Le dernier des premiers anti-sionistes israéliens

Soixante ans après avoir co-fondé le groupe de gauche radicale Matzpen, Moshé Machover revient sur l’héritage durable de l’organisation, les divisions internes qui ont conduit à sa disparition et les leçons à en tirer pour la gauche anti-sioniste d’aujourd’hui.

Moshé Machover tient à mettre les choses au point. «  Il y a eu beaucoup de déclarations erronées sur Matzpen — quelques-unes délibérément », me dit-il sévèrement avant même que notre entretien ne commence.

Connu de ses amis sous le nom de Moshik, Machover est le dernier membre vivant du quatuor de militants qui a fondé le groupe de gauche radicale israélien Matzpen (« Compas ») — appelé à l’origine « L’organisation socialiste israélienne » — il y a 60 ans. Moins à l’aise pour parler de lui-même, Machover est sur un terrain bien plus sûr quand il s’agit de discuter de détails complexses de l’économie politique marxiste ou d’épisodes de niche de l’histoire communiste internationale. Bien sûr, quand il s’agit de la fondation de Matzpen, de son développement et de la rupture finale à la suite de divisions débilitantes dans les années 1970, il est une source encyclopédique de connaissances. Et alors que l’organisation a été sujette à un intérêt universitaire renouvelé dans les dernières années, Machover est loin d’être satisfait avec ces descriptions.

L’héritage de Matzpen, fondée en 1962 et active jusqu’au début des années 80, s’étend beaucoup plus loin que le suggérerait le nombre de ses membres, qui n’a jamais dépassé quelques dizaines. La raison n’en est pas un mystère : c’était la première organisation active dans la société juive-israélienne, née après l’établissement de l’Etat en 1948, à dénoncer sans équivoque le sionisme en tant que colonialisme — autant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. Publiant des analyses en profondeur des développements politiques au Moyen-Orient, tout en formant des liens avec les Palestiniens et d’autres Arabes de gauche dans toute la région et au-delà, Matzpen a été considérée comme une menace interne par l’establishment de la sécurité d’Israël, et par une bonne partie de la société israélienne.

Dire que l’organisation était en avance de son temps serait un euphémisme. Ce n’est que récemment que des groupes israéliens importants de gauche et anti-occupation, suivant les pas d’intellectuels et d’organisations palestiniens, ont commencé à décrire la domination d’Israël sur les Palestiniens comme un « apartheid » et à se confronter aux héritages de la Nakba. Pourtant, voici un groupe de juifs et de Palestiniens en Israël qui ont reconnu plus d’un demi-siècle auparavant que le « conflit » en était un de colonisation de peuplement, et qui ont amplement écrit sur les moyens de renverser ce régime.

Ce faisant, Matzpen a jeté les bases de ce qui a été décrit comme «  la gauche indépendante » d’Israël — un courant politique séparé, d’un côté, de la gauche sioniste hégémonique et, de l’autre, du Parti communiste israélien (Israeli Communist Party, ICP), qui ont expulsé Machover et trois autres camarades qui voulaient continuer à fonder Matzpen. Le groupe a pris sa place à l’intérieur de la Nouvelle gauche globale, promouvant une vision socialiste internatinaliste qui prêchait l’auto-déterminantion de tous les peuples ; c’est de là que Matzpen a dérivé sa position sur la Palestine et sur la nature spécifique du colonialisme sionistes.

Le fait que l’analyse de Matzpen s’est cristallisée avant le début de l’occupation israélienne de 1967 la place aussi à part de la longue ligne des groupes de manifestations anti-occupation, qui ont émergé au long des cinq décennies et demi qui ont suivi. De multiples façons, argue Machiver, les premières publications de Matzpen ont même prédit le guerre expansionniste. « Très souvent je me sens comme Cassandre », dit-il, en se référant à la prêtresse de la mythologie grecque. « Nous faisons des prophéties correctes, mais très peu de gens nous croient ».

