Les humanitaires à Gaza continuent leur travail dans des conditions impossibles, parce qu’il n’existe pas d’autre choix.
J’ai fait mon premier cauchemar à propos de Gaza en février, six semaines après la fin de mon premier déploiement avec le Bureau des Nations unies de la coordination des affaires humanitaires (OCHA). J’ai rêvé que j’étais dans Ia partie de l’OCHA où sont reçus les invités : les murs s’écroulaient sous mes yeux, sous le coup d’explosions constantes. La fumée de ces explosions me remplissait la gorge alors que je criais dans le micro de mon ordinateur pendant une réunion de coordination. Nous faisions tous ce que nous avions à faire comme si rien ne s’était passé.
Quand je me suis réveillée, j’ai eu l’impression que la fumée continuait à me suffoquer. Je me sentais impuissante, en colère et coupable d’avoir quitté Gaza. Depuis, il y a eu encore de nombreux cauchemars, mais aucun ne s’est réellement approché de la réalité déchirante que vivent les gens de Gaza.
Depuis le 7 octobre, plus de 38 000 personnes ont été tuées à Gaza et plus de 87 000 ont été blessées, selon le ministère de la Santé de Gaza. Dans de nombreux cas, les blessures subies ont laissé des séquelles permanentes. Environ 1,9 million de personnes – soit 90 pour cent de la population – ont été déplacées ; nombre d’entre elles ont dû changer de lieu à plusieurs reprises, car il n’existe pas de lieu sûr à Gaza.
L’emploi d’un terme comme “conditions de vie” pour décrire la situation épouvantable subie par les Palestiniens à Gaza paraît absurde. Les gens ne “vivent” pas, c’est à peine s’ils survivent. Souvent, ils sont forcés de résider dans des abris bondés, dans les espaces de plus en plus réduits où ils sont autorisés à chercher un refuge. J’ai vu des tentes abritant jusqu’à cinq familles sous des bâches de plastique ou des couvertures en lambeaux tendues sur un châssis branlant.
Dans leur grande majorité, les gens de Gaza manquent d’éléments essentiels à la vie : nourriture, eau, articles médicaux et d’hygiène. De plus en plus souvent, les familles creusent des latrines à proximité de leur tente pour éviter d’aller à la recherche de latrines collectives devenues extrêmement rares et d’attendre qu’elles soient disponibles.
Le système de santé étant en ruine, les maladies, notamment l’hépatite A, ont atteint un niveau sans précédent. Les quelques hôpitaux qui subsistent et ne sont que partiellement fonctionnels reçoivent quotidiennement des patients souffrant de traumatismes. Tous les hôpitaux que j’ai visités étaient pleins à déborder de personnes blessées, souvent des enfants, aux blessures atroces, notamment des membres amputés.
Quand je suis revenue en avril dans le cadre de mon second déploiement, l’ampleur des destructions semblait avoir doublé depuis mon séjour précédent. Khan Younis était pratiquement rasée, et il y avait dans le nord de nouvelles montagnes de décombres. Les bombardements étaient sans répit.
J’ai appris avec soulagement que mes amis de Gaza étaient tous en bonne santé, même s’ils semblaient tous avoir vieilli au-delà de leur âge réel, même si certains d’entre eux avaient encore connu plusieurs déplacements depuis février.
Khaled, mon ami le plus proche à Gaza, chef cuisinier remarquable, est venu me voir dès que je lui ai dit que j’étais de retour. Je le connais depuis plus de dix ans et il a toujours été incroyablement fort et résilient, alors même qu’il traversait des guerres multiples, des déplacements répétés et la perte d’êtres chers.
Au cours de cette guerre, Khaled a été déplacé sept fois, à ce jour. Mais comme la plupart des gens de Gaza, il refuse de pleurer sur son propre sort. “Je veux être le cuisinier de Gaza”, m’a-t-il dit. “Veiller à ce que personne n’ait faim.”
Il avait bien progressé dans la réalisation de ce rêve, ayant mis sur pied à Khan Younis une cuisine collective qui nourrissait chaque jour des milliers de personnes quand une bombe israélienne l’a détruite en avril. Je revenais d’une mission dans le nord de Gaza lorsque Khaled m’a envoyé un texto sur ce qui s’était passé et une vidéo du secteur qui avait été frappé. Une fillette, perdant beaucoup de sang et couverte de débris et de poussière, était emportée vers une ambulance. C’était une de ces scènes choquantes qui sont devenues bien trop fréquentes à Gaza.
