« Des choses terribles ont été faites avec le soutien de Sharon. Je ne suis pas végétarien, et j’ai soutenu, j’ai même participé à quelques-unes des opérations d’assassinats effectuées par….
« Des choses terribles ont été faites avec le soutien de Sharon. Je ne suis pas végétarien, et j’ai soutenu, j’ai même participé à quelques-unes des opérations d’assassinats effectuées par Israël. Mais là nous parlons d’extermination de masse, juste pour tuer, pour semer le chaos et l’effroi chez les civils, aussi. Depuis quand envoyons-nous des ânes chargés de bombes dans les marchés pour qu’ils explosent ? »
– Un agent du Mossad, cité dans Rise and Kill First: The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, de Ronen Bergman.
Le 29 août 1982, Ariel Sharon s’invita dans les pages d’opinion du New York Times pour soutenir que le « résultat le plus immédiat » d’Israël après son invasion du Liban avait été la « défaite cuisante » de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). En conséquence, expliquait le ministre de la défense israélien, les roquettes Katiousha avaient cessé de pleuvoir sur les villages israéliens « depuis les sanctuaires terroristes au Liban ». Le « royaume de terreur » établi par l’organisation de Yasser Arafat sur le sol libanais « n’était plus », et les troupes israéliennes avaient été « accueillies comme des libérateurs pour avoir chassé les terroristes qui violaient, pillaient et massacraient ». Cela avait été le cas, insistait Sharon, « malgré les victimes, inévitable résultat du combat contre les terroristes de l’OLP qui utilisaient les civils comme des boucliers humains et qui plaçaient délibérément leurs armes et leurs munitions au milieu des habitations, des écoles, des camps de réfugiés et des hôpitaux ».
De fait, « aucune armée dans l’histoire de la guerre moderne ne s’est donnée autant de mal pour éviter les victimes civiles que les Forces de défense israéliennes ». Une expression en hébreu, « tohar haneshek », exprime parfaitement cette notion, ajoutait le ministre de la défense. Elle signifie « la conduite morale de la guerre » et tous les Israéliens étaient « fiers que nos soldats suivent cette doctrine juive scrupuleusement ». Ils avaient averti les civils de leur venue en dépit de « coûts sévères » pour eux-mêmes, ils avaient attaqué « seulement des positions de l’OLP prédéterminées » et bombardé par air ou par terre « les bâtiments seulement lorsqu’ils servaient de bastions à l’OLP ». « Cette politique », concluait Sharon, contrastait « vivement avec la pratique de l’ OLP de n’attaquer que des cibles civiles ».
1979-1984 : Des responsables israéliens lancent une campagne massive de relations publiques condamnant le fléau du « terrorisme »…
La tribune libre d’Ariel Sharon parut au moment où Israël conduisait une offensive de relations publiques, délibérée et finalement remarquablement efficace, visant à influencer le discours américain émergent sur le « terrorisme » d’une manière qui coïnciderait avec ses propres intérêts.
En juillet 1979 à Jérusalem, une conférence importante sur le « terrorisme international » avait été organisée par le Jonathan Institute, un groupe intimement lié au gouvernement israélien et nommé d’après Jonathan Netanyahu, qui avait perdu la vie pendant un raid fameux des forces spéciales israéliennes à Entebbe.
Benzion Netanyahu, historien du judaïsme et ancien secrétaire personnel de Ze’ev Jabotinsky, était un acteur majeur derrière la création de l’institut et il donna l’allocution inaugurale de la conférence. Cet événement, expliqua-t-il, annonçait le début d’un « processus nouveau – le ralliement des démocraties du monde au combat contre le terrorisme et les dangers qu’il représente ». « Contre le front international du terrorisme », arguait le père de Jonathan et de Benjamin, « nous devons construire un front international de la liberté — celui d’une opinion publique organisée qui poussera les gouvernements à agir ».
Les orateurs de la conférence de Jérusalem de 1979 représentaient un véritable Who’s Who des dirigeants politiques, universitaires et chroniqueurs conservateurs, principalement d’Israël et des Etats-Unis. L’un après l’autre, ils insistèrent sur le fait que prendre clairement position contre le « terrorisme » impliquait de montrer une « clarté morale » et qu’une « clarté morale » exigeait une clarté de langage. Le terme « terrorisme » devait donc d’abord être défini avec précision et des efforts devaient être faits pour empêcher les « terroristes » de « travestir le langage » en affirmant qu’ils combattaient pour la liberté.
Benzion Netanyahu condamna ainsi le « facile relativisme moral » de l’idée que « le terroriste de l’un est le combattant de la liberté de l’autre » et insista sur « l’importance d’établir d’emblée qu’il existait un cadre conceptuel clair, indépendamment des opinions politiques ». « Le terrorisme », expliquait-il, « est le meurtre délibéré et systématique de civils de manière à inspirer la peur ». Il est, « au-delà de toute subtilité ou ergotage, un mal moral », qui « infecte non seulement ceux qui commettent ces crimes mais aussi ceux qui, par méchanceté, ignorance ou simple refus de penser, les approuvent ». Il fit même un pas de plus en insistant sur le fait que les moyens et les fins des « terroristes » étaient « indissolublement liés et que les deux pointaient dans une seule direction : la haine de la liberté et la détermination à détruire le mode de vie démocratique ».
Pour sa part, le Premier ministre Menachem Begin affirma que « l’OLP était l’organisation armée la plus ignoble depuis l’époque des nazis ». Le sérieux de la menace « terroriste » posée par les Palestiniens et leurs alliés arabes était tel, argua-t-il, qu’il justifiait un usage préventif de la force militaire. « Que devrions-nous faire ?», demanda Begin. « N’utiliser que ce qu’on appelle des représailles, attendre entre deux attaques contre la population civile juive de notre pays, en d’autres termes, condamner un nombre inconnu de nos concitoyens à mourir ? » Non, répondit-il : « Nous les frappons et ceci est l’auto-défense nationale la plus sublime, la plus légitime ».
L’Institut organisa une deuxième conférence à Washington DC en juin 1984. Ses actes furent ultérieurement édités par Benjamin Netanyahu et publiés sous le titre Terrorism: How the West Can Win [Terrorisme : Comment l’Occident peut vaincre]. Le livre obtint des critiques élogieuses d’importants journaux américains, fut, comme il est bien connu, lu avec grand intérêt par le président Reagan lui-même et devint un remarquable succès de librairie. Comme Netanyahu l’expliquait, la conférence de 1979 avait représenté « un tournant dans la compréhension du terrorisme international » et avait « contribué à focaliser l’attention de cercles occidentaux influents sur la vraie nature de la menace terroriste ». Ce n’était cependant « pas suffisant », puisqu’il n’y avait pas encore de « réponse internationale cohérente et unie ». « Promouvoir une telle politique unifiée et suggérer ce en quoi elle pourrait consister », concluait Netanyahu, avait été « l’objectif principal du deuxième rassemblement international du Jonathan Institute ».
Comme son père quelques années auparavant, l’ambassadeur israélien auprès des Nations Unies insistait sur le fait que « le terrorisme est toujours injustifiable, indépendamment des buts professés ou réels » et, continuait-il, « les buts réels des terroristes sont en pratique liés à leurs méthodes ». « L’histoire nous a donné à plusieurs reprises des avertissements préalables », expliquait-il. Les gens qui « massacrent délibérément des femmes et des enfants n’ont pas à l’esprit la libération », assurait-il, avant d’ajouter : « Ce n’est pas seulement que les fins des terroristes ne justifient pas les moyens qu’ils choisissent. C’est que le choix des moyens indique ce que sont leurs vraies fins. Loin d’être des combattants de la liberté, les terroristes sont les précurseurs de la tyrannie ».