Un dissident persistant

Né à Tel Aviv en 1936, Machover a reçu sa première éducation politique lorsqu’il était adolescent dans Hashomer Hatzair, le mouvement des jeunes du parti de la gauche sioniste Mapam (précurseur de ce qu’est aujourd’hui Meretz). L’idéologie du mouvement était « une sorte d’amalgame entre sionisme et marxisme » et il n’a pas fallu longtemps avant que lui et quelques amis ne commencent à ressentir une contradiction entre les deux. 

« Ils nous enseignaient la lutte des classes, mais ensuite ils nous disaient d’aller fonder ou rejoindre un kibboutz », se souvient Machover. « Qu’est-ce que cela a à faire avec le socialisme ? Cela faisait sens en tant que mission sioniste, mais si vous pensez à la révolution socialiste, alors l’endroit pour la faire est au milieu des travailleurs, pas en allant établir un kibboutz ».

Quand Machover et ses amis ont essayé d’exprimer leur point de vue lors de réunions, on les a fait taire promptement— et ensuite on les a expulsés. « Nous n’avions pas le droit de contester l’idéologie du mouvement », explique-t-il. « [Les autres membres] se sont vus interdire d’avoir quoi que ce soit à faire avec nous. Tous les trois avons été ostracisés. »

Pendant plusieurs années après cela, Machover s’est senti « dans une impasse », essayant quelques autres mouvements de jeunesse tout en luttant pour se trouver un foyer politique. Finalement, après avoir commencé des études universitaires à l’université hébraïque de Jérusalem, il a rejoint le parti communiste. Au début des années 60, cependant, Machover faisait partie d’un petit groupe qui commençait à exprimer son mécontentement vis-à-dis du stalinisme du parti. « Nous n’avions pas prévu de fonder un nouveau groupe si tôt », dit-il. Mais lorsque la direction du parti a découvert que des membres de différentes branches et d’autres activistes se réunissaient en secret, ils ont été rapidement expulsés.

C’est ainsi, fin 1962, que Matzpen est né. Les quatre militants qui ont initié sa formation — Akiva Orr, Oded Pilavsky, Yirmiyahu Kaplan et Machover — voulaient que l’organisation soit non-sectaire et permette des discussions plus ouvertes qu’au Parti communiste israélien (PCI) avec son fonctionnement disciplinaire. 

C’était aussi, souligne Machover, une organisation ancrée dans la classe ouvrière et il rejette la description de Matzpen comme celle d’un tas d’intellectuels ashkénazes de la classe moyenne. Parmi les premiers membres importants du groupe figuraient des activistes mizrahim, dont Haim Hanegbi, le petit-fils de l’ancien principal rabbin séfarade de Hébron. Il y avait aussi des activistes palestiniens — plusieurs d’entre eux les avaient rejoints en 1963 après la scission de la branche de Haifa du PCI — dont Jabra Nicola, que Machover mentionne plusieurs fois au cours de notre conversation comme une influence majeure sur la pensée du reste du groupe.

Malgré sa réputation aujourd’hui, le premier numéro (novembre 1962) du journal mensuel Matzpen — sous le nom duquel le groupe a rapidement été connu — ne contenait qu’un seul article concernant la lutte palestinienne, un article expliquant pourquoi il n’y aurait pas de paix sans qu’on accorde aux réfugiés palestinien le droit au retour. Les autres articles dans le numéro concernaient des problèmes dans le PCI, le besoin d’augmenter le salaire minimum et la lutte pour transformer la fédération du travail Histadrut (un organe du mouvement syndical sioniste, dominé par le gouvernement Mapai de l’époque) en un syndicat indépendant qui sépare les droits des travailleurs des intérêts du sionisme et de l’Etat.

Il y avait, explique Machiver, une valeur stratégique à essayer d’unifier des groupements et des luttes disparates en un unique mouvement cohérent : « Nous sentions que la gauche radicale était si petite qu’elle ne pouvait se permettre de se diviser sur la base de lignes doctrinales étroites ». Mais dix ans plus tard, Matzpen serait, en fait, en proie à des divisions — ce que Machiver appelle « la maladie de la gauche radicale » — qui affaibliraient et à la fin neutraliseraient l’organisation.

