Le Gaza que nous laissons derrière nous

Je ne reconnais plus de nombreux endroits de mon pays. Seuls mes souvenirs subsistent.

[Note de l’AURDIP : Le poète palestinien Mosab Abu Toha vient de recevoir le prix Pulitzer pour cet article publié le 7 octobre 2024 dans le New Yorker.]

Je suis honoré de recevoir aujourd’hui le prix Pulitzer. Un grand merci au jury et aux membres du bureau du prix pour l’honneur qu’ils me font. Je dédie ce succès à ma famille, à mes amis, aux professeurs et aux élèves de Gaza. Que soient bénis les 31 membres de ma famille tués dans une frappe aérienne en 2023. Que soient bénies les âmes de mes quatre cousines, dont deux ont été tuées avec leurs maris et leurs enfants. Que soit bénie l’âme de ma grand tante, Fatima, dont le « corps » reste enfoui sous les décombres de sa maison depuis octobre 2024. Que soient bénis les tombes de mes grands parents que je ne trouverai jamais. Que soient bénies les âmes de mes élèves qui ont été tués pendant qu’ils cherchaient de la nourriture ou du bois. Et l’école où j’ai étudié et enseigné, la bibliothèque que j’ai fondée et à laquelle j’ai ajouté un livre de poésie avant 2023. Que soient bénis beaucoup, beaucoup d’autres. Je prie pour un cessez-le-feu immédiat et permanent, et pour la JUSTICE et la PAIX !

  • PHOTO extraite du Guardian : Le poète palestinien Mosab Abu Toha reçoit le prix Pulitzer du commentaire politique

Un soir d’été, il y a de nombreuses années, mon père et moi étions assis sur le toit de notre maison à Beit Lahia, au nord de Gaza, et nous parlions de mon grand-père Hasan. Je n’ai jamais rencontré Hasan. Il est mort il y a quarante ans, avant le mariage de mon père, après un long combat contre le diabète qui le forçait à utiliser un fauteuil roulant. J’avais soif d’histoires de mon père et de ses soeurs sur lui. Je voulais savoir ce que Hasan buvait, mangeait, regardait, portait. J’avais le sentiment qu’écouter les souvenirs de ma famille ouvrait une pièce dans mon esprit, une pièce où je pouvais me tenir et peindre mon propre portrait de Hasan.

« Est-ce que mon grand-père n’a jamais voyagé à l’étranger ? », ai-je demandé.

« Bien sûr, il a visité le Liban et la Jordanie », a répliqué mon père. Mais il n’a pas pu me dire quand, avec qui ou pour combien de temps. Nous sommes restés assis là un certain temps, cherchant à échapper à la chaleur de la maison. L’électricité était coupée et la nuit tombait.

Récemment, j’ai appelé mon père de Syracuse, New York, où je me suis réfugié avec ma femme et nos trois enfants. Il continue à vivre au nord de Gaza. Il m’a dit qu’il avait essayé de faire pousser des légumes dans notre quartier. « J’ai attendu pendant des heures de remplir quelques seaux d’eau pour les plantes, mais aucune chance aujourd’hui », m’a-t-il dit. Alors j’ai évoqué Hasan. « Je sais que ce n’est pas approprié de demander cela maintenant », ai-je dit. « Mais est-ce que tu sais si quelqu’un dans la famille a le passeport de mon grand-père. »

Mon père a ri. « Comment veux-tu que je sache ? C’était il y a longtemps ».

Je m’attendais à cette réponse, mais elle m’a donné envie de sangloter. Même avant qu’Israël n’envahisse Gaza l’an dernier, je n’ai pas pu trouver la tombe de mon grand-père. Mes parents m’avaient dit qu’il était enterré dans un cimetière du quartier de Sheikh Radwan dans la ville de Gaza. Comment la trouverai-je jamais, maintenant que tant de cimetières ont été endommagés par la guerre ? Personne n’a pu même me dire le jour de l’anniversaire de Hasan. Tout ce que je savais était qu’il avait sept ans de plus que sa femme, ma grand-mère Khadra, qui est née en 1932. La date de sa mort aussi ressemblait à un problème de maths. Je savais que l’un de mes cousins était né deux mois plus tard, ce qui suggérait qu’Hassan était mort le 30 octobre 1984.

