La présidente de l’université Columbia, Nemat Shafik, démissionne, épuisée par les répercussions du conflit à Gaza sur son campus

Au printemps, l’établissement new-yorkais était devenu l’épicentre de la mobilisation étudiante propalestinienne aux Etats-Unis. Accusée d’être trop répressive par les uns, trop faible par les autres, elle a préféré quitter son poste.

Et de trois après la présidente de Harvard, Claudine Gay, et celle de l’université de Pennsylvanie, Elizabeth Magill, c’est au tour de la présidente de Columbia, Nemat Shafik, de présenter sa démission, mercredi 14 août. Trois femmes, nommées récemment, et qui n’ont pas survécu à la déferlante propalestinienne des étudiants et d’une partie du corps professoral de leurs campus, face aux grands donateurs et au Parti républicain résolument pro-israéliens. A 61 ans, Nemat Shafik a quitté ses fonctions immédiatement . « Cette période a eu des conséquences considérables sur ma famille, comme sur d’autres membres de notre communauté, explique dans une lettre à la communauté universitaire de Columbia Mme Shafik, qui est surnommée « Minouche ». Au cours de l’été, j’ai pu réfléchir et j’ai décidé que le fait de partir à ce stade permettrait à Columbia de mieux surmonter les défis qui l’attendent. »

Elle a ajouté qu’elle avait accepté un poste auprès du ministre britannique des affaires étrangères pour diriger une évaluation de l’approche du gouvernement en matière de développement international. « Minouche a beaucoup contribué à la communauté de Columbia dans une période extrêmement difficile », ont écrit les coprésidents du conseil d’administration de l’établissement dans un communiqué, ajoutant : « Bien que nous soyons déçus de la voir nous quitter, nous comprenons et respectons sa décision. »

La représentante républicaine de l’Etat de New Yok Elise Stefanik, qui a mené les auditions au Congrès sur la gestion des manifestations propalestiniennes par les universités, jubilait au contraire, sur X, mercredi soir. « Et de trois ! il reste encore beaucoup à faire. Comme je l’ai dit à maintes reprises depuis son témoignage catastrophique, la situation d’échec de la présidente de l’université de Columbia, Minouche Shafik, était intenable et ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle soit forcée à démissionner. Après avoir échoué à protéger les étudiants juifs et avoir négocié avec des terroristes pro-Hamas, cette démission forcée était attendue depuis longtemps. Nous continuerons d’exiger une clarté morale, la condamnation de l’antisémitisme, la protection des étudiants et des professeurs juifs et un leadership plus fort de la part des établissements d’enseignement supérieur américains », écrit Mme Stefanik.

Accusée d’avoir brisé un tabou

Tout s’est joué en avril, en pleine effervescence de solidarité avec Gaza sur les campus. Mme Shafik est à son tour mise à l’épreuve lors d’une audition menée à la Chambre des représentants par la trumpiste Elise Stefanik, après ses collègues de Harvard et de Pennsylvanie, en décembre 2023. Soucieuse de ne pas réitérer l’erreur de ses pairs, Mme Shafik donne des gages. Interrogées par Mme Stefanik pour savoir si l’appel au génocide des juifs violait le règlement intérieur de leur université, les présidentes de Harvard et Penn avaient répondu que cela « dépendait du contexte ». Nemat Shafik, bien décidée à ne pas commettre l’erreur de ses collègues, assure que « oui, cela le viole ».

L’audition oscille entre le grotesque et le maccarthysme. Le républicain de Géorgie Rick Allen décide de citer – approximativement – la promesse de Dieu à Abraham dans la Genèse : « Je bénirai ceux qui béniront Israël, je réprouverai ceux qui maudiront Israël. » « Voulez-vous que Columbia soit maudite par Dieu ? », gronde-t-il. « Bien sûr que non », répond l’universitaire, acculée. Face à cette commission dominée par les républicains, la présidente assure qu’un professeur, Mohamed Abdou, qui a exprimé son soutien au Hamas, au Hezbollah et au Jihad islamique après le 7 octobre 2023, « ne travaillera plus jamais à Columbia » et discute de procédures disciplinaires concernant une quinzaine d’étudiants.

