Le Lancet censure une lettre sur la santé à Gaza à la suite de pressions pro-israéliennes

Avec une nouvelle flambée du nombre d’infections au coronavirus, Gaza fait à nouveau face à la perspective très réelle que son système de santé soit submergé. Gaza ne combat pas….

Avec une nouvelle flambée du nombre d’infections au coronavirus, Gaza fait à nouveau face à la perspective très réelle que son système de santé soit submergé.

Gaza ne combat pas qu’une pandémie mondiale. Sous blocus et attaques militaires successives d’Israël depuis 2007, la bande côtière se bat contre un des plus hauts niveaux de pauvreté et de chômage au monde ainsi que contre des infrastructures en ruine, y compris dans le secteur de la santé.

Une grave pénurie de médicaments et d’équipement médical directement liée au siège israélien, combinée aux ravages d’une pandémie, menace les services de santé d’un effondrement total.

On peut remédier assez rapidement à au moins l’un de ces problèmes si Israël adoucit ou met fin à son blocus.

Mais faire remarquer cela n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire, comme l’ont découvert à leur grand désarroi quatre professionnels internationaux de la santé et des droits de la personne humaine.

Dès le mois de mars, lorsque la pandémie a atteint Gaza, David Mills de l’Hôpital pour Enfants de Boston, Bram Wispelwey de l’Hôpital de Brigham et des Femmes de Boston, Rania Muhareb préalablement membre de l’association palestinienne de défense des droits de la personne humaine Al-Haq, et Mads Gilbert de l’Hôpital Universitaire du Nord de la Norvège, avaient écrit une courte lettre au Lancet, l’un des plus importants journaux médicaux au monde.

Les pandémies causeront plus de dommages chez « les populations accablées par la pauvreté, l’occupation militaire, la discrimination et l’oppression institutionnalisée », ont fait remarquer les auteurs. Ils exhortaient la communauté internationale à agir pour mettre fin à la « violence structurelle » infligée aux Palestiniens de Gaza.

« Une pandémie de COVID-19 qui paralyse encore plus le système de santé de Gaza ne devrait pas être perçue comme un phénomène biomédical inévitable vécu à égalité par la population mondiale, mais comme une injustice sociobiologique évitable enracinée dans des décennies d’oppression israélienne et de complicité internationale », concluaient-ils.

La lettre – « Violence structurelle à l’époque d’une nouvelle pandémie : le cas de la Bande de Gaza » – a bien été publiée en ligne le 27 mars.

Juste trois jours plus tard, cependant, dans une démarche inhabituelle sinon sans précédent pour The Lancet, la lettre a été retirée sans commentaires. (On peut encore la lire sur un site de moteur de recherches des publications académiques, ici.

Boycott

« quand nous l’avons remarqué, nous nous sommes adressés au Lancet pour avoir une explication », a dit Wispelwey, qui est également enseignant à la Faculté de Médecine de Harvard.

D’après Wispelwey, The Lancet aurait simplement dit que « nos propos avaient précipité une grave crise », mais sans proposer aucun détail, ni d’autres commentaires, ni publication d’explications pour les lecteurs.

Les auteurs ont alors fait remarquer que la lettre avait provoqué de l’émoi chez les supporters d’Israël dans la communauté médicale.

Un éminent militant, Daniel Drucker, endocrinologue canadien réputé, est allé sur Twitter le 29 mars pour excorier The Lancet et son rédacteur en chef, Richard Horton.

« Alors que le monde se bat contre la COVID-19 », a-t-il écrit, The Lancet et Richard Horton « saisissent l’occasion » pour publier des lettres « qui bafouent Israël ».

Dans un post sur son blog, Drucker a félicité Horton pour sa « prompte décision » de retirer du Lancet la lettre « condamnant Israël ».

Cela a provoqué une prompte réponse de Palestine Legal se désolant que Drucker ait obligé The Lancet à s’autocensurer.

Drucker a également comparé l’antisémitisme à un virus, déclarant que « l’antisémitisme, l’antisionisme et les invectives anti-Israël sont des tendances extrêmement proches.