« Une nation d’assassins et de victimes d’assassinats »

Ce pour quoi Matzpen est peut-être le plus connu est une courte annonce parue dans le journal progressiste Haaretz en septembre 1967, appelant Israël à se retirer des territoires qu’il venait d’occuper trois mois auparavant. Ce n’était pas à proprement parler une publication de Matzpen ; les 12 signataires relativement inconnus de l’annonce n’en étaient pas tous membres, mais tous étaient au moins « des sympathisants », selon Machover. Le texte est néanmoins devenu une partie importante de l’héritage de l’organisation. 

« Notre droit à nous défendre de l’extermination ne nous donne pas le droit d’opprimer les autres », disait-il. « L’occupation mène à une domination étrangère. Une domination étrangère mène à la résistance. La résistance mène à la répression. La répression mène au terrorisme et au contre-terrorisme. Les victimes du terrorisme sont pour la plupart des personnes innoncentes. S’accrocher aux territoires occupés fera de nous une nation d’assassins et de victimes d’assassinats. Nous devons quitter immédiatement les territoires occupés. »

Une copie de cette annonce est suspendue sur le mur du bureau de Machover dans sa maison londonienne et il s’attribue le mérite de l’addition de deux mots, à la dernière minute : « J’ai dit au principal auteur [Shimon Tzabar] que nous devions ajouter « et contre-terrorisme », parce que le terrorisme viendra d’Israël. Et Shimon a été immédiatement d’accord. » « Jusqu’à ce jour », continue Machiver, « cette annonce est mentionnée régulièrement comme l’instance d’une prophétie qui s’est réalisée. Les gens s’y réfèrent en disant : « Waouh, ils ont compris immédiatement ». Mais vous n’aviez pas besoin d’être un prophète. Nous pensions que c’était du simple bon sens politique. »

L’annonce a augmenté considérablement le profil de Matzpen, en engendrant un pic soudain dans leur couverture médiatique qui « nous a fait paraître bien plus grand que nous ne l’étions », dit Machover. Mais étant donné que la plus grande partie du pays était noyée sous l’euphorie nationaliste dans le sillage de la guerre — au cours de laquelle Israël a triplé les terres sous son contrôle après avoir saisi la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est, les Hauteurs du Golan et la Péninsule du Sinaï — cette couverture a engendré une importante réaction contre le groupe. « Il y a eu un déferlement de haine », continue-t-il. « Je ne peux décrire cela autrement. C’était une campagne de haine attisée par la presse. »

Inévitablement, cette campagne d’incitation s’est répandue au-delà des pages des journaux, des membres importants du groupe commençant bientôt à recevoir des menaces de mort par téléphone. Machover lui-même a reçu plusieurs appels de cette sorte, et ses jeunes enfants ont répondu à certains d’entre eux. « Je n’ai pas tellement été affecté personnellement, mais ma femme, je pense, a souffert davantage », dit-il.

Pour Machover, cependant, l’annonce n’était pas la chose la plus importante écrite par Matzpen cette année-là, ni la présentation la plus claire de leurs positions. Tout cela figure dans un article publié en mai 1967, moins d’un mois avant la guerre, intitulé « Le problème palestinien et le conflit israélo-arabe ».

Sommet d’années de théorisation, l’article appelait à la « dé-sionisation » d’Israël en révoquant la Loi du retour (qui permet à n’importe quel juif dans le monde d’immigrer et d’être naturalisé en tant que citoyen israélien) et toutes les autres lois qui discriminent les non-juifs, et en accordant le droit au retour aux réfugiés palestiniens.