À chaque fois que je rends visite à des amis aux États-Unis, je vois sur leurs murs des portraits de parents, de grands-parents et même d’arrière-grands-parents, et mon coeur se serre. Pourquoi n’ai-je pas hérité de tels trésors ? Est-ce parce que Hasan a vécu et est mort dans un camp de réfugiés ? S’il a sauvegardé des documents et des photographies qui pourraient répondre à mes questions, existeraient-ils encore maintenant, après ce que Gaza a enduré ?

Quand je pense à quel point je sais peu de choses sur mon grand-père, je pense aussi à mes trois enfants et à ce que moi-même je peux leur transmettre. Quand le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre 2023, trois générations de ma famille vivaient ensemble sous un seul toit. Cinq jours plus tard, les forces israéliennes ont distribué des notices qui nous ordonnaient d’évacuer la zone. Nous avons tout laissé derrière nous, sauf quelques vêtements et de la nourriture. Le 14 octobre, après qu’une frappe aérienne a touché la maison de mon voisin, je suis allé vérifier l’état de notre maison et j’ai découvert les fenêtres cassées, les livres tombés, la poussière couvrant chaque oreiller, chaque matelas, chaque couverture. J’ai essayé de nettoyer les canapés. Je pensais que ma maison, mes livres, mon bureau, seraient là pour nous une fois la guerre finie. J’ai fait des photos des dommages pour pouvoir m’en souvenir.

Deux semaines plus tard, notre maison a été détruite par une frappe aérienne israélienne. Quand je me suis risqué à y retourner, plusieurs jours après le bombardement, je me suis senti obligé de passer une heure ou deux à fouiller dans les décombres, espérant sauver quelques vêtements, ou des chaussures, ou des couvertures. C’était l’automne et le fantôme de l’hiver menaçait. Tout ce que j’ai sauvé a été un bloc-notes et une copie de mon premier livre de poèmes.

Ce n’est que récemment que je me suis souvenu de quelque chose que j’avais été impuissant à retrouver : un album de photos, qui contenait des photos de moi, de mes frères et soeurs, de mes parents et de mes grands-parents. Dès que j’ai pensé à l’album, j’ai envoyé un message à mon frère Hamza : « Peux-tu essayer de voir si tu pourrais trouver l’album de photos dans les ruines de ma bibliothèque ? » Je me sentais gêné de lui demander cela, à un moment où il pouvait à peine trouver de la nourriture pour sa famille. Mais ces photos nous étaient précieuses. Elles étaient notre façon de nous souvenir.

Ma famille à Beit Lahia n’a pas pu trouver l’album, ni les restes de la pièce où il se trouvait. À ce jour, il n’y a plus aucune trace visible de nos lits, de nos canapés, de nos armoires, ni même des murs de ma chambre ou de la cuisine. Il n’en reste que nos souvenirs.

 Je suis quelqu’un qui aime prendre des photos. Je me sens reconnaissant d’avoir un téléphone avec assez d’espace de stockage pour les conserver. Mes photos de Gaza montrent ma famille dans des champs verts luxuriants, et sur la plage au coucher du soleil. J’ai une photo du four d’argile où ma mère cuisait le pain et parfois rôtissait un poulet. J’ai une photo de ma fille Yaffa, jetant des pétales de fleurs sur une rue paisible. J’ai une photographie de la fin de septembre 2023 de mon plus jeune enfant, Mostafa, portant un costume de Spider-Man et sautant d’un banc dans ma chambre.