A la fin du premier mandat de Ronald Reagan, les élus américains en étaient arrivés à accepter et à adopter les principales assertions et hypothèses qui avaient été, depuis des années, au cœur du discours israélien sur le « terrorisme ». Le « terroriste » est l’« autre » non-occidental. « Il » utilise des moyens mauvais et immoraux, au service de fins mauvaises et immorales. En ce sens, « le terroriste » appartient au monde pré- ou non-civilisé. Par contraste, « nous » nous opposons à, condamnons et rejetons « tous les terrorismes ». « Nous » prenons position pour la clarté morale et avons un profond respect pour le caractère sacré de la vie civile innocente. « Nos » fins, comme nos moyens, sont purs. « Nos » usages de la force sont légitimes, et toujours défensifs. Ils ne viennent qu’en réponse à la « menace terroriste », ou en légitime défense face à elle, et visent toujours à limiter les pertes en vies civiles.
La tribune d’Ariel Sharon représente une des illustrations les plus claires du degré auquel un discours peut être de la pure idéologie.
… Pendant que plusieurs de ses très hauts responsables s’affairent à diriger une campagne « terroriste » massive d’attentats à la voiture piégée au Liban
De fait, de 1979 à 1983, autrement dit précisément pendant la période qui sépare les conférences de Jérusalem et de Washington, de très hauts responsables israéliens menèrent une campagne à large échelle d’attentats à la voiture piégée qui tua des centaines de Palestiniens et de Libanais, des civils pour la plupart. En fait, au moment où son article dans le New York Times fut publié, Sharon avait personnellement dirigé cette opération « terroriste » depuis une année complète. Plus remarquable encore, un des objectifs de cette opération secrète était précisément de provoquer l’OLP à recourir au « terrorisme » pour fournir à Israël une justification à une invasion du Liban.
Ces assertions ne sont pas le produit d’un esprit fiévreux ou conspirationniste. Une description des grandes lignes de cette opération secrète a été publiée par Ronen Bergman, un journaliste israélien respecté, dans le New York Times Magazine du 23 janvier 2018. Cet article était adapté de son livre Rise and Kill First: The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations [Lève-toi et tue le premier : l’histoire secrète des assassinats ciblés d’Israël], où figure un compte rendu bien plus détaillé de l’opération, entièrement basé sur des interviews avec des responsables israéliens impliqués ou informés de l’opération à l’époque.
Comme Richard Jackson l’explique dans Writing the War on Terrorism [Ecrire la guerre contre le terrorisme], un discours politique est une manière de parler qui tente de donner un sens à des événements et à des expériences depuis une perspective particulière. Analyser le discours sur le « terrorisme », écrit Jackson, implique d’ « apprécier les règles guidant ce qui peut ou ne peut pas être dit et de savoir ce qui a été exclu autant que ce qui a été inclus ». « Les silences d’un texte », ajoute-t-il, « sont souvent aussi importants que ses contenus explicites ».
L’opération secrète des attentats à la voiture piégée menée par les responsables israéliens au Liban au début des années 80 représente un remarquable exemple historique de tels « silences » et des « règles » qui sous-tendent le discours sur le « terrorisme » et garantissent que certaines choses ne « peuvent tout bonnement être dites », que certains faits ne sont tout bonnement jamais mentionnés. Rise and Kill First a reçu les plus grandes louanges des critiques dans la presse américaine. Au cours des trois derniers mois, son auteur a participé à d’innombrables interviews dans les médias et a donné des conférences publiques de grande notoriété dans tout le pays. Et pourtant, dans ces critiques, ces interviews et ces conférences publiques, cette opération secrète n’a pas été mentionnée une seule fois. En fait, la discussion publique qui a entouré la publication de Rise and Kill First a eu lieu comme si les révélations contenues dans le livre n’avaient jamais été publiées.
« Notre » opposition au « terrorisme » est fondée sur des principes et absolue. « Nous », par définition, n’avons pas recours au « terrorisme ». Dans le cas où la preuve du contraire est présentée, la réaction est : le silence.
Le New York Times Magazine : l’opération secrète d’Israël au Liban et la création du Front pour la libération du Liban des étrangers
Dans le New York Times Magazine, Ronen Bergman, correspondent chevronné sur les affaires militaires et le renseignement pour le journal israélien Yedioth Ahronoth, décrit comment, le 22 avril 1979, un « escadron terroriste » du Front de libération de la Palestine est arrivé sur la plage de Naharyia, une ville israélienne à quelques kilomètres au sud de la frontière avec le Liban. Ils sont entrés par effraction dans une maison, et lorsque la prise d’otages a pris fin, un père et deux de ses filles, âgées de quatre et de deux ans, avaient été brutalement assassinés.
« Dans la foulée des atrocités de Nahariya », explique l’auteur, le général Rafael Eitan « a donné au commandant régional Avigdor Ben-Gal un ordre simple : « Tuez-les tous », voulant dire par là tous les membres de l’OLP et tous ceux liés à l’organisation au Liban. » Avec l’accord d’Eitan, Ben-Gal recruta Meir Dagan, « le plus grand expert en opérations spéciales » des forces de défense israéliennes et, écrit l’auteur, « tous les trois mirent en place le Front pour la Libération du Liban des Etrangers. » Bergman cite ensuite David Agmon, chef du commandement du Nord des forces de défense et un des rares hommes à avoir été informé de l’opération, qui explique ainsi son objectif : « Le but était de créer le chaos parmi les Palestiniens et les Syriens au Liban, sans laisser une empreinte israélienne, pour leur donner l’impression qu’ils étaient constamment sous attaque et leur instiller un sentiment d’insécurité. » Pour réaliser cela, Eitan, Ben-Gal et Dagan « recrutèrent des locaux libanais, druzes, chrétiens et musulmans chiites qui n’aimaient pas les Palestiniens et souhaitaient qu’ils sortent du Liban. » Entre 1979 et 1983, « le Front a tué des centaines de gens. »
Dans cet article, Bergman n’entre pas dans les détails des méthodes utilisées pendant cette opération secrète. Il est aussi assez vague quant à l’identité de ses victimes (des « gens »).
Pour ceux qui sont bien informés sur le conflit au Liban, cependant, la référence au Front pour la libération du Liban des étrangers (FLLE) est extraordinairement significative car ce groupe avait, au début des années 80, la (triste) renommée d’avoir revendiqué la responsabilité de dizaines d’attentats à la voiture piégée extrêmement violents et destructifs ciblant les Palestiniens et leurs alliés libanais. Ces attentats furent largement couverts dans la presse américaine de l’époque. Le plus souvent, les journalistes américains décrivirent le FLLE comme un « mystérieux » ou « insaisissable groupe d’extrême-droite ». A l’occasion, ils notèrent que les Palestiniens et les alliés libanais étaient convaincus que ce groupe était purement fictif, une invention d’Israël destinée à cacher son rôle dans de telles activités.
Quand on en vient au livre lui-même, aucune connaissance préalable du conflit libanais n’est requise pour comprendre l’ampleur et l’importance des révélations de Bergman.
