La lettre ‘Culture de la révocation’ (cancel culture) traite de l’étouffement de la liberté d’expression, pas de sa protection

Les critiques de la «Culture de la révocation » (cancel culture) veulent en réalité donner la priorité au discours qui étaie le statu quo.

Une lettre ouverte, publiée par le Harper’s magazine et signée par 150 éminents écrivains et personnages publics, a focalisé l’attention sur les dangers apparents de ce que l’on a appelé une nouvelle « culture de la révocation ».

La lettre rassemble une alliance improbable d’authentiques gauchistes, tels Noam Chomsky et Matt Karp, des centristes comme J K Rowling et Ian Buruma, et des néoconservateurs tels que David Frum et Bari Weiss, tous s’exprimant en faveur de la défense de la liberté d’expression.

Bien que la lettre n’utilise pas explicitement l’expression « culture de la révocation », c’est clairement ce que signifie la plainte à propos d’un climat culturel « étouffant » qui impose une « conformité idéologique » et qui affaiblit « les normes du débat ouvert et de l’acceptation des différences ».

Il est facile d’être d’accord avec l’argument populaire de la lettre en faveur de la tolérance et du débat libre et honnête. Mais la réalité, c’est que beaucoup de ceux qui ont signé sont de vrais hypocrites, qui n’ont justement manifesté aucun engagement envers la liberté d’expression, que ce soit dans leurs paroles ou dans leurs actions

Par ailleurs, l’intention de beaucoup d’entre eux en signant la lettre est exactement l’inverse du but avancé : ils veulent étouffer la liberté d’expression, pas la protéger.

Pour comprendre ce qui est réellement en marche avec cette lettre, il faut d’abord que nous en étudions les motifs, plutôt que la substance de la lettre

Un nouvel ‘illibéralisme’

La ‘culture de la révocation’ a commencé avec l’humiliation, souvent sur les réseaux sociaux, de personnes qui avaient dit des choses offensantes. Mais dernièrement, la culture de la révocation est devenue à l’occasion plus concrète, avec des individus renvoyés ou à qui on refusait la chance de parler dans un lieu public ou de publier leurs travaux.

La lettre dénonce ce soi-disant nouveau type d’ « illibéralisme » :

« Nous défendons la valeur d’un contre-discours robuste et même caustique de la part de toutes les parties. Mais il est devenu très courant d’entendre des appels à une réponse rapide et sévère à des transgressions perçues dans les mots ou la pensée…

« Des rédacteurs sont virés pour faire circuler des écrits polémiques ; des livres sont retirés pour inauthenticité supposée ; des journalistes sont empêchés d’écrire sur certains sujets ; des professeurs sont soumis à interrogatoire pour avoir cité des œuvres littéraires dans leur classe … Le résultat en a été le rétrécissement constant des frontières de ce que l’on peut dire sans être menacé de représailles. Nous en payons déjà le prix avec une aversion à un risque accru chez les écrivains, artistes et journalistes qui craignent pour leurs moyens d’existence s’ils s’éloignent du consensus, ou même s’ils font preuve d’un zèle insuffisant dans leur accord. »

Délicate politique identitaire

L’éventail des signataires est en réalité plus troublant que rassurant. Si nous vivions dans un monde plus juste, certains de ceux qui ont signé – tel Frum, ancien rédacteur des discours du président George W. Bush, et Anne-Marie Slaughter, ancienne fonctionnaire du Département d’État américain – devraient rendre des comptes devant un tribunal pour crimes de guerre à La Haye pour le rôle qu’ils ont joué dans la promotion d’ « interventions », respectivement en Irak et en Lybie, et ne pas être tenus pour des champions de la liberté d’expression.

C’est un indice des raisons très diverses pour lesquelles ces différents individus ont signé la lettre.

Chomsky a signé parce qu’il a été toute sa vie un défenseur sans faille du droit à la liberté d’expression, même pour ceux qui avaient des opinions épouvantables comme le déni de l’holocauste.

Frum, qui a inventé l’expression « axe du mal » qui a rationalisé l’invasion de l’Irak, et Weiss, chroniqueuse au New York Times, ont signé parce qu’ils ont trouvé que leurs vies devenaient plus difficiles. C’est vrai, il leur est facile de dominer les programmes dans les médias professionnels tout en faisant la promotion de guerres criminelles à l’étranger, et ils n’ont eu aucune répercussion sur leur carrière quand leurs analyses et leurs prédictions se sont avérées être de si dangereux boniments. Mais ils en ressentent maintenant le contre-coup sur les campus universitaires et dans les réseaux sociaux.

