Le Sénat condamne des groupes étudiants tandis que les réactions brutales aux positions pro-palestiniennes augmentent

“Risquerons-nous de briser nos carrières à cause d’un billet éphémère posté sur un réseau sans sauver une seule vie en Palestine ?”

Vendredi [27 octobre], le Sénat des États-Unis a adopté une résolution unanime condamnant ce qu’il a qualifié de “groupes étudiants anti-Israël, pro-Hamas” dans tout le pays à la suite d’une journée de grèves. Des centaines d’étudiants, sous l’impulsion de Students for Justice in Palestine et de Jewish Voice for Peace, ont quitté leurs salles de cours dans les universités de Columbia, de Princeton, de New York, et des dizaines d’autres établissements universitaires en exigeant, ont-ils dit, un cessez-le-feu à Gaza et la fin du soutien militaire des États-Unis à Israël. La résolution du Sénat a condamné les groupes étudiants pour leur soutien apparent au Hamas, s’inscrivant ainsi dans un ensemble plus vaste de réactions négatives du gouvernement et des entreprises face aux manifestations liées à la guerre.

Tandis que le conflit s’intensifie, les controverses se répandent au-delà des campus et du gouvernement pour gagner les lieux de travail. Ces dernières semaines, les services gouvernementaux ont exercé leur pression contre des groupes activistes étudiants, des listes noires publiques ont été créées dans de nombreux secteurs professionnels, et on a vu une vague de licenciements à motivation politique, liés aux positions énoncées en public sur le conflit par les personnes concernées.

“Nous voyons des gens qui se font renvoyer de leur travail, qui subissent des enquêtes de la direction des RH à cause de leurs posts sur les réseaux sociaux ou de conversations avec des collègues, qui voient des offres d’emplois être annulées. En ce moment, il y a une tendance lourde à ce que les emplois des gens soient pris pour cibles”, souligne Dima Khalidi, fondatrice et directrice de Palestine Legal, une organisation de plaidoyer qui s’efforce de préserver les droits civiques de celles et ceux qui soutiennent les droits des Palestiniens aux États-Unis.

Khalidi indique que son organisation s’est occupée d’environ 2 200 cas de répression de la liberté d’expression entre 2014 et 2022. Cependant, dans les deux semaines qui viennent de s’écouler, 300 nouvelles demandes d’assistance juridique lui ont été faites, chiffre qui correspond au nombre de demandes que l’organisation reçoit habituellement en une année complète. “On voit s’accroître de façon exponentielle le besoin de soutien juridique”, dit-elle. “Cela résulte directement de la forme d’incitation pratiquée aujourd’hui par nos propres représentants élus, ainsi que des carences des universités et des employeurs qui ne résistent pas aux pressions.”

En raison de fractures évidentes, religieuses, culturelles et idéologiques, le conflit Israël–Palestine a toujours été un problème clivant pour les partisans de la liberté d’expression aux États-Unis. Mais les évènements récents ont révélé un gouffre béant dans la façon d’envisager la situation, car un raz-de-marée de répression de la liberté d’expression a suscité une réaction très timide, ou même un soutien actif, de la part de personnalités élues qui se présentent normalement comme des défenseurs de la liberté d’expression. Au début de cette semaine, Ron DeSantis, gouverneur de la Floride, a décrété l’interdiction des groupes de Students for Justice in Palestine à la suite de manifestations récentes de solidarité au nationalisme palestinien qu’il a considérées comme un soutien au Hamas.

Il serait difficile de rendre compte complètement de la répression de la liberté d’expression dans de multiples champs d’activité, étant donné l’ampleur incroyable de ces représailles, qui s’élargit de jour en jour. Mais dans les secteurs des médias et de la technologie, des arts, du monde universitaire, et même dans des professions généralement éloignées de la politique comme l’aviation ou les relations publiques, il y a eu de toute évidence une volonté de menacer, d’exclure et d’écarter de certains emplois des individus au motif des opinions qu’ils exprimaient sur ce sujet.