Rise and Kill First : récits de première main sur le rôle d’Israël dans une vaste campagne d’attentats à la voiture (et à la bicyclette et à l’âne) piégé au Liban
Au début, explique Bergman, l’opération utilisait surtout « des explosifs cachés dans des bidons d’huile ou des boîtes de conserves » fabriqués dans un atelier de tôlerie du kibboutz Mahanayim où résidait Ben-Gal. Les explosifs eux-mêmes venaient du service de déminage des forces de défense israéliennes de façon à « minimiser fortement les risques qu’une connexion à Israël puisse être révélée si les engins explosifs tombaient aux mains ennemies. » « Nous y venions la nuit », a raconté Ben-Gal à Bergman, « Meir [Dagan] et moi et le reste des gars, avec le chef ingénieur du Commandement du Nord qui apportait les explosifs, et nous remplissions ces petits barils et connections les détonateurs. »
Ces « petits barils » étaient ensuite « expédiés aux transporteurs dans de grands sacs à dos, ou, s’ils étaient trop grands, sur des motos, des bicyclettes ou des ânes. » Comme l’écrit Bergman : « Rapidement les bombes ont commencé à exploser dans les maisons des collaborateurs de l’OLP au Sud Liban, tuant toutes les personnes qui s’y trouvaient, ou dans les positions et les bureaux de l’OLP, surtout à Tyr, à Sidon et dans les camps de réfugiés palestiniens alentour, causant des dommages et des victimes en masse. »
L’opération était menée dans le plus grand secret, selon Bergman. Elle ne fut jamais approuvée par le gouvernement lui-même et il n’y a pas « moyen de savoir » à quel degré Ezer Weizman, ministre de la Défense au démarrage de l’opération, en était informé.
Malgré leurs efforts, Eitan, Ben-Gal et Dagan furent incapables de garder leur opération complètement hermétique, ce qui conduisit plusieurs hauts responsables de AMAN (l’acronyme hébreu pour le Département de renseignement de l’état major général des forces de défense d’Israël) à la repousser et à objecter énergiquement.
Le chef de la Division de la recherche d’AMAN, Amos Gilboa, décrivit à Bergman ce qu’il appelait une « lutte constante » entre AMAN et le Commandement du Nord. « Yanosh [Ben-Gal] nous mentait tout le temps. Nous n’accordions crédit à aucun de leurs rapports », a dit Gilboa. « Ce fut une des plus laides périodes de l’histoire du pays ». Plus tard, AMAN fut informé « par ses sources au Liban » des « attentats à la voiture et à l’âne piégés » mais, écrit Bergman, ils décidèrent finalement de laisser tomber la question.
La contestation vint aussi de l’intérieur même du gouvernement, quand le vice-ministre de la Défense Mordechai Zippori fut informé d’une attaque qui avait eu lieu en avril 1980 et durant laquelle des femmes et des enfants avaient été tués à la suite de l’explosion d’une voiture piégée au Sud Liban. L’objectif avait été, selon Bergman, de frapper « du personnel de l’OLP ». En juin, une réunion eut lieu dans le bureau de Begin, Zippori accusant Ben-Gal de « mener des actions non-autorisées au Liban » et du fait que « au cours de ces actions, des femmes et des enfants avaient été tués. » Celui-ci répliqua : « Inexact. Quatre ou cinq terroristes ont été tués. Qui circule au Liban dans une Mercedes à 2h du matin ? Seulement des terroristes. »
Begin accepta l’assurance de Ben-Gal qu’il avait en fait reçu la permission pour cette action et mit fin à la réunion. Selon Bergman, l’étendue de l’information du Premier ministre sur ces activités n’est pas claire. A partir de là, en tout cas, « les hauts gradés comprirent qu’il ne servait à rien de demander au Premier ministre de rectifier la situation. » La réunion de Tel Aviv marqua ainsi la fin de toute contestation interne contre l’opération secrète menée par Eitan, Ben-Gal et Dagan, un développement fatal alors que l’opération allait entrer dans sa deuxième (et encore plus violente) phase, après la nomination d’un nouveau ministre de la Défense.
Le 16 juillet 1981, des roquettes palestiniennes Katioucha tuèrent trois civils israéliens dans le village de Kiryat Shmonah. Le jour suivant, les forces aériennes israéliennes ripostèrent par un raid de bombardement massif ciblant les quartiers-généraux de l’OLP au centre de Beyrouth ainsi que plusieurs ponts autour de Sidon, tuant entre 200 et 300 personnes, principalement des civils libanais, et en blessant plus de 800.
Philip Habib, envoyé spécial du président Ronald Reagan dans la région, négocia un cessez-le-feu dans lequel il était exigé que l’OLP cesse toute attaque à l’intérieur d’Israël. Pour les dirigeants israéliens, un tel accord était inacceptable. L’OLP était une organisation « terroriste » et la décision américaine de considérer qu’Arafat était un partenaire dans un cessez-le-feu était un véritable affront. Quant aux détails de l’accord, ils arguaient que l’OLP devrait arrêter toutes les attaques contre Israël et les intérêts israéliens, y inclus les attaques ayant lieu dans les territoires occupés ou des endroits comme l’Europe. Comme Bergman le note cependant, « le monde extérieur voyait les choses différemment et Habib indiqua clairement aux Israéliens que les Etats-Unis ne soutiendraient une incursion terrestre au Liban qu’en réponse à une provocation flagrante de l’OLP. »
Le 5 août 1981, Begin choisit Ariel Sharon pour le remplacer comme ministre de la Défense. Dans les dix mois qui suivirent, ainsi que des historiens israéliens comme Zeev Schiff et Ehud Yaari, Benni Morris, Avi Shlaim ou Zeev Maoz l’ont depuis longtemps documenté, Israël s’engagea dans des nombreuses opérations militaires avec l’objectif clair de provoquer les Palestiniens à quelque forme de réponse militaire, qu’Israël aurait été alors capable de condamner comme une attaque « terroriste » justifiant une offensive majeure au Liban.
Août 1981 : Ariel Sharon devient ministre de la Défense et intensifie la campagne d’attentats du FLLE pour inciter l’OLP à recourir au « terrorisme »
Rise and Kill First représente une contribution majeure à notre compréhension de ce moment historique, car il prouve, à partir de comptes rendus de première main des responsables israéliens impliqués dans l’opération que la campagne d’attentats à la voiture piégée qui s’intensifia beaucoup lorsque Sharon devint ministre de la Défense doit être comprise précisément comme un élément de cette stratégie plus large de provocation.
Immédiatement après sa nouvelle prise de fonctions, Sharon décida d’« activer le dispositif secret de Dagan dans le Commandement du Nord ». Il choisit Eitan comme « émissaire personnel » qui « garderait un œil sur les activités clandestines dans le nord » et, comme l’explique Bergman, « dès la mi-septembre 1981, des voitures piégées explosaient régulièrement dans les quartiers palestiniens de Beyrouth et d’autres villes du Liban ».
L’auteur mentionne ensuite spécifiquement des attentats à Beyrouth et à Sidon début octobre, note que « rien qu’en décembre 1981, dix-huit bombes dans des voitures ou sur des motos, des bicyclettes et des ânes explosèrent près des bureaux de l’OLP ou des lieux à forte concentration palestinienne, provoquant un grand nombre de morts » et ajoute qu’« une nouvelle organisation inconnue s’appelant le Front pour la libération du Liban des étrangers (FLLE) revendiqua la responsabilité de tous ces incidents ». Comme l’écrit Bergman : « Sharon espérait que ces opérations pousseraient Arafat à attaquer Israël, qui pourrait alors répondre en envahissant le Liban, ou au moins inciteraient l’OLP à des représailles contre la Phalange, ce qui permettrait à Israël de se précipiter en grande force à la défense des chrétiens. »
L’auteur poursuit en ajoutant de remarquables détails opérationnels. Pendant cette étape de l’opération, les explosifs étaient « emballés dans des sacs de lessive Ariel » de manière à paraître « des produits innocents » lorsqu’ils passaient par les barrages routiers. Des femmes étaient parfois recrutées pour conduire afin « de réduire la probabilité que les voitures soient arrêtées sur le chemin de la zone de la cible ». Les voitures elles-mêmes « étaient développées à la Direction des opérations spéciales des forces de défense israélienne (Maarach Ha-Mivtsaim Ha-Meyuchadim). » Ces opérations impliquaient une première génération de drones aériens, utilisés pour observer les agents de Dagan conduisant et garant les voitures, puis pour déclencher à distance les dispositifs. Le FLLE « commença également à attaquer des installations syriennes au Liban », ajoute Bergman, et même « revendiqua la responsabilité d’opérations contre des unités des forces de défense israéliennes ». Selon Dagan, le FLLE n’avait jamais été derrière de telles attaques, mais « en assumait la responsabilité pour se créer de la crédibilité, comme s’il opérait contre toutes les forces étrangères au Liban ».