Elle donne des gages aux républicains, beaucoup trop au goût de son campus – étudiants et professeurs qui va se révolter. Avant même l’audition, sentant le moment propice pour un coup médiatique, le mouvement propalestinien a installé des tentes sur une des pelouses de Columbia pour créer « un camp de solidarité avec Gaza ». La violation du règlement intérieur est flagrante. De retour de Washington, Nemat Shafik envoie un ultimatum aux étudiants, leur donnant jusqu’à 21 heures pour évacuer. En vain. Le lendemain, sans consultation de son conseil, elle fait intervenir la police new-yorkaise, une première depuis 1996. « J’ai pris cette mesure extraordinaire parce que ce sont des circonstances extraordinaires », écrit-elle. Cent huit étudiants sont arrêtés par la police et suspendus par l’université en attendant un conseil de discipline.

Elle se trouve alors accusée d’avoir brisé un tabou en place depuis le mouvement contre la guerre du Vietnam à la fin des années 1960 : on ne fait pas intervenir la police sur les campus. Les étudiants sont furieux. Au sein du corps professoral, c’est la consternation, nourrie par le sentiment d’avoir été trahi au détriment des républicains. L’affaire révèle une profonde division au sein de la communauté juive du campus, entre pro-israéliens et une partie plus jeune et plus à gauche, qui prend fait et cause pour les Palestiniens. « C’est notre responsabilité en tant que juifs de nous lever et de dire que ce qui se passe [à Gaza] est un génocide », nous confie à l’époque Milène Klein, étudiante juive américaine, accusant « des sionistes d’utiliser ce moment pour pousser leur agenda et menacer les étudiants palestiniens et arabes du campus ». Columbia devient l’épicentre du conflit sur les campus, avec un défilé des politiques, de la gauche radicale avec la représentante du Minnesota Ilhan Omar, à la droite républicaine comme le speaker de la Chambre des représentants, Mike Johnson.

Acrimonie

La fin de l’année scolaire s’achève dans l’acrimonie. Trois directeurs de facultés ont été remerciés pour avoir échangé des SMS jugés antisémites lors d’un forum organisé par l’université sur le sujet. L’un d’eux dénonce notamment le pouvoir des grands donateurs : « Incroyable ce que les dollars $$$$ peuvent faire », écrit-il dans l’un des messages révélés par le Wall Street Journal.
Selon le quotidien des affaires, la présidente essayait ces dernières semaines de renforcer les règles internes et de faciliter l’interpellation des protestataires sur le campus. Dans cette atmosphère irrespirable de haine entre étudiants, corps professoral et donateurs, elle a finalement jeté l’éponge. « J’ai essayé de suivre un chemin qui respecte les principes universitaires et traite tout le monde avec équité et compassion. Cela a été pénible – pour la communauté, pour moi en tant que présidente et sur le plan personnel – de me retrouver, moi, mes collègues et mes étudiants victimes de menaces et d’abus, a écrit Mme Shafik dans sa lettre de mercredi. « Comme l’a dit le président Lincoln: « Une maison divisée contre elle-même ne peut pas tenir debout » – nous devons faire tout ce que nous pouvons pour résister aux forces de polarisation dans notre communauté. Je reste optimiste quant au fait que les différences peuvent être surmontées grâce à un échange de points de vue honnête. »

Economiste à la triple nationalité égyptienne, américaine et britannique, Nemat Shafik a un parcours original: née en 1962 à Alexandrie, en Egypte, au sein d’une famille dépossédée par le président Nasser, elle a étudié aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, notamment à Oxford. Mme Shafik n’est pas qu’une universitaire, puisqu’elle a longtemps travaillé pour la Banque mondiale avant de diriger le département d’aide humanitaire et au développement du gouvernement britannique. Après un passage dans les équipes dirigeantes du Fonds monétaire international, elle est devenue, en 2014, vice-présidente de la Banque d’Angleterre, qu’elle a quittée prématurément pour devenir présidente de la London School of Economics pendant six ans. Elevée au rang de baronne par la reine Elizabeth II, elle devient, en 2020, membre à vie de la Chambre des lords.