Drucker n’est pas novice dans ce genre de défense d’Israël. Il a fait partie d’une campagne formidablement efficace contre The Lancet en 2014, après que le journal ait publié « une lettre ouverte pour la population de Gaza » protestant contre les effets de l’agression militaire israélienne cette année là.

L’agression a provoqué plus de 2.200 morts, principalement civils, parmi lesquels 550 enfants.

Vers la fin de juillet 2014 et au milieu de l’offensive israélienne, cette lettre avait reçu plus de 20.000 signatures, dont The Lancet a annoncé qu’il ne publierait pas les noms après « plusieurs déclarations menaçantes envers ces signataires ».

Parmi ces déclarations menaçantes, fut il révélé plus tard, on trouvait des attaques personnelles contre Horton, l’accusant d’antisémitisme et le présentant dans un uniforme nazi. Sa femme a été verbalement attaquée et des camarades classe ont dit à sa fille que son père était un antisémite.

En réponse à cette lettre, Drucker a lancé une pétition pour garder les publications médicales et scientifiques « loin des opinions politiques conflictuelles ».

La pétition a gagné plus de 5.000 signatures et a conduit des professionnels de la santé pro-israéliens du monde entier, mais spécialement en Amérique du Nord, à boycotter The Lancet pendant cinq ans.

Faire taire la dissidence

Finalement, et après qu’en 2017, The Lancet ait consacré un numéro entier au système de santé israélien, le boycott a été annulé.

Mais la crainte, a dit Wispelwey, c’est que ces journaux médicaux soient maintenant l’objet de censure indirecte ou d’autocensure à propos de la Palestine en conséquence de « l’effet de dissuasion global » de la campagne contre The Lancet.

Le commentaire du mois de mars dont il était le coauteur, a plaidé Wispelwey, n’était pas formulé plus énergiquement que des articles publiés ailleurs dans les médias dominants ou israéliens.

« L’aspect extrême de la réponse suggère que l’on pense qu’il s’agit d’un espace – les journaux médicaux universitaires – qui est interdit même aux idées courantes, à la documentation et au discours sur le contexte de la santé des Palestiniens qui contient une critique d’Israël », a dit Wispelwey.

The Electronic Intifada a rapporté en mars que le tableau de bord largement utilisé pour la COVID-19 publié par le Centre pour les Systèmes de Science et d’Ingénierie de l’Université John Hopkins avait efficacement effacé les Palestiniens en amalgamant des données pour Israël et la Cisjordanie et la Bande de Gaza occupées.

Cette décision a finalement été révoquée mais la réduction au silence des voix pro-palestiniennes, dans l’académie et au-delà, a été bien documentée par tout le monde d’Edward Said à Judith Butler.

C’est une démarche qui montre peu de signes d’affaiblissement.

Le mois dernier, les plus grandes sociétés de médias sociaux – Zoom, Facebook et YouTube – ont sorti le grand jeu pour empêcher un événement organisé par l’Université de l’État de San Francisco avec Leila Khaled, icône palestinienne de la résistance et ancienne militante du Front Populaire de Libération de la Palestine, maintenant septuagénaire.

Et à travers le monde, des associations pro-israéliennes démarchent les gouvernements à tous les niveaux pour faire interdire le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions qu’ils traitent d’antisémite.

L’argument pour réduire au silence la critique du traitement des Palestiniens par Israël dans les publications médicales et scientifiques est qu’elles devraient être dépourvues de contenu politique « clivant ».

Mais ça, a dit Rania Muhareb, universitaire et chercheure juridique chez Al-Haq quand la lettre du mois de mars a été écrite, c’est fallacieux.

Les questions de santé publique sont très clairement politiques – la santé universelle en étant un exemple évident – les inégalités sociales et politiques étant reconnues comme des causes profondes de mauvaise santé. Dans les zones de conflit, il est impossible de les séparer.

« La réalisation du droit à la santé est étroitement liée à l’accomplissement des autres droits fondamentaux », a dit Muhareg à The Electronic Intifada.

Des vies en jeu

A Gaza, la politique est très certainement à l’oeuvre quand on parle de santé.

Exerçant un contrôle total sur tout ce qui entre à Gaza, y compris l’aide humanitaire, l’armée israélienne a cependant failli à mettre en place quelque plan d’urgence que ce soit pour Gaza alors que cette région appauvrie essaie de résister à la COVID-19.