La presse américaine et sa couverture à l’époque des attentats à la voiture piégée du FLLE
Tout en fournissant de remarquables détails sur le côté israélien de cette opération secrète, le récit de Bergman reste très vague en ce qui concerne les attaques elles-mêmes et, plus important encore, leurs victimes. Des comptes rendus dans les médias contemporains des attentats d’octobre 1981 à Beyrouth et Sidon, auxquels il renvoie spécifiquement, donnent une idée plus claire de la violence et de la destruction associées.
Le 1er octobre, une voiture « piégée avec 220 livres [=100 kg] de TNT et 20 gallons [=75 litres] de carburant » explosa près des bureau de l’OLP, dans ce qu’un journaliste de l’United Press International décrivit comme « une rue très fréquentée du Beyrouth ouest musulman avec des vendeurs de fruits et de légumes et des ménagères faisant leur marché du matin ». La bombe « arracha la façade des bâtiments, détruisit 50 voitures et laissa la rue jonchée de débris et de corps démembrés ». Immédiatement après l’explosion, une deuxième bombe, pesant 330 livres [environ 150 kgs] et qui avait été plantée dans une autre voiture garée dans la même rue fut trouvée et démantelée par les experts du déminage. Plus tard dans la même journée, « six autres voitures chargées de centaines de livres d’explosifs furent trouvées et désamorcées dans Beyrouth et Sidon dans ce qui avait été planifié comme un blitz dévastateur contre les Palestiniens et les miliciens libanais de gauche par des terroristes de droite ».
Comme Barbara Slavin et Milt Freudenheim l’ont rapporté dans les pages du New York Times, un « appel anonyme » de la part du FLLE avait déclaré « aux agences des médias étrangers que les attaques étaient dirigées contre des cibles palestiniennes et syriennes au Liban et continueraient ‘jusqu’à ce qu’il ne reste aucun étranger’ ». Ils ajoutaient qu’à la fois Mahmoud Labadi, le porte-parole de l’Organisation de libération de la Palestine et le Premier ministre libanais Chafik Wazzan « accusaient Israël et ses alliés chrétiens au Liban d’avoir perpétré ces attentats », alors qu’« Israël attribuait l’explosion aux guerres intestines de l’OLP ».
Olympia et Olympia 2 : deux opérations FLLE qui ne furent pas implémentées
Arafat vit clair dans la stratégie d’Israël cependant et s’assura que les membres de l’OLP ne répliquent pas. Comme l’historien israélien Benni Morris l’écrit dans Righteous Victims, « l’OLP fit bien attention à ne pas violer l’accord de juillet 1981 ». « En fait », ajoute-t-il, « nonobstant la propagande israélienne ultérieure, la frontière jouit entre juillet 1981 et juin 1982 d’un calme sans précédent depuis 1968 ».
Sharon perdait patience. Comme l’écrit Bergman, « face à cette retenue palestinienne, les dirigeants du Front décidèrent de monter d’un niveau. » En 1974, le Mossad avait décidé de retirer Arafat de leur liste de personnes recherchées, ayant conclu qu’il devait être considéré comme une figure politique et donc ne devait pas être assassiné. Le ministre de la Défense remit le chef de l’OLP sur la liste et, avec Ben-Gal et Eitan, commença à planifier l’Opération Olympia, qui, espéraient-ils, « changerait le cours de l’histoire du Moyen-Orient ».
Selon le plan, plusieurs camions chargés d’environ deux tonnes d’explosifs devaient être stationnés près d’un théâtre de Beyrouth où la direction de l’OLP projetait de dîner en décembre. « Une explosion massive éliminerait la totalité de la direction de l’OLP », écrit Bergman. L’idée fut abandonnée (Bergman ne donne aucune explication quant au pourquoi) et immédiatement remplacée par un projet encore plus ambitieux (et potentiellement destructif). Sous le nom de code Olympia 2, il devait avoir lieu le 1er janvier 1982. La cible : un stade de Beyrouth où l’OLP projetait de célébrer l’anniversaire de sa fondation.
Dix jours avant l’attaque, des agents recrutés par Dagan placèrent de larges quantités d’explosifs sur l’estrade des VIP où les dirigeants palestiniens devaient être assis, tous « des dispositifs dont la détonation était contrôlée à distance ». Ce n’était cependant pas tout. « A l’une des bases de l’unité, à trois miles [= 4, 8 km] de la frontière », explique Bergman, « trois véhicules — un camion chargé d’une tonne et demie d’explosifs et deux berlines Mercedes avec 550 livres [250 kg] chacune – avaient été préparés. » Le jour de la célébration, « trois membres chiites du Front pour la libération du Liban des étrangers », conduiraient ces véhicules et les gareraient à l’extérieur du stade. « Ils seraient activés par télécommande une minute après les explosifs placés sous l’estrade », écrit l’auteur, « quand la panique serait à son pic et que les personnes qui avaient survécu essaieraient de s’enfuir », ajoutant : « La mort et la destruction devaient être de proportions sans précédent, même au niveau du Liban », selon les mots d’un très haut responsable du Commandement du Nord ».
Sharon, Dagan et Eitan furent incapables de garder leur opération complètement secrète. Des rumeurs du plan arrivèrent à Zippori, et le vice-ministre porta l’affaire devant Begin, qui convoqua une réunion d’urgence le 31 décembre, un jour avant celui où Olympia 2 devait être mise en œuvre. Eitan et Dagan durent présenter leur plan, et Zippori eut l’opportunité de mettre en avant ses objections. Begin était surtout troublé par la possibilité que l’ambassadeur soviétique puisse assister à l’événement. Dagan l’assura que « la probabilité que lui ou n’importe quel autre diplomate étranger soit présent » était très faible, alors que Saguy insistait sur le fait que la probabilité était élevée et que « si quelque chose lui arrivait nous serions responsables d’une très grave crise avec l’URSS. »
Sharon, Dagan et Eitan essayèrent de convaincre Begin qu’une telle opportunité de détruire la direction de l’OLP ne se représenterait peut-être jamais plus, mais, écrit Bergman « le Premier ministre prit au sérieux le danger d’une menace soviétique et leur ordonna d’abandonner ». Comme Saguy lui dit des années plus tard : « Mon devoir comme chef de AMAN était de m’occuper non seulement des aspects opérationnels militaires, mais aussi de l’aspect diplomatique. J’ai dit à Begin qu’il était impossible de tuer un stade entier comme cela. Et qu’arriverait-il le lendemain d’un tel massacre ? Le monde entier nous tomberait dessus. Cela ne ferait aucune différence si nous n’admettions jamais notre responsabilité. Tout le monde saurait qui était derrière. »
« Abu Nidal, Abu Shmidal » : la tentative d’assassinat de Shlomo Argov et l’invasion du Liban par Israël pour vaincre le « terrorisme »
Le 3 juin 1982, Shlomo Argov, ambassadeur d’Israël en Angleterre, fut abattu dans les rues de Londres. Il devait survivre à ses blessures, mais Sharon et Begin avaient enfin leur prétexte pour envahir le Liban.