En attendant, des centristes comme Buruma et Rowling ont découvert qu’il devient toujours plus difficile de pratiquer le terrain épineux de la politique identitaire sans trébucher. Le préjudice sur la réputation peut avoir de graves conséquences.

Buruma s’est fait remarquer pour avoir perdu il y a deux ans son poste de rédacteur à la New York Review of Books après avoir publié et défendu un article qui violait le nouvel esprit du mouvement #MeToo. Et Rowling a commis l’erreur de penser que ses suiveurs seraient aussi fascinés par son regard traditionnel sur les questions transgenres qu’ils le sont par ses livres sur Harry Potter.

‘Fausses nouvelles, trolls russes’

Mais le fait que tous ces écrivains et intellectuels soient d’accord pour dire qu’il y a un prix à payer dans ce nouveau climat, plus sensible à la culture, ne veut pas dire qu’ils sont tous également intéressés à protéger le droit à la controverse ou à la franchise.

Chomsky, de façon importante, défend la liberté d’expression pour tous, parce qu’il comprend à juste titre que les puissants ne sont que trop enclins à trouver des justifications pour réduire au silence ceux qui défient leur pouvoir. Les élites ne protègent la liberté d’expression que dans la mesure où elle sert leurs intérêts dans la domination de l’espace public.

Si ceux qui sont dans la gauche progressiste ne défendent pas les droits à l’expression de chacun, même de leurs opposants politiques, alors toutes les restrictions se retourneront bientôt contre eux. L’establishment tolérera toujours plus facilement le discours de haine d’un Trump ou d’un Bolsonaro que le discours de justice d’un Sanders ou d’un Corbyn.

A l’inverse, la plupart des autres signataires – les gens de la droite et du centre – s’intéressent à la liberté d’expression pour eux mêmes et ceux qui leur ressemblent. Ils ne se soucient de la liberté d’expression que dans la mesure où elle leur permet de dominer l’espace public avec leurs idées – chose à laquelle ils n’étaient que trop habitués jusqu’à quelques années auparavant, avant que les réseaux sociaux aient commencé à relever un peu l’égalité des chances.

Le centre et la droite ont réagi depuis lors en déclarant que, quiconque défie sérieusement le statu quo néolibéral dans le pays et le statu quo néoconservateur à l’étranger, diffuse de « fausses nouvelles » ou bien est un « troll russe ». Cette actualisation de l’accusation d’être « anti-Américain » incarne la culture de la révocation sous son jour le plus affreux.

Responsabilité des réseaux sociaux

En d’autres termes, sauf dans le cas de quelques progressistes, la lettre n’est qu’un simple plaidoyer – pour un retour au statu quo. Et c’est pourquoi, comme nous le verrons, Chomsky aurait peut-être mieux fait de ne pas ajouter son nom, quelle que soit l’importance de son accord avec les sentiments imprécis, ostensiblement favorables à la liberté d’expression de la lettre.

Ce qui est frappant concernant une proportion significative de ceux qui ont signé, c’est leur auto-identification en tant qu’ardents supporters d’Israël. Et, comme ceux qui critiquent Israël le savent trop bien, ceux qui défendent Israël ont été au premier rang de la culture de la révocation – depuis bien avant que l’expression ait été inventée.

Depuis des décennies, les militants pro-Israël ont cherché à réduire au silence quiconque était perçu comme critiquant sérieusement ce petit Etat hautement militarisé, parrainé par les puissances coloniales, qui s’est implanté dans une région riche en ressources naturelles, huile nécessaire pour lubrifier l’économie mondiale, et à un coût terrible pour sa population autochtone, les Palestiniens.

Rien ne devrait nous encourager à penser que les zélés défenseurs d’Israël parmi ceux qui ont signé la lettre ont maintenant vu l’erreur de leurs orientations. Leur intérêt nouveau pour la liberté d’expression est simplement la preuve qu’ils ont commencé à souffrir de la même culture de révocation qu’ils ont toujours promue en relation avec Israël.

Ils ont perdu le contrôle de la « culture de révocation » à cause de deux récents développements : une croissance rapide dans la politique identitaire chez les libéraux et les gauchistes, et une nouvelle exigence populaire de responsabilité multipliée par le développement des réseaux sociaux.