Pendant vingt-trois ans, j’ai eu les mêmes voisins, les mêmes arbres autour de moi. Je suis passé devant les mêmes écoles, les mêmes clubs, les mêmes cafés, les mêmes murs couverts de graffitis. J’ai croisé les mêmes enseignants, les mêmes coachs, les mêmes barbiers et les mêmes serveurs. Avant le 7 octobre, les gens partaient rarement. Il y avait cette tendre relation entre nous et les choses.

Mon petit quartier de Beit Lahia me manque. Les moments où ma belle-mère, qui habitait la porte à côté, faisait du maftoul et nous en envoyait un peu me manquent. Les visites de mes trois soeurs mariées et de leurs enfants pendant les week-ends me manquent, et aussi quand l’aînée, Aya, m’appelait à l’avance pour me demander de faire du thé. Mes soeurs aimaient mon thé, et j’aimais le préparer pour elles. Apporter la bouilloire et les tasses à une table sous l’oranger ou le goyavier me manque. Aller avec mon beau-frère Ahmad dans ses champs de maïs me manque. Sur le pourtour, il plantait des aubergines, des poivrons, des haricots verts, des concombres et des courges pour ses proches. Je me rappelle clairement le temps où nous y avions un barbecue et où Ahmad nous invitait à cueillir des épis de maïs et à les mettre directement sur le grill.

Au fil du temps, il est devenu difficile pour moi de reconnaître les endroits qui m’étaient familiers à Gaza. Depuis le 7 octobre, des quartiers entiers ont été rasés. Ces jours-ci, beaucoup de rues et de voies ne peuvent plus être distinguées sous les décombres et il y a trop peu de carburant pour que les bulldozers les dégagent. Quand je regarde les photos et les vidéos aux informations, je ne peux dire si je vois les restes d’une pharmacie, d’un restaurant, d’un glacier ou d’une école maternelle. Nous aimions ces endroits. Chacun d’eux est une perte.

Je pense souvent à des lieux que je ne pourrai pas montrer à mes enfants ou à mes petits enfants, les souvenirs que je ne pourrai pas partager : l’école maternelle que j’ai fréquentée au camp de réfugiés d’Al-Shati, le champ à côté où j’ai fait la roue enfant, les rues de Beit Lahia où je faisais du vélo au coucher du soleil. Le terrain de football où je jouais avec mes collègues le soir, la salle où j’ai eu ma réception de mariage. Le mûrier sous lequel j’ai joué aux billes avec mes amis d’enfance. Plusieurs de ces amis ont été tués.

Je pense aussi aux nouveaux souvenirs que j’avais espéré créer. Yaffa et son frère aîné, Yazzan, voulaient apprendre à nager, quelque chose que je n’ai jamais fait à cause de problèmes avec mon oreille. Je voulais qu’ils fassent du vélo le long de la plage sur la rue Al-Rashid, qui avait récemment été recouverte d’asphalte. Je voulais emmener Yazzan à l’entraînement de football pendant l’été. Je voulais présenter à mes élèves la bibliothèque publique Edward Said, une bibliothèque en langue anglaise que j’ai fondée à Gaza. Samedi, un collègue enseignant m’a dit que mon meilleur élève avait été tué en allant chercher du bois pour sa famille.

J’ai toujours aimé une ligne de « Open the Door, Homer », la chanson de Bob Dylan. « Prends soin de tous tes souvenirs », chante-t-il, « car tu ne peux pas les revivre ». Ces mots m’ont donné envie de m’accrocher à mes souvenirs et d’en créer de bons. L’an passé, j’ai perdu beaucoup de morceaux tangibles de mes souvenirs —les gens et les lieux et les choses qui m’aidaient à me souvenir. J’ai lutté pour créer de bons souvenirs. À Gaza, chaque maison détruite devient une sorte d’album, remplie non de photos mais de personnes réelles, les morts pressés entre ses pages.

En mai dernier, j’ai reçu un appel de mon ami Basel, un joueur de tennis de ma ville. Il vivait dans une tente à Rafah, la ville au sud de Gaza qui est devenu un refuge pour des Palestiniens déplacés. Israël se préparait à envahir la ville, malgré les objections de la communauté internationale. Basel se préparait à déplacer sa famille encore une fois. Il pouvait entendre les tanks et les tirs au loin. Avec des milliers d’autres, il cherchait un transport pour Khan Younis.