Pour les services de renseignement israéliens, il fut rapidement évident que l’attaque avait été ordonnée par Abu Nidal, un ennemi juré d’Arafat dont les propres objectifs, la destruction de l’OLP se trouvaient coïncider avec ceux d’Israël. Le cabinet israélien se réunit le matin suivant et, comme plusieurs historiens israéliens l’ont documenté, ni Begin ni Eitan ne manifestèrent beaucoup d’intérêt dans le fait que l’OLP n’était pas responsable de la tentative d’assassinat. Quand Gideon Machanaimi, conseiller de Begin sur le terrorisme, commença à détailler la nature de l’organisation d’Abu Nidal, son chef le coupa simplement d’un : « Ils sont tous de l’OLP ! » Quelques minutes plus tôt, Eitan avait réagi d’une façon très similaire quand un responsable des renseignements l’avait assuré que les hommes d’ Abu Nidal étaient clairement derrière l’attaque : « Abu Nidal, Abu Shmidal », dit-il dans une réplique (tristement) célèbre, « nous devons frapper l’OLP ! ».
Le cabinet ordonna un bombardement aérien massif des positions de l’OLP dans Beyrouth et aux alentours, tuant 45 personnes. Cette fois-ci, Arafat réagit en effet, et les communautés israéliennes le long de la frontière nord se retrouvèrent bientôt sous un feu nourri d’artillerie. Le 5 juin, Sharon présenta son plan au cabinet, l’Opération Paix pour la Galilée, un nom « conçu », comme l’écrit Bergman, « pour donner l’impression que c’était une mission d’autoprotection faite presque à contrecœur ».
Le jour suivant, le Conseil de sécurité des Nations Unies se réunissait pour discuter de l’opération militaire d’Israël.
Le représentant israélien expliqua que si le Liban « était réticent ou incapable d’empêcher l’hébergement, l’entraînement et le financement des terroristes de l’OLP » qui étaient « ouvertement en train d’opérer depuis le territoire libanais, avec l’idée de harceler Israël, les Israéliens et les Juifs dans le monde entier », alors ce pays devait « être prêt au risque qu’Israël prenne les contre-mesures nécessaires pour arrêter de telles opérations terroristes ».
Les arguments d’Israël furent rejetés avec force par le Conseil de sécurité. Comme l’expliqua le représentant du Royaume-Uni, la tentative d’assassinat contre l’ambassadeur Argov, « aussi odieuse qu’elle soit, ne justifie en aucune façon les attaques massives contre des villes et des villages libanais par les forces aériennes israéliennes, des attaques qui ont déjà infligé des pertes majeures en vies humaines, des blessés et des dommages aux propriétés. »
Le Conseil de sécurité adopta immédiatement la Résolution 509, qui demandait qu’Israël retire ses forces du Liban et appelait toutes les parties à cesser les hostilités.
Les forces israéliennes continuèrent d’avancer et, le 8 juin, le Conseil de sécurité se réunit à nouveau. Un projet de résolution condamnant Israël pour son non-respect de la résolution 509 et réitérant l’appel à toutes les parties de cesser les hostilités fut rapidement mis au vote. Quatorze états membres votèrent en sa faveur mais les Etats-Unis mirent leur veto. Les troupes israéliennes continuèrent leur marche vers Beyrouth.
Les attentats à la voiture piégée du FLLE et le « terrorisme »
Des reportages contemporains sur les attentats revendiqués par le FLLE entre 1980 et 1983 suggèrent que ces attaques correspondent aux définitions les plus communément acceptées du « terrorisme », ainsi que celle adoptée à la conférence de Jérusalem de 1979 : « Le terrorisme est le meurtre délibéré et systématique de civils pour inspirer de la peur ».
Une conclusion similaire peut être tirée de l’affirmation de Bergman selon laquelle d’innombrables bombes israéliennes explosèrent dans « des camps de réfugiés », « des quartiers palestiniens » ou des « zones à forte concentration de Palestiniens », suggérant des cibles purement civiles. Dans le texte de Rise and Kill First, Bergman n’utilise pas le terme « terrorisme » quand il se réfère à cette opération secrète. Cependant, dans une note de son Prologue, l’auteur décrit le FLLE comme « une organisation terroriste qu’Israël organisa au Liban dans les années 1980-83, et qui de son propre chef attaqua de nombreux membres de l’OLP et des civils palestiniens ».
Pourtant, il est probable que s’ils étaient encore en vie, Sharon, Ben-Gal, Dagan et Eitan rejetteraient l’idée que leur opération s’apparentait à du « terrorisme ».
Eitan mourut en 2004 et, comme Bergman le note dans son article du New York Times du 23 janvier, il ne parla pas avec lui de l’opération. L’auteur écrit cependant que Ben-Gal et Dagan « nièrent tous deux avec force que le Front avait jamais eu l’intention de blesser des civils ». Alors que Ben-Gal l’assurait simplement que « les cibles étaient toujours des cibles militaires », Dagan soutint qu’il n’y avait pas d’alternative à l’utilisation d’intermédiaires et parut les blamer pour toute attaque sur des civils. « Vous pouvez lui donner des explosifs et lui dire d’aller faire sauter un quartier-général de l’OLP quelque part », dit Dagan à l’auteur, « mais il a ses propres comptes à régler et maintenant il a aussi une bombe pour cela. Donc parfois il est arrivé que cela explose ailleurs ».
Inutile de dire que cet argument est difficile à réconcilier avec l’insistance du Premier ministre Begin, à la conférence de Jérusalem de 1979, à déclarer que le « terrorisme » était « au-delà de toute subtilité ou ergotage, un mal moral », qui « infecte non seulement ceux qui commettent de tels crimes, mais aussi ceux qui, par méchanceté, ignorance, ou simple refus de penser, les approuvent ».
Il contredit aussi complètement les arguments avancés par des responsables israéliens depuis les années 1960 chaque fois que l’usage par leur pays de la force militaire avait été discuté au Conseil de sécurité, et plus particulièrement, ceux exprimées par le représentant israélien le 6 juin 1982. Selon leur propre logique, la tentative de Dagan d’esquiver la responsabilité pour les actions des intermédiaires qu’il n’était pas seulement « réticent » ou « incapable » d’arrêter mais qu’il avait bien plutôt activement utilisés, entraînés et à qui il avait donné des voitures piégées, est manifestement absurde.
Enfin, comme le rapporte Bergman, Dagan restait convaincu que l’opération Olympia 2 aurait dû être implémentée. « A la fin, naturellement, il s’avéra que j’avais raison », dit Dagan à l’auteur, « et qu’il n’y avait là ni ambassadeur soviétique, ni aucun autre diplomate étranger ». « Mais que pouvions-nous faire ? » s’est-il lamenté. « Le Premier ministre a dit d’arrêter, donc nous arrêtons. Cela a été une affaire très compliquée après coup, pour retirer les explosifs ».
Cette opération aurait été implémentée par les agents israéliens et ceux du FLLE travaillant ensemble pour détoner une bombe à retardement à l’intérieur d’un stade rempli de gens ainsi qu’un camion et deux voitures pleins d’explosifs placés à l’extérieur pour cibler les survivants, créant la mort et la destruction dans des « proportions sans précédent », même selon les standards au Liban. Certainement, les regrets de Dagan qu’une telle opération ait été finalement annulée soulèvent d’importantes questions sur le véritable sens des prétentions répétées d’Israël au « tohar haneshek », à la « conduite morale de la guerre », louée par Ariel Sharon (le cerveau derrière Olympia 2) dans sa tribune libre de 1982.