L’article distinguait aussi le sionisme d’autres cas de colonialisme de peuplement dominants à l’époque, comme ceux en Afrique du Sud et en Algérie, en soulignant sa dépendance vis-à-vis de la main-d’œuvre des colons. Ceci, arguait l’article, a conduit à l’émergence d’une nouvelle nation « hébraïque » entre le fleuve et la mer, distincte non seulement des Palestiniens autochtones, mais aussi de ses origines dans la diaspora juive. La solution au problème, donc, ne doit pas « seulement redresser les torts faits aux Palestiniens arabes, mais aussi garantir l’avenir national des masses hébraïques », ce qui serait réalisé par l’intégration des deux nations dans une union socialiste au Moyen-Orient.

Bien sûr, beaucoup de choses ont changé en Israël-Palestine et dans le monde en général depuis que l’article a été écrit et Machover s’empresse de souligner que des parties en sont « largement dépassées » —y compris le portrait d’Israël comme faible et économiquement dépendant des Etats-Unis. L’idée d’une union socialiste couvrant la région semble aussi plus bizarre aujourd’hui qu’elle ne l’était à une époque où le socialisme était encore une force puissante dans la politique mondiale. Et pourtant, « l’analyse de la nature du conflit à laquelle nous sommes parvenus dans les années 60 est encore fondamentalement valide aujourd’hui », argue-t-il, « avec quelques modifications pour les changements de circonstances. »

Et parce que Matzpen avait compris que le colonialisme était le point crucial du conflit, la guerre de 1967 les a pas beaucoup surpris. « La colonisation est comme un gaz », dit Machover, « elle occupe tout l’espace disponible. C’était comme cela en Amérique, avec la Destinée manifeste et c’est comme cela avec la colonisation sioniste. Aussi longtemps qu’elle ne se heurtera pas à une barrière inamovible, elle continuera son expansion ».

Rongé par des divisions

En 1968, Machover a quitté le pays pour prendre un job d’enseignement à l’Université de Londres. Il n’avait pas l’intention d’être là très longtemps : son plan était de rester quelques années et de revenir quand Israël rendrait les territoires occupés. Il rit de sa naïveté aujourd’hui, mais souligne que beaucoup de gens à cette époque s’attendaient vraiment à ce qu’Israël se retire des territoires sous la pression internationale — exactement comme il l’avait fait après la Guerre de Suez en 1956 sur ordre des Etats-Unis. Mais la siuation internationale avait changé : Israël n’était plus « un partenaire junior de l’impéralisme français », comme le dit Machover, mais un atout stratégique des Etats-Unis.

« A partir de ce moment, je n’étais plus ‘dans le paysage’ lui-même, dit-il. « Mais je me suis donné la mission, ainsi que d’autres camarades comme moi — dont [le co-fondateur de Matzpen] Akiva Orr, qui était aussi à Londres, et les gens qui pensaient comme nous en Allemagne, en France et aux Etats-Unis —, d’éduquer la gauche à propos d’Israël-Palestine. J’ai été invité à parler à des universités, et parfois à des branches du Parti travailliste [britannique], pour donner mon analyse de la situation. »

Dans un documentaire de 2003 sur Matzpen, Orr raconte que l’organisation a reçu tant d’invitations à parler à Londres pendant les années 1970 que les membres devaient souvent les répartir entre eux, en en acceptant parfois plusieurs par jour. Des étudiants sionistes qui essayaient d’argumenter avec eux étaient si confondus par leur niveau de connaissance et d’analyse que leur seul plan d’action était de poser des questions sans pertinence pour gaspiller leur temps et «  minimiser les dommages ».