Basel était en train de démanteler la tente de sa famille. Je l’ai écouté expliquer le processus pénible pour construire des toilettes et des robinets à proximité. Sa famille n’avait pas choisi de vivre là, mais c’est ce qu’elle faisait maintenant. Ils avaient appris à reconnaître la différence entre leur tente et celle des autres. Ils avaient appris comment se déplacer alentour. Ils avaient commencé à s’y fabriquer de nouveaux souvenirs. « Maintenant nous quittons cela pour l’inconnu », a-t-il dit. Cette année, c’est ce qu’ont fait les Gazaouis, encore et encore.

J’ai repensé aux cinq semaines que j’ai passées dans le camp de réfugiés de Jabalia, peu après le début de la guerre. À cette époque, il était encore possible de trouver un appartement intact ou une école des Nations Unies où vous pouviez vous abriter avec votre famille. Après un certain temps, je m’en souviens, je me suis familiarisé avec de nouvelles boutiques et de nouvelles pharmacies, avec les cafés où l’on pouvait accéder à internet et recharger son téléphone. J’ai appris de nouveaux raccourcis et mis en place une nouvelle routine. Beaucoup de ces endroits ont disparu maintenant. Pourtant, je peux fermer les yeux et les imaginer. Dans ma tête, je peux naviguer dans les allées de Jabalia. Je peux aussi facilement imaginer le camp en ruines.

Le 13 octobre 2023, mon ami Refaat Alareer a posté sur Instagram un poème intitulé « Si je dois mourir ».

« Si je dois mourir,

tu dois vivre,

pour raconter mon histoire

pour vendre mes objets

pour acheter un morceau de tissu

et quelques cordes,

(prends-le blanc avec une longue traine)

afin qu’un enfant, quelque part à Gaza,

regardant le ciel dans les yeux

attendant son papa parti dans un feu d’artifice

et sans dire adieu

pas même à sa propre chair

pas même à lui-même—

voit le cerf-volant, mon cerf-volant que tu as fabriqué, s’envoler au-dessus de lui

et pense pour un instant qu’un ange est là

ramenant l’amour

Si je dois mourir

que cela apporte l’espoir

que ce soit un conte. »

J’ai vu le poème quelques jours plus tard. Il m’a frappé si puissamment qu’il continue à cogner à la porte de mon imagination, et de ma peur. Refaat voulait vivre. Il n’a pas écrit quand je meurs. Il nous a communiqué que si sa mort devait arriver, alors toute personne vivant après lui doit vivre pour se souvenir — pour raconter son histoire, celle des assassinés, celle de tant de Palestiniens.

Début novembre, pendant que j’essayais de m’échapper de Gaza avec ma famille, j’ai écrit un poème en réponse à Refaat. J’ai écrit que si je meurs, j’espère qu’aucun débris, qu’aucune vaisselle ni verre cassés, ne couvriront mon corps. Le 3 décembre, j’ai pu passer en Égypte avec ma femme et nos trois enfants. Quelques jours plus tard, une frappe aérienne israélienne a tué Refaat et beaucoup de membres de sa famille. Je ne voulais pas le croire.

Sur mon téléphone, j’ai une photo de Refaat du printemps de 2022. Il se tient au milieu d’un champ verdoyant, portant un blazer et des lunettes qui le font ressembler au professeur qu’il était. Derrière lui, il y a un ciel bleu rempli de nuages blancs. Il tient une grande boîte en bois, remplie de plus de fraises que quiconque pourrait en manger en une seule fois. Refaat adorait les fraises. Nous avions coutume d’en cueillir ensemble. Ce jour-là, Refaat a rempli deux boîtes, une pour sa famille et une pour ses parents. Sur la photo, il prend une fraise dans la boîte, délicatement, et il sourit.