Le refus d’Israël à agir se fait malgré le fait qu’il demeure la puissance occupante selon le droit international et est donc responsable juridiquement du bien-être élémentaire de chacun à Gaza.

Et ce n’est pas faute d’avoir été averti. Les associations palestiniennes, israéliennes et internationales de défense des droits de la personne humaine n’ont cessé d’appeler Israël à rédiger un plan ou, plus efficace, de lever complètement le siège avant qu’il ne soit trop tard.

Les chiffres décrivent une histoire de mauvais augure : quand la pandémie a touché Gaza en mars pour la première fois, elle se limitait aux quelques voyageurs qui entraient et sortaient de la bande côtière assiégée.

Il était facile de les identifier et de les mettre en quarantaine.

Le premier décès en lien avec la COVID-19 est survenu en mai, quelques deux mois après les premiers cas confirmés, et est également arrivé dans un lieu d’isolement.

Mais une fois que la contamination a démarré dans la communauté fin août, les chiffres ont flambé.

Les chiffres confirmés sont rapidement passés de 200 à fin août à plus de 2.600 au 25 septembre. Il y a eu 17 morts.

« Le système de santé à Gaza a été poussé au bord de l’effondrement », a dit Mads Gilbert, chirurgien qui a exercé de nombreuses années à Gaza.

Le blocus israélien et les attaques militaires répétées ont irrémédiablement sapé les prestations de santé à Gaza, a-t-il dit, et ont laissé les hôpitaux et les cliniques ni capables ni prêts à affronter la pandémie.

« La crainte, c’est qu’une épidémie incontrôlée de la COVID-19 dans la Bande de Gaza surcharge complètement le système de santé de Gaza, alors combinée à la prédisposition à la pandémie des Palestiniens soumis à une violence structurelle », a dit Gilbert à The Electronic Intifada.

Juste commentaire

Un juste commentaire pour les professionnels de santé ? Pas selon Zion Hagay, de l’Association Médicale israélienne, dont la lettre en réponse à la lettre maintenant inexistante rédigée par Gilbert et al a été publiée dans la dernière édition en ligne du Lancet.

Hagay a dénoncé la lettre du mois de mars en tant que « rhétorique politique » et a défendu le blocus israélien comme « une réponse nécessaire à la contrebande d’armes et à la violence incessante contre Israël ».

Il a félicité Israël pour « permettre » aux patients palestiniens de « continuer à entrer en Israël pour y recevoir des traitements médicaux salvateurs ».

Mais à Gaza, les Palestiniens font face à un processus très largement critiqué et onéreux pour obtenir des permis de la part de l’armée israélienne pour se déplacer pour des traitements ou toute autre raison.

A cause des retards et des refus de permis par Israël, les patients palestiniens meurent régulièrement par manque de traitement. L’OMS a documenté 54 morts de cette sorte dans la seule année 2017.

Hagay a également omis de faire savoir que le Secrétaire Général de l’ONU Antonio Guterres – dont il vante par ailleurs l’heureuse coopération entre Israël et l’Autorité Palestinienne pour répondre à la COVID-19 – a longtemps décrit Gaza comme l’une des crises humanitaires les plus « dramatiques » au monde et demandé que le siège soit levé.

Mais par ailleurs, a dit Wispelwey, ils était « abasourdissant » que The Lancet ait décidé de publier une lettre en réponse à un article qui avait déjà été supprimé.

« Cela rend la situation simplement plus bizarre », a dit Wispelwey. « Publier une réponse à une pièce maintenant ‘disparue’ et lui permettre de commenter son retrait ? »

« La censure et la surveillance sont des méthodes classiques du contrôle par le système colonial de peuplement », a ajouté Wispelwey.

Plutôt que de chercher à obtenir un faux « équilibre » des points de vue qui ne parvient pas à prendre en compte le déséquilibre des forces, Wilpelwey a dit : Nous devons « commencer à reconnaître, à nommer ces forces et à y résister dans la médecine universitaire au au-delà ».

The Lancet n’a pas souhaité faire de commentaires.