« Nous avons investi beaucoup de travail là-dedans », me dit Machover. « Il y avait beaucoup de sympathie pour le sionisme à cette époque, même au sein de la gauche. Je pense que nous pouvons dire que nous avons réussi à influencer l’opinion publique de gauche en Europe dans l’esprit des idées de Matzpen, en contribuant à la compréhension du sionisme en tant qu’une idéologie et un projet de colonisation. »

Les militants de Matzpen en Europe étaient aussi occupés à écrire des articles sous la bannière du Comité d’action révolutionnaire israélien à l’étranger (Israeli Revolutionary Action Committee Abroad, ISRACA). Un autre journal, Khamsin, a publié des articles de militants de Matzpen et de marxistes de tout le Moyen-Orient jusque dans les années 1980. « Etant présent à Londres et à Paris, nous avions l’avantage de pouvoir établir des contacts libres avec des gens du monde arabe pensant comme nous », note Machover. Et étant donné l’insistance de Matzpen à résoudre la question de la Palestine grâce à une approche trasnationale, socialiste, « il était vital pour nous d’établir des contacts et de dialoguer avec les forces de la gauche radicale dans chaque région ».

Dès les années 1970, cependant, Matzpen en Israël était déjà rongé par des divisions. L’organisation avait, depuis son établissement, cherché à équilibrer la lutte contre le capitalisme avec la lutte contre le colonialisme, les fondateurs affirmant qu’affronter un seul des deux de manière isolée serait futile. Mais en 1970, deux petites factions se séparèrent dans des directions opposées pour se concentrer sur chacune de ces luttes individuellement.

La première, connue sous le nom d’Avantguard (ou Alliance des travailleurs), choisit de souligner la nature capitaliste d’Israël ; la deuxième, connue comme Ma’avak (ou Alliance communiste révolutionnaire), «  voulait plus ou moins que Matzpen soit un groupe de soutien pour la lutte palestinienne », dit Machover. « Ceux d’entre nous qui sommes restés étaient plus critiques de l’OLP, par exemple. Certainement, nous soutenions la lutte palestinienne, mais nous étions critiques de l’idéologie nationaliste ». Ma’avak s’est étiolé peu après, et son chef, Ilan Halevi, a plus tard rejoint officiellement l’OLP.

Ces deux scissions, que Machover décrit comme « saines » étaient assez petites que l’organisation puisse continuer à fonctionner comme avant. Mais deux ans après, une scission bien plus fatale s’est produite à propos d’un débat historique qui n’avait aucune pertinence pour les luttes fondamentales de l’organisation en Israël : la suppression de la rébellion des marins de Kronstadt en 1921, sous les ordres du leader révolutionnaire russe Leon Trotsky, que le groupe dissident de Matzpen insistait pour justifier.

Machiver appelle cela « une question absurde pour diviser un groupe israélien », ce qui l’a conduit à soupçonner que la faction séparatiste — qui s’appelait les « marxistes de Matzpen » (ou la Ligue communiste révolutionnaire) — pourrait avoir reçu des instructions de la 4e internationale trotskyste. La scission a créé deux groupes qui étaient « trop petits pour être viables comme organisations politiques réelles », conduisant finalement à la disparition des deux.

Vers la désionisation

Dans les années 1980, les membres originaux de Matzpen s’étaient infiltrés dans d’autres forums, dont la Liste progressiste pour la paix, de courte durée, qui se présenta deux fois aux élections pour la Knesset. Les vétérans de Matzpen ont aussi eu un role décisif dans la formation de quelques-unes des organisations pour les droits du travail les plus importantes d’Israël ; quelques-uns se trouvent encore dans des groupes comme Kav LaOved (Hotline des travailleurs) et Koach L’Ovdim (Pouvoir aux travailleurs). La dernière, dit Machover, « est l’accomplissement de ce que Matzpen demandait depuis le tout premier numéro du journal : un syndicat indépendant du projet sioniste.

Des membres de Matzpen se sont aussi impliqués dans des initiatives variées de soutien à la lutte palestinienne. Le Centre d’information alternative, une coalition de Palestiniens et d’Israéliens produisant des informations politiques et des analyses depuis la base, a été établie par des membres du groupe dissident trotskyste — quelques-uns dirigent encore l’organisation jusqu’à ce jour depuis Bethléem. D’autres ont été actifs dans le Comité de solidarité avec l’université de Birzeit, et d’autres encore dans l’organisation de solidarité pour les objecteurs militaires israéliens, Yesh Gvul. 