Ces dernières semaines, le rédacteur en chef de la revue scientifique sans but lucratif eLife, Michael Eisen, a été contraint de démissionner après avoir partagé un article de The Onion qui donnait une vision satirique de l’indifférence publique à la mort de civils palestiniens ; une découvreuse de talents renommée de Hollywood, Maha Dakhil, a été renvoyée du conseil d’administration de sa société pour avoir suggéré sur Instagram qu’un génocide avait lieu à Gaza ; et de nombreux journalistes pratiquant des reportages non politiques, ainsi que des salariés d’entreprises ordinaires aux États-Unis et ailleurs, ont subi des réprimandes ou même des licenciements en raison de leurs déclarations concernant la guerre.

Lors d’un des cas les plus connus et choquants de représailles, le chef du Web Summit, un évènement mondial de conférences sur les technologies, a été forcé de présenter des excuses et de démissionner après avoir posté ceci sur X (ex-Twitter) : “les crimes de guerre sont des crimes de guerre même quand des alliés les ont commis, et on doit leur donner le nom de ce qu’ils sont.”

Il y a eu quelques cas de propos réellement nocifs ou haineux liés à de tels incidents, mais la grande majorité des actes récents de représailles semblent s’en prendre à des propos relevant dans des circonstances normales de la liberté d’expression et de plaidoyer. Ces attaques ont franchi les limites du monde américain de l’entreprise pour se répandre dans le monde culturel. De nombreux écrivains ont vu des évènements publics annulés ou ont dû changer le lieu de leur prestation en raison de déclarations passées ou récentes considérées comme un soutien aux Palestiniens ou une critique envers Israël, notamment l’analyste politique et auteur Nathan Thrall, ou le romancier Viet Thanh Nguyen, qui devait s’exprimer au centre culturel 92NY.

Le climat de peur dans le monde artistique a conduit de nombreuses personnes à se demander quel équilibre trouver entre l’exigence de prendre une position en public et la crainte de voir des représailles à caractère politique mettre fin prématurément à leur carrière. De nombreux cinéastes ont signalé qu’ils se sentaient incités à supprimer des posts sur les réseaux sociaux et leurs comptes Instagram parce qu’ils redoutaient d’être surveillés par leurs collègues de la profession. Jeudi dernier [26 octobre], le rédacteur en chef de la revue Artforum a été licencié, après des pressions suscitées par une lettre ouverte en faveur des droits des Palestiniens.

“Ce jeu auquel jouent beaucoup d’entre nous, cinéastes minoritaires dotés d’une conscience, s’inscrit dans la durée”, dit un cinéaste de Hollywood, qui a demandé à rester anonyme pour aborder cette question, par peur des représailles. “Restons-nous patients, en intégrant notre résistance et notre indignation à nos films, qui dureront plus longtemps que nous, ou courons-nous le risque de briser nos carrières à cause d’un billet éphémère posté sur un réseau sans sauver une seule vie en Palestine ?”

La peur d’ajouter son nom à une lettre ouverte est particulièrement aigüe depuis que la tactique autoritaire traditionnelle de la liste noire est revenue plus brutalement que jamais pour cibler les critiques d’Israël. Ces dernières semaines, on a vu apparaître un certain nombre de nouveaux sites web qui donnent des listes nominales d’étudiants et de salariés accusés d’avoir publié ou approuvé des positions estimées hostiles à Israël, accroissant encore la floraison de ce genre de sites, notamment Canary Mission, une liste noire universitaire tristement célèbre.

Dans le contexte d’un conflit armé à forte charge affective et qui dure depuis sept décennies, la volonté de détruire la carrière ou le gagne-pain de personnes en alléguant leurs propos publics sur ce sujet a suscité la désapprobation de certains partisans de la liberté d’expression.