Des déclarations faites anonymement à Bergman par deux responsables du Mossad confirment aussi que beaucoup d’attentats du FLLE relevaient tout à fait clairement de « terrorisme ». Le premier est cité au début de cet article. Quant au deuxième, il expliqua à Bergman comment il « voyait à distance une des voitures exploser et démolir une rue entière », ajoutant : « Nous enseignions aux Libanais à quel point une voiture piégée pouvait être efficace. Tout ce que nous avons vu plus tard avec le Hezbollah est né de ce qu’ils ont vu arriver après ces opérations ».
De façon encore plus évidente, il est difficile d’imaginer des responsables israéliens ou américains élus, des commentateurs politiques ou des « experts du terrorisme » ne qualifiant pas ces attaques de « terrorisme » (et ne les condamnant pas) si elles avaient eu lieu en Israël (ou aux Etats-Unis) et si elles avaient été perpétrées par des Palestiniens ou d’autres acteurs de la région. Après tout, à l’époque, des attaques à la voiture piégée contre les forces militaires israéliennes stationnées à Tyr et contre les Marines américains à Beyrouth ont été très clairement condamnées comme des actes de terrorisme scandaleux par ces gouvernements. Enfin, onze et quinze attaques, respectivement, revendiquées entre 1980 et 1983 par le Front pour la libération du Liban des étrangers figurent dans les bases de données de RAND et START, deux des bases de données les plus prestigieuses et les plus fiables sur le « terrorisme ».
Effacer la campagne de voitures piégées du FLLE et construire le « terrorisme » au Liban ; le rôle joué par RAND et les experts du « terrorisme »
En fait, le FLLE était mentionné longuement dans une Note d’avril 1983 sur « les tendances récentes du terrorisme international » produite par RAND et qui se focalisait sur les attaques des années 1980 et 1981.
Dans leurs commentaires introductifs, ses auteurs, Brian Michael Jenkins et Gail Bass, notaient qu’il y avait eu 24 incidents avec de multiples morts en 1980 et 25 en 1981, que le nombre de morts avait fortement augmenté, de 159 en 1980 à 295 en 1981, et ajoutaient : « Une série d’attentats sanglants à Beyrouth a provoqué la plupart des morts ».
Dans une section ultérieure intitulée « Les terroristes », Jenkins et Bass consacraient deux pages aux « terroristes palestiniens », remarquant qu’ils avaient « continué leurs attaques contre Israël et contre les cibles israéliennes à l’étranger », que « de petits attentats et attaques à la grenade, souvent mortels, constituaient la plupart de l’activité terroriste à l’intérieur d’Israël et des territoires occupés » et qu’entre 1980 et 1981, « 16 personnes étaient mortes et 136 blessées au cours de 19 attentats, attaques à la grenade et embuscades ».
Les auteurs consacraient ensuite une page au Front pour la libération du Liban des étrangers, un « nouveau groupe mystérieux » qui était « apparu en 1980 pour revendiquer une série d’attentats sanglants au Liban ». Ils décrivaient ensuite en détail les attentats qui avaient eu lieu entre le 17 septembre et le 1er octobre 1981, et qui avait provoqué 122 morts et des centaines de blessés. Les attaques du FLLE seules représentaient donc plus de 40% de toutes les morts dues au « terrorisme » dans le monde entier pour l’année entière, et 8 fois plus de morts que toutes les attaques par des « terroristes palestiniens » pour les deux années précédentes.
Cependant, le fait que plusieurs attentats à la voiture piégée du FLLE soient inclus dans la base du RAND et qu’ils aient été discutés dans la note de 1983 ne veut pas dire que ces actes aient eu aucun impact sur la manière dont les chercheurs de RAND devaient, au cours des années suivantes, écrire sur le « terrorisme », dans leurs rapports sur le Liban ou sur le conflit entre Israël et les Palestiniens.
Et de fait, depuis cette note d’avril 1983, pas un seul rapport, pas une seule analyse produite par RAND n’a jamais plus mentionné le FLLE.
De plus, cette « acte de disparition » de la campagne d’attentats à la voiture piégée du FLLE a coïncidé avec la publication de rapports et d’analyses qui décrivaient immédiatement, au milieu des années 80, l’invasion d’Israël au Liban dans le contexte du combat plus large que ce pays menait contre le « terrorisme international », et assimilaient clairement la « menace terroriste » au Liban et dans la région aux Palestiniens et à leurs alliés arabes. L’effacement du FLLE a ainsi coïncidé avec la construction d’un récit qui dépeignait les Israéliens seulement comme victimes du terrorisme (et jamais comme auteurs) et décrivaient les Palestiniens (et leurs alliés arabes) comme illustrant l’essence même de la menace « terroriste ».
De même, la campagne des attentats à la voiture piégée du FLLE n’a pas été mentionnée une seule fois dans les articles publiés dans les principaux journaux d’« études sur le terrorisme », comme Terrorism (publié entre 1979 et 1992,) Studies in Conflict and Terrorism (pendant la période 1992-2018) et Terrorism and Political Violence (entre 1997 et 2018.)
Le débat public autour de Rise and Kill First : l’effacement du FLLF continue ainsi que la construction du « terrorisme »
Après la publication de Rise and Kill First, Ronen Bergman a fait d’importantes interventions publiques, en particulier à 92nd Street Y et au Center on National Security de l’université Fordham (une conférence diffusée en direct sur C-Span.) Il est apparu dans Fresh Air de la National Public Radio et Newshour du Public Broadcasting Service, il a été interviewé sur CBSN, MSNBC, CNN ainsi que dans le GQ Magazine et sur le podcast de STRATFOR.
L’auteur a écrit un article d’opinion dans le National Review, un récit à la une de Newsweek. Le magazine Foreign Policy a publié un long article adapté de son livre et l’a interviewé sur son podcast. Finalement, des recensions du livre sont parues dans la plupart des journaux importants du pays, du New York Times (deux fois, la seconde recension étant accompagnée d’un interview sur le podcast) au Washington Post, à Newsweek, au Washington Times, aux Bloomberg News ou au New Yorker, ainsi que sur Lawfare, un blog sur le droit et la sécurité internationale très connu. Il a aussi été mentionné et a fait l’objet d’une recension dans le Guardian, le London Times, l’Independent et à la BBC.
Le débat public autour de Rise and Kill First s’est focalisée sur l’histoire, l’efficacité, la légalité et la moralité du programme israélien des prétendus « assassinats ciblés » ou des « meurtres ciblés ». Ce programme, et tous les utilisations israéliennes de la force, ont été discutés seulement dans le contexte du combat de ce pays contre le « terrorisme ». Il est remarquable et assez révélateur que cette discussion ait eu lieu, intégralement et sans une seule exception, comme si la campagne d’attentats du FLLE n’avait jamais existé, comme si les Palestiniens n’avaient jamais été victimes d’une vaste campagne de « terrorisme », comme si cette campagne n’avait jamais été encadrée par certains des plus hauts dirigeants israéliens des dernières décennies, autrement dit comme si les révélations contenues dans Rise and Kill First n’avaient simplement jamais été publiées.
