait un État d’apartheid. Il s’est seulement trompé de temps : d’après le droit international, la Palestine historique est déjà un régime d’apartheid, amplifié par l’occupation illégale, les colonies, et par le siège moyenâgeux de Gaza.

On peut douter que Kerry aurait pu faire un discours aussi critique d’Israël sans l’espace politique que BDS a dégagé au cours des dernières années. Et tout au long des débats de la MLA, orateur après orateur opposé à la résolution boycott s’est senti obligé d’introduire ses remarques par la déclaration passionnée de son opposition à l’occupation, à la discrimination israélienne et à ses violations des libertés académiques. La mauvaise conscience du sionisme libéral, forcé de défendre l’indéfendable, s’est montrée en spectacle. Il restait quelques échos de ce vieux plaidoyer ad hoc selon lequel Israël est une exception parmi les nations et une démocratie exceptionnelle au Moyen-Orient, mais maintenant il valait mieux dire que les universités israéliennes constituent une exception à la règle de l’injustice israélienne.

Les débats à la MLA, comme à l’AAA, ont ainsi conduit un nouvel acteur à l’avant-scène : le progressiste autoproclamé qui, au pied du mur, choisit de se joindre à l’État raciste plutôt qu’à ses victimes. Albert Memmi a pourfendu cette mentalité colonialiste dans son portrait visionnaire de ce « colonisateur qui refuse » dans The Colonizer and the Colonized [[Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, éd. Buchet/Chastel, Paris, 1957 (n.d.t.)]]. Face aux demandes politiques et le programme des Palestiniens colonisés, il demande plus de dialogue, plus de compréhension, plus de paternalisme, dont rien n’a eu le moindre effet depuis Oslo ni la moindre pertinence avec la lutte palestinienne réelle pour la justice. Peu de ceux qui parlèrent en défense de la liberté académique israélienne oublièrent d’invoquer leur qualité de libéral ou de progressiste ; ils furent encore moins nombreux à se donner la peine de reconnaître les violations routinières et systémiques de chaque liberté académique palestinienne, corollaires de décennies d’occupation, de sièges, de discrimination et de dépossession par un État qui ne cache plus son intention de dénier à la Palestine toute apparence d’autodétermination.

L’effacement de la réalité palestinienne a été permanent dans les débats de la MLA, débats noyés dans des lamentations sur la gêne hypothétique que des universitaires israéliens pourraient ressentir suite à une résolution boycott purement symbolique et non contraignante. C’est comme si un rideau épais marquait la frontière entre Israël, limite extérieure du monde reconnu, et la Palestine, située au-delà des frontières. Le succès d’Israël à se normaliser comme partie intrinsèque de l’Occident, avant-poste de la démocratie dans un monde sauvage de fanatiques et de despotes, continue clairement d’opérer. Dans l’ensemble, les Palestiniens ont été gommés comme universitaires et collègues potentiels et n’ont été invoqués avec condescendance que comme des bénéficiaires reconnaissants de la largesse israélienne. Nous nous sommes trouvés, comme l’a observé un orateur, de retour à l’âge d’or du discours colonial où Israël « sauvait les femmes de couleur d’hommes de couleur » [[Tiré de « Les hommes blancs sauvent des femmes de couleur d’hommes de couleur » expression employée ironiquement par Gayatri Chakravorty Spivak à propos de l’interdiction de l’immolation des veuves en Inde (n.d.t).]]. Il a continué en notant, consterné, que ce fut la réunion « la plus blanche » à laquelle il avait participé depuis très longtemps.

Il n’était que trop clair que le droit à la liberté universitaire ne s’étend pas, en fait, au-delà des frontières d’un monde académique occidental étroitement défini, dont l’université israélienne est un membre honoraire. En conséquence des efforts pour endiguer les universitaires radicaux au XXe siècle, aux USA, la liberté universitaire est déjà définie très étroitement pour n’inclure que les droits à la recherche, à l’enseignement, et à la publication sans interférence. Selon ses lignes directrices le boycott palestinien, qui exempte les personnes et ne touche que les institutions, aurait laissé ces droits intacts. Par conséquent, ce que les soutiens d’Israël défendaient, ce n’était pas tant la liberté académique que le privilège académique, un privilège qui a toujours fonctionné main dans la main avec les récompenses de la domination coloniale et de la suprématie raciale. Quand les opposants au boycott se plaignent de voir dans les arguments de leurs opposants une sorte de dénigrement éthique, voici ce qu’ils expriment : tenter de concilier la défense de privilèges fondés sur le colonialisme de peuplement et les profits de l’apartheid avec la déclaration de l’universalité sacro-sainte de la liberté académique constitue un dilemme peu enviable.