La Foundation for Individual Rights and Expression (Fondation pour les droits et l’expression individuels), une organisation de tendance libertarienne défendant la liberté d’expression, fait partie d’un petit nombre d’organisations ayant pris la parole de façon directe pour soutenir les personnes visées par les récentes actions répressives. “Les véritables menaces, l’incitation à une action illégale imminente, et le harcèlement ne sont pas protégés”, indique l’organisation dans un communiqué récent. “Mais les appels récents à sanctionner les propos tenus sur le conflit Israël-Hamas vont bien au-delà de formes d’expression rattachées à une de ces catégories étroites.”

Ailleurs, on rencontre des réactions inhabituellement timides. La Foundation Against Intolerance and Racism (Fondation contre l’intolérance et le racisme), une organisation libérale de plaidoyer pour les droits civiques, qui inclut dans sa mission son engagement en faveur de “la liberté d’expression et la diversité des points de vue”, n’a pas mentionné les mesures récentes de répression de la liberté d’expression dans sa déclaration du 26 octobre sur le conflit. Le groupe s’est contenté de formules comme : “les campus des collèges sont de nouveau devenus des terrains fertiles pour la contestation et le conflit”, affirmant que l’organisation persiste dans son “engagement en faveur d’une communication qui dépasse les clivages”.

Un certain nombre d’importants donateurs à l’université de Harvard et à l’université de Pennsylvanie ont menacé d’interrompre des financements à la suite de manifestations et de déclarations publiques estudiantines dans le sillage de l’attaque du Hamas le 7 octobre et des bombardements de la Bande de Gaza menés ensuite par l’armée israélienne. Les attaques du Hamas ont tué environ 1 400 Israéliens, surtout des civils, tandis qu’Israël, selon les estimations, aurait tué environ 7 000 Palestiniens, dont la majorité seraient également des civils, dans les 17 jours qui viennent de s’écouler, l’administration Biden lui apportant son soutien résolu.

La guerre culturelle intérieure au sujet de Gaza et d’Israël pourrait bien devenir une question politique lors de l’élection présidentielle étasunienne de 2024. Dans un discours de campagne dans le New Hampshire, Donald Trump s’est engagé à “mettre en œuvre un filtrage idéologique de tous les immigrants”, se référant à des controverses récentes sur la guerre. “Si vous haïssez l’Amérique, si vous voulez supprimer Israël, si vous n’aimez pas notre religion, et c’est le cas de beaucoup d’entre eux, si vous sympathisez avec les djihadistes, eh bien, nous ne voulons pas de vous dans notre pays et vous n’y entrerez pas”, a déclaré Trump.

Marco Rubio, sénateur de Floride, a cherché de son côté à présenter une résolution qui invaliderait les visas de personnes présentes aux États-Unis et considérées comme des “soutiens du Hamas”, cette démarche ayant été bloquée par les Démocrates du Sénat, pour l’instant.

Les tentatives de mise en place de tests idéologiques, qui tendent par nature à être fortement sujets à interprétation quand il s’agit de questions politiques, représentent un sinistre présage pour l’avenir de la libre expression aux États-Unis en général. Alors que de nombreuses personnes ont noté que le secteur privé fonctionne comme un censeur de facto en menaçant des individus de ruine financière au motif de leurs opinions politiques, la tendance croissante à instaurer des barrières juridiques et bureaucratiques plus strictes à la liberté d’expression représente le point culminant de ce que les partisans libéraux de l’expression libre craignent depuis longtemps.

Malgré le climat croissant de répression, les juristes attachés à la défense de la liberté d’expression sur cette question disent qu’ils continueront à promouvoir la perspective palestinienne sur le conflit avec une énergie accrue étant donné les évènements actuels à Gaza.

“De nombreuses personnes s’expriment et refusent de se laisser intimider par cette purge de style maccarthyste”, dit Khalidi, de Palestine Legal. “Il est réellement important que les gens dépassent par la pensée le moment immédiat et que nous ayons recours à notre boussole morale, car nous assistons à d’immenses crimes de guerre, et si nous ne nous levons pas pour les dénoncer, nous en serons complices.”