Plus de cinquante ans après avoir quitté le pays, Machover regarde encore comme son devoir politique d’éduquer d’autres personnes sur Israël-Palestine grâce aux lentilles analytiques que Matzpen a développées il y a tant d’années. Et pour cette raison, il ne recule pas à l’idée d’offrir une critique de la gauche anti-sioniste d’aujourd’hui.

S’il salue la compréhension accrue que le conflit israélo-palestinien est une lutte coloniale entre des colons et un peuple autochtone, il met en garde contre la conclusion qu’une solution à un Etat est la manière de le résoudre. « Des critiques radicaux de la colonisation sioniste tendent à être séduits par un unique Etat avec des droits égaux », suggère-t-il. « Mais ils passent à côté de l’élément subtil de notre analyse qui se concentre sur l’agentivité : ils ne peuvent pas indiquer qui va le faire. »

En Afrique du Sud, explique Machover, « l’apartheid est tombé non pas à cause du boycott international, même si cela a aidé, mais à cause de la défaite militaire en Afrique du Sud-ouest et de la lutte de classes par la classe ouvrière principalement noire, une classe qui était indispensable à l’économie sud-africaine et par conséquent avait une énorme  influence. Il n’y a rien d’analogue à cela en Israël-Palestine, parce que les principales victimes de la colonisation n’ont pas le même effet de levier ».

La quête du « travail hébraïque », une politique des premiers sionistes qui a été centrale pour la colonisation de la Palestine, visait à déposséder activement les Palestiniens de leur importance économique, et à empêcher ainsi une situation de dépendance sioniste. L’apport de dizaines de milliers de Palestiniens dans le marché du travail israélien après l’occupation de 1967 a certainement accru cette dépendance, mais l’établissement d’un régime de permis après la Première Intifada — régime qui a été encore renforcé lorsqu’ a éclaté la Deuxième Intifada — a stoppé ce processus dans sa lancée. 

Etant donné cette réalité, continue-t-il, « la seule manière de pouvoir renverser le régime sioniste, i.e la dé-sionisation, est avec la participation, ou au moins le consentement, des masses israéliennes — particulièrement de la classe ouvrière. Nous avons compris dès 1967 que cela ne peut arriver à l’intérieur d’une boîte Israël-Palestine seulement, et que cela ne peut arriver dans un cadre capitaliste. Il n’y a pas de raison pour que la classe ouvrière hébraïque veuille échanger le régime sioniste pour un Etat démocratique capitaliste, parce que cela impliquerait une perte de privilège : d’une classe exploitée qui fait partie de la nation privilégiée à une classe exploitée qui ne fait pas partie d’une nation privilégiée. Qu’est-ce qu’il y aurait à y gagner ? »

Le socialisme, continue Machover, ne peut réussir à l’intérieur d’un seul pays, et certainement pas d’un pays de la taille d’Israël-Palestine. C’est pourquoi, argue-t-il, la solution doit impliquer une fédération socialiste régionale. Dans un tel scénario, la classe ouvrirère israélienne gagnerait une position « comem la classe dirigeante d’une nation non-privilégiée ».

« Je ne dis pas que c’est probable, et je ne suis certainement pas en train de dire que cela arrivera demain. Je pense qu’il est plus probable que nous verrons une autre Nakba avant d’arriver à une situation où la résolution du conflit est possible », prévient-il. « Mais c’est au moins une possibilité logique. Cela dépend du fait que des militants socialistes arabes soient assez perspicaces pour comprendre qu’ils ont besoin de la classe ouvrière israélienne. »

Soixante ans après la fondation de Matzpen, et un demi-siècle après sa scission fatale, Machover n’a certainement pas abandonné l’espoir que ce futur pourrait bien se réaliser un jour — même si cela ne sera pas de son vivant. « L’expérience nous a enseignés de ne pas être trop optimistes à court et moyen teme. Mais sur le long terme », dit-il en souriant d’un air entendu, « je suis très optimiste ».