Ceci est devenu assez évident après le vote sur les résolutions boycott, lorsque l’assemblée a examiné une autre résolution qui, ironiquement, concernait la menace potentielle posée par l’administration Trump mise en place sur les libertés académiques des universitaires États-Uniens.

Il est difficile de s’opposer à cette résolution, qui affirmait l’engagement de la MLA à la non-discrimination et à la liberté de voyager. Mais il était impossible de ne pas voir l’ironie de membres de la MLA votant maintenant pour sécuriser pour eux-mêmes les libertés qu’ils venaient juste de dénier par leur vote aux Palestiniens. Leur vote contre une stratégie non-violente de boycott était un refus pour soutenir l’effort des Palestiniens pour s’assurer des moyens, des seuls moyens qu’ils leur restent, de défendre et de parvenir aux libertés qui leur ont été systématiquement déniées par l’occupation israélienne, le blocus, la dépossession et la discrimination.

La résolution discutée affirmait le droit fondamental de la liberté de voyager, un droit dénié quotidiennement aux Palestiniens, que ce soit dans la Cisjordanie ou vers et depuis les territoires occupés, y compris Gaza, et en particulier vers Israël. Il affirmait l’opposition de l’association à des discriminations sur la base de la race, de l’ethnie, de la religion, de la couleur, de l’origine nationale ou des croyances politiques. Nos collègues palestiniens souffrent de toutes ces formes de discrimination, parties intégrantes du régime d’apartheid israélien que les administrations US successives ont soutenu avec un financement sans cesse croissant qui fait pâlir toutes les autres formes d’aide étrangère.

La résolution exprimait l’inquiétude que l’administration Trump puisse menacer ces libertés que nous chérissons. Mais nous devrions nous souvenir que pendant cette campagne, c’est Israël que Trump a invoqué comme son modèle pour un profilage racial réussi. C’est Israël qu’il a encensé pour avoir construit un mur qui dénie la liberté de mouvement sur la base de l’origine nationale, de la race et de l’identité ethnique. Trump a loué la politique discriminatoire d’immigration d’Israël qui nie arbitrairement l’entrée aux musulmans et aux personnes d’origine arabe. Et sous l’administration Trump, il ne fait pas de doute que les conditions vont se détériorer pour les Palestiniens à une vitesse sans précédent. L’espoir reporté deviendra l’espoir détruit.

Il est difficile de ne pas ressentir l’hypocrisie du passage d’une résolution comme celle-ci, tout en déniant le soutien aux Palestiniens qui ne font pas face à une menace potentielle, mais qui souffrent effectivement du déni de liberté académique et de toutes les autres dont les universitaires US et israéliens ont le privilège de jouir. Mais nous devrions comprendre qu’une telle hypocrisie est avant tout un effet d’une certaine sorte de solidarité raciale – ici, de la solidarité presque involontaire entre bénéficiaires de deux héritages de colonialisme de peuplement qui ont toujours effacé, parce qu’elles doivent effacer, la présence, les droits et l’humanité des peuples indigènes. C’est une sorte d’axiome viscéral qui dicte de qui doit être défendu et qui peut être écarté.

Significativement, les organisations universitaires qui ont parvenu à, voire qui ont été proches de passer des résolutions de boycott, à ce jour, ont toutes été celles dont les membres incluent dans le cadre de leur discipline l’analyse des formes de discrimination, qu’elles soient basées sur la race, le colonialisme, la sexualité ou le genre : l’ Association for Asian American Studies, American Studies, the National Women’s Studies Association, Native and Indigenous Studies, parmi une liste croissante. Au cours de l’avancée de la campagne boycott, ses militants devront considérer cette sobre leçon, qu’il est bien plus difficile de faire bouger les grandes associations et les secteurs qui sont bien plus façonnés, et bien moins préoccupés, par l’histoire de colonialisme et de discrimination raciale de ce pays. Mais la solidarité naturelle et montante entre le mouvement pour la justice en Palestine et les autres mouvements pour la justice sociale, raciale et sexuelle, qui ne peut que se renforcer sous l’administration Trump, laquelle a déjà rapproché ces alliés également naturels, les Sionistes et les Nationalistes Blancs, donne des raisons de prédire que le mouvement boycott n’a pas encore atteint sa limite.