Début mai, la première enfant de Khaled, appelée Aileen, a fêté son premier anniversaire sous la cacophonie assourdissante des bombes et des drones. J’ai demandé à Khaled si Aileen avait peur des explosions. Il a ri. “Elle n’a aucune idée de ce qui se passe”, a-t-il répondu. Tu as de la chance, petite fille !
Les enfants constituent la moitié de la population de Gaza. Depuis le 7 octobre, des milliers d’entre eux ont été tués ou blessés. Plus nombreux encore sont ceux qui conserveront toute leur vie les cicatrices physiques et mentales du conflit.
À al-Mawasi, où les conditions de vie dans les abris sont déplorables, j’ai rencontré la petite Sama pendant qu’elle cherchait de l’eau potable pour sa famille. La quête de l’eau – de même que la quête de la nourriture – est une tâche herculéenne. C’est bien simple : il n’y en a pas assez.
Au moins la moitié des installations de Gaza pour l’alimentation en eau et l’assainissement ont été endommagées ou détruites au cours du conflit, et des pénuries de carburant désastreuses ont rendu inutilisables la plupart des puits. Les gens doivent faire des kilomètres pour atteindre un point de distribution et attendre des heures et des heures sous un soleil cuisant pour remplir d’eau potable un récipient.
La nourriture est rare, car l’aide humanitaire qui rentre dans Gaza a été réduite à un goutte-à-goutte. Les faibles quantités qui parviennent sur le territoire sont distribuées dans un climat d’insécurité extrême. Si du moins elles sont distribuées. Trop souvent, la circulation des convois d’aide est bloquée ou totalement empêchée.
La mère de Sama, Reem, et ses grands-parents ont été tués lors d’une frappe aérienne israélienne et Mahmoud, le père de Sama, est maintenant seul pour s’occuper d’elle et de son tout petit frère.
Lorsque j’ai rencontré Mahmoud, il portait le bébé Hassan au creux d’un bras, berçant son corps menu comme pour le protéger de tout danger. De l’autre bras, il tenait leurs quelques possessions, tandis que Sama marchait la première, quelques pas plus loin, portant un jerrycan.
Récemment déplacés de Rafah, ils cherchaient depuis des heures, sous un soleil brûlant, un endroit où s’installer à al-Mawasi. Comme on leur avait refusé l’accès à deux abris parce qu’il n’y avait plus de place, ils continuaient leur marche. Où allaient-ils dormir ? Allaient-ils dormir ? Trouveraient-ils de quoi manger ? Qu’est-ce que le lendemain allait leur apporter ? Y aurait-il un lendemain ? Personne ne semblait le savoir.
En mai, après que l’armée israélienne a lancé dans le sud de nouveaux ordres d’évacuation, la voie qui traverse presque toute la Bande de Gaza – la route Salah al-Din – est devenue un flot de personnes en mouvement. Elles ont voyagé en voiture, sur des charrettes à âne ou simplement à pied. En une semaine, les rues de Rafah se sont vidées, aussi rapidement qu’elles s’étaient remplies dans les premières semaines de la guerre, une fois que les premiers ordres d’évacuation avaient contraint les gens à aller vers le sud.
J’ai quitté Gaza à la fin de mai, pleine d’angoisse et d’une culpabilité déchirante. Depuis, je vérifie mon téléphone de façon obsessionnelle, craignant le pire chaque fois que mes messages vers Gaza ne passent pas.
Aujourd’hui, le sort de Gaza, comme celui de ses habitants, est plus incertain que jamais. Pourtant les humanitaires travaillent toujours face à tous les obstacles, jour après jour, dans des conditions impossibles. Et quand je constate enfin que mon message WhatsApp est passé, mon cher ami Khaled me rassure : son travail à lui va aussi continuer. “Ça ira pour moi”, dit-il. “Et je nourrirai les gens. Nous construirons notre pays après que la guerre sera finie.”
Ses paroles me rappellent ce rêve que j’avais fait : tout autour de nous, Gaza brûle. Mais nous allons de l’avant – parce que nous n’avons pas le choix.
Membre du personnel de l’OCHA (Nations unies)
Olga Cherevko fait partie du personnel du Bureau des Nations unies de la coordination des affaires humanitaires (OCHA). Elle a été déployée deux fois à Gaza pour une durée totale de trois mois entre janvier et mai 2024.
- Photo : Des enfants palestiniens attendent la distribution de nourriture préparée par une cuisine humanitaire à Rafah, dans le sud de la Bande de Gaza, le 5 mars 2024 [Reuters/Mohammed Salem]