Dans toutes ces recensions, ces interviews et ces interventions publiques, l’opération secrète montée par Eitan, Ben-Gal, Dagan et Sharon n’est pas mentionnée une seule fois. L’idée que des responsables israéliens pourraient avoir été engagés dans du « terrorisme » au début des années 80 a été traitée comme simplement extravagante, ou pour reprendre la terminologie du spécialiste des médias Daniel Hallin, comme une idée « déviante » qui « n’appartient simplement pas » au discours public et doit donc en être exclue.
Ces recensions, ces interviews et interventions publiques, ne mentionnent pas une seule fois les pratiques israéliennes au Liban avant et pendant l’invasion. Quand l’usage des voitures piégées est mentionné, c’est seulement dans le contexte de l’utilisation par Israël de cette tactique pour tuer une cible spécifique, jamais pour des attentats aveugles contre des cibles civiles.
Les références aux « civils » éclairent encore davantage les limites étroites dans lesquelles le débat public a été maintenu. Quand les utilisations par Israël de la force sont discutées et, à certains moments, critiquées, c’est seulement dans le contexte de la réponse israélienne à la « menace terroriste ». Quand des civils sont tués ou blessés, c’est toujours par inadvertance et les responsables israéliens sont décrits encore et encore comme s’inquiétant de la moralité et de l’éthique de telles actions.
De fait, il est souvent fait référence à des instances spécifiques où les responsables israéliens se sont courageusement opposés à leurs supérieurs et ont refusé de suivre des ordres qui auraient mis en péril les vies de civils innocents. Par exemple, le refus du commandant des forces aériennes David Ivri d’obéir à l’ordre d’abattre un avion à bord duquel Yasser Arafat était supposé être, ou la décision d’Uzi Dayan de modifier des rapports de renseignements pour s’assurer que les frappes aériennes des forces de défense israéliennes sur Beyrouth pour tuer Arafat ne seraient pas mises en œuvre si le risque pour les vies des civils était trop élevé, ont été discutés et décrits à de nombreuses occasions depuis la publication de Rise and Kill First.
Ces récits multiples, souvent extraordinairement détaillés et élaborés d’opérations ordonnées par Eitan ou Sharon et qui auraient pu tuer de nombreux civils mais ne l’ont pas fait à cause du courage d’autres responsables israéliens, ont donc été présentés dans un contexte où les traces d’une campagne à grande échelle d’attentats à la voiture piégée dirigée par ces mêmes responsables israéliens et qui ont vraiment tué des centaines de civils ont été purement et simplement effacées des registres.
Dans leur livre de 1988 sur la propagande et les médias d’information, Manufacturing Consent, Edward Herman et Noam Chomsky documentent comment la presse tend à couvrir les victimes « dignes » et « indignes » de manière étonnamment différente. « Notre hypothèse », écrivent-ils dans l’introduction, « est que les victimes dignes seront représentées de manière proéminente et dramatique, qu’elles seront humanisées, et que leur victimisation recevra, dans la construction du récit, les détails et le contexte qui engendreront chez le lecteur intérêt et sympathie ». « Au contraire », ajoutent-ils, « les victimes indignes ne mériteront que peu de détails, une humanisation minimale et peu de contexte qui puisse l’exciter et l’enrager ».
Le débat public autour de Rise and Kill First suit parfaitement ce script, avec une variante. Les civils palestiniens qui étaient les victimes réelles de la campagne israélienne d’attentats à la voiture piégée ordonnée par Sharon et les autres ont été traités comme des « victimes indignes ». Leur sort a été complètement passé sous silence, et l’existence même de l’opération secrète dont ils ont été les victimes a été totalement effacée. Les Palestiniens qui auraient pu être victimes d’opérations spéciales ordonnées par Sharon et d’autres, mais ne l’ont pas été grâce à des responsables israéliens courageux et dotés de principes ont été traités comme des « victimes dignes » ou « potentiellement dignes ». Leur survie a été mentionnée et célébrée, les responsables qui les ont « sauvées » ont été à de nombreuses reprises loués comme des héros, leurs efforts pour s’assurer que de telles opérations ne seraient pas implémentées décrits dans le plus grand détail.
Enfin, une analyse non-scientifique des communications via Twitter mentionnant le livre de Bergman au court des derniers mois montre que de nombreux et éminents « experts du terrorisme » ont loué Rise and Kill First tout en restant totalement silencieux sur les révélations sur la campagne d’attentats à la voiture piégée du FLLE. Par exemple, Bruce Hoffman (qui, en 1984 et 1985, avait été l’auteur de rapports du RAND occultant complètement l’existence des attaques du FLLE tout en se focalisant sur le degré auquel l’invasion d’Israël « perturbait » l’infrastructure des « organisations terroristes » palestiniennes au Liban) a simplement twitté le 19 février :
« Parmi les plus importants livres écrits sur le terrorisme/CT depuis des années. J’ai passé presque tout le week-end complètement immergé dans ce livre superbe. Lecture obligée. »
Dans une remarquable illustration du processus d’inclusion (d’actes qui renvoient une image positive de la politique d’Israël envers les civils) et d’exclusion (d’actes qui ne le font pas) décrit ci-dessus, Max Boot, membre du Council on Foreign Relations et chroniqueur pour le Washington Post, a posté un lien à l’article sur Bergman dans le New York Times, et écrit:
« C’est une bonne nouvelle pour Israël. Cela montre comment les forces de défense israéliennes ont résisté à de nombreuses reprises à la pression des civils, particulièrement à celle d’Ariel Sharon, pour tuer Arafat par crainte de provoquer des victimes civiles. Cela montre que les forces de défense israéliennes respectent les lois de la guerre. »
Thomas Friedman, qui à l’époque avait couvert plusieurs attentats du FLLE à la une du New York Times, n’a pas encore écrit un seul mot sur les révélations de Bergman.
Effacer les récits alternatifs
L’effacement d’une multiplicité de récits alternatifs sur le « terrorisme », et particulièrement sur l’identité de ses coupables et de ses victimes, a joué un rôle central dans le mécanisme complexe, et fondamentalement politique, par lequel le « terrorisme » en est arrivé à acquérir son sens spécifique et étroitement limité. Au fil des années, des décennies mêmes, l’effacement complet de la campagne d’attentats à la voiture piégée du FLLE a permis de construire les Palestiniens (et leurs alliés arabes) comme auteurs seulement, et jamais victimes, du « terrorisme ». A l’inverse, ce silence a permis la construction des Israéliens seulement comme victimes, et jamais comme auteurs, du « terrorisme ».
Des actes qui sont clairement du « terrorisme » (les attentats à la voiture piégée !), les actes qui le sont moins clairement
Dans Terrorism and Humanitarian Law, le professeur de droit international Christopher Greenwood a suggéré que le « terrorisme » devait être « divisé en un noyau interne et une région extérieure ».
Dans le « noyau interne », se trouve « toute description du terrorisme comme des actes de violence qui sont considérées comme terroristes à cause des cibles choisies (comme les civils, des citoyens d’états non directement impliqués ou des enfants) ou à cause des méthodes employées (comme le meurtre de prisonniers, la prise d’otages ou l’utilisation d’armes qui opèrent aveuglément de manière inhérente) ». De telles descriptions du « terrorisme » partagent toutes une caractéristique importante : « elles impliqueraient des violations des lois de la guerre si elles étaient menées par les forces armées d’un état dans une période de conflit armé ». De tels actes sont, donc, « contraires de manière inhérente au droit international ».
Mais la difficulté, continue-t-il, est que « peu de descriptions du terrorisme s’arrêtent à ce noyau interne ». « Beaucoup de commentateurs et la plupart des politiciens », écrivait-il déjà en 1989, « en arrivent à appliquer le label « terroriste » à une gamme d’actes qui ne seraient pas contraires au droit international s’ils étaient menés par les forces armées d’un état engagé dans un conflit armé », par exemple des attaques sur des cibles militaires. Quand les actes appartenant à cette catégorie sont appelés « terrorisme », et dénoncés comme tels, ce n’est « pas à cause de quelque illicéité inhérente de l’acte lui-même mais plutôt à cause de l’identité du coupable, du statut du groupe auquel il appartient ou de l’objectif qu’il cherche à atteindre ». Il y a, sans surprise, « des désaccords considérables quant à décider quels actes de cette catégorie périphérique sont correctement décrits comme terroristes ».
L’attaque de Nahariya de 1979 mentionnée dans l’article de Bergman du New York Times était sans aucun doute un acte de « terrorisme » qui appartient à ce « noyau interne », comme l’ont été d’innombrables autres attaques contre Israël pendant des décennies. En revanche, les attaques contre les quartiers généraux d’Israël à Tyr ou contre les Marines à Beyrouth appartiendraient probablement à cette « région extérieure » et les décrire (et les dénoncer) comme du « terrorisme » serait plus litigieux.
Contrairement aux affirmations répétées de dirigeants israéliens (et américains) à l’époque, il n’y a rien de simple ni d’évident dans la notion de « terrorisme », dans le contexte d’un conflit aussi extraordinairement complexe que le conflit libanais au début des années 80. Des personnes de tout bord pourraient arguer (et l’ont fait) qu’elles étaient les victimes d’actes appartenant à la « région extérieure » ou au « noyau intérieur » décrits par Greenwood, c’est-à-dire les victimes de « terrorisme ».
Pour utiliser un exemple (tristement) célèbre, les Palestiniens arguèrent que le massacre commis à Sabra et Shatila par les Phalangistes chrétiens alliés d’Israël était un clair exemple de « terrorisme ». Si nous prenons au sérieux la définition de « terrorisme » de Benzion Netanyahu, « le meurtre délibéré et systématique de civils de manière à inspirer de la peur », il semble difficile de ne pas être d’accord avec eux. Si nous acceptons sa logique sur le « mal moral » du « terrorisme » « infectant » non seulement ceux qui commettent de tels actes, mais aussi « ceux qui, par méchanceté, ignorance ou simple refus de penser, les approuvent », il est difficile de ne pas être d’accord avec les Palestiniens qui voient en Ariel Sharon (qui, selon la Commission Kahan, porte une « responsabilité personnelle » dans ce qui est arrivé dans les camps) un responsable de cet acte horrible de « terrorisme ».
La discussion sur le « terrorisme » devrait bien sûr être encore étendue pour inclure les pilonnages et les bombardements aériens aveugles par les forces militaires israéliennes, pratiques qui, comme d’innombrables pays l’ont répété avec insistance, chaque fois que le sujet était discuté aux Nations Unies, relevaient du « terrorisme » ou du « terrorisme d’état ». Depuis 1972, il faut le noter, les Etats-Unis ont à maintes reprises mis leur veto ou menacé de le mettre à toute résolution qui utiliserait la terminologie de « terrorisme » pour se référer aux usages de la force par Israël et pour les condamner.
Cet article s’est focalisé uniquement sur la campagne d’attentats à la voiture piégée du FLLE, précisément parce que des voitures piégées aveugles appartiennent incontestablement au « noyau interne » de Greenwood, c’est-à-dire à une catégorie de pratiques spécifiques que chacun s’accorde à décrire comme du « terrorisme ». C’est précisément pour cette raison, à savoir qu’on ne peut nier que de telles attaques étaient du « terrorisme », que le silence absolu sur les révélations de Bergman est si révélateur et si troublant.
La Construction du « terroriste par essence » et la guerre ratée (et extraordinairement violente) contre le « terrorisme ».
En 1986, Edward Said rédigea une recension cinglante du livre de Benjamin Netanyahu, Terrorism: How the West Can Win, un texte qui demeure à ce jour une des critiques les plus puissantes du discours récemment émergent sur le terrorisme.
Dans ce texte, intitulé The Essential Terrorist, Said décrit comment une caractéristique centrale de ce discours, déjà, était sa « sélectivité » : « ‘Nous’ ne sommes jamais des terroristes quoi que nous puissions avoir fait », écrivait-il, « ‘Ils’ le sont toujours et le seront toujours ». Le principal objectif de ce discours, expliquait-il, était « d’isoler votre ennemi du temps, de la causalité, d’une action préalable et par là de le ou la représenter comme intéressé ontologiquement et gratuitement à causer des ravages pour eux-mêmes ». De fait, ajoutait-il « si vous pouvez montrer que des Libyens, des Musulmans, des Palestiniens et des Arabes, en général, n’ont aucune réalité excepté celle qui confirmerait tautologiquement leur essence terroriste en tant que Libyens, Musulmans, Palestiniens et Arabes », il devient possible de « continuer à les attaquer, eux et leurs états « terroristes » plus généralement, et à éviter toute question sur votre propre comportement et sur votre part dans leur sort actuel ».
Après les attaques du 11 septembre 2001 sur New York et Washington DC, le président George W. Bush posa la question restée célèbre, « Pourquoi nous haïssent-ils ? » et répondit en arguant qu’« ils » haïssaient notre démocratie et nos libertés. Un objectif important, en fait central, du discours sur le « terrorisme » a été d’exclure toute réponse alternative à cette question, et en particulier d’exclure des réponses qui pointeraient, au moins en partie, dans la direction de « nos » politiques passées et courantes.
As’ad Abu Khalil, un libano-américain qui enseigne à California State University, a un blog intitulé The Angry Arab News Service [Service d’informations de l’Arabe en colère]. Sa réaction à la publication de l’article de Bergman dans le New York Times est cité sur Mondoweiss. Il représente, à ce jour, l’unique référence au FLLE à avoir été publié où que ce soit depuis la parution de Rise and Kill First. Né à Tyr et élevé à Beyrouth, Abu Khalil a eu l’expérience de ces attentats de première main. Ses mots, et ce qu’ils disent sur la réalité de la violence politique dans notre monde, sont précisément ceux qui, plus de trois décennies plus tard, continuent à être systématiquement effacés et masqués :
« L’article dit en passant que « des centaines de personnes furent tuées » par le [Front pour la libération du Liban des étrangers]. Mais ce qu’ils ne disent pas : ce front se spécialisait dans les attentats à la voiture piégée dans des quartiers fréquentés. Ils plantaient des voitures piégées dans Beyrouth Ouest à des fins de pure terreur. J’estimerais le nombre de victimes innocentes tuées par ce groupe à des milliers et pas à des centaines. C’est le bilan d’Israël que beaucoup de Libanais et d’Arabes non-libanais n’oublieront pas. Ils font partie des crimes de guerre dont les Arabes tiennent Israël pour responsable, en plus de l’occupation illégale de la Palestine – toute la Palestine. »
Dans The Nation, Edward Said demandait d’une manière poignante (et prophétique): « Sommes -nous devenus si sûrs de l’inconséquence de millions de vies arabes et musulmanes que nous supposons que c’est une affaire banale ou sans importance s’ils meurent de nos mains ou de celles de nos alliés judéo-chrétiens préférés ? Croyons-nous réellement que les Arabes et les Musulmans ont le terrorisme dans leurs gènes ? » Plus de trente ans plus tard, les mêmes politiques extraordinairement violentes ont été implémentées encore et encore dans le prétendu combat contre le « terrorisme » et ont échoué, misérablement, encore et encore. Nous n’avons que trop tardé à avoir une discussion sérieuse, honnête, sur la réalité de la violence politique dans notre monde, passé, présent et futur.