Annuler les critiques d’Israël

En réalité, malgré la profession de leur intérêt, on perçoit que certains de ceux qui ont signé la lettre ont intensifié leur propre contribution à la culture de révocation en relation avec Israël plutôt que sa contestation.

Ce n’est pas vraiment une surprise. Le besoin de contrer la critique d’Israël est devenu plus pressant alors qu’Israël est devenu de manière plus évidente un Etat paria. Israël a refusé d’autoriser des pourparlers de paix avec les Palestiniens et il a intensifié ses efforts pour réaliser ses projets nourris depuis longtemps d’annexion de pans entiers de la Cisjordanie en violation du droit international.

Plutôt que d’autoriser « un contre-discours robuste et même caustique sur Israël de la part de toutes les parties, les supporters d’Israël ont préféré la tactique de ceux qu’on identifie dans la lettre comme les ennemis de la liberté d’expression : « châtiment rapide et sévère en réponse aux transgression perçues dans les paroles ou la pensée ».

Posez simplement la question à Jeremy Corbyn, ancien dirigeant du parti Travailliste qui, avec ses supporters, a été traité d’antisémite – l’une des pires insultes imaginables – par plusieurs personnes de la liste du Harper, dont Rowling et Weiss. Des déclarations de ce genre ont été diffusées alors même que ceux qui le critiquaient ne pouvaient produire aucune véritable preuve d’un problème d’antisémitisme dans le parti Travailliste.

Parallèlement, pensez au traitement des militants de la solidarité avec la Palestine qui soutiennent un boycott d’Israël (BDS), sur le modèle de celui qui a aidé à pousser les dirigeants sud-africains à renoncer à l’apartheid. Les militants du BDS eux aussi ont été traités d’antisémites – et Weiss là encore a été une délinquante de premier ordre.

Les incidents, soulignés dans la lettre du Harper, dans lesquels des individus ont été prétendument révoqués sont triviaux si on les compare à la révocation d’un parti politique majeur et d’un mouvement qui se tient aux côtés d’un peuple opprimé depuis des décennies.

Et pourtant, combien de ces guerriers de la liberté d’expression se sont avancés pour dénoncer le fait que des gens de gauche – dont beaucoup de Juifs et d’anti-sionistes – ont été cloués au pilori en tant qu’antisémites pour les empêcher de s’exprimer dans des débats sur la conduite d’Israël et ses violations des droits des Palestiniens ?

Combien d’entre eux ont décrié le fait d‘imposer une nouvelle définition de l’antisémitisme, par l’Alliance Internationale du Souvenir de l’Holocauste, qui a rapidement gagné du terrain dans les pays occidentaux ?

Cette définition a pour but de réduire au silence une grande partie de la gauche en priorisant la sécurité d’Israël contre les critiques devant la sécurité des Juifs contre la diffamation et les attaques – quelque chose que même l’avocat auteur de la définition en est venu à regretter.

Pourquoi aucun fait de cette « culture de révocation » n’a donné lieu à une lettre ouverte au Harper de la part de ces champions de la liberté d’expression ?

Une épée à double tranchant

La vérité est que beaucoup de ceux qui ont signé la lettre ne défendent pas la liberté d’expression, mais leur droit de continuer à dominer l’espace public – et leur droit de le faire sans en être tenus pour responsables.

Bari Weiss, avant d’obtenir un poste au Wall Street journal, puis au New York Times, a passé ses années étudiantes à essayer de faire renvoyer de son université des professeurs musulmans – les révoquant – à cause de leur critique d’Israël. Et elle a agi ainsi explicitement sous la bannière de la « liberté académique », prétendant que les étudiants pro-Israël se sentaient menacés dans la classe.

L’Union des Libertés Civiques de New York a conclu que c’était Weiss, pas les professeurs, qui était une réelle menace pour la liberté académique. Ce n’était pas une petite erreur de jeunesse. L’année dernière, dans un livre, Weiss a parlé de ses efforts pour débarrasser l’université de Columbia de ces professeurs, en tant qu’expérience formatrice sur laquelle elle s’appuie toujours.

Weiss et beaucoup d’autres listés à la fin de la lettre sont fâchés de voir que les outils rhétoriques dont ils se sont servis si longtemps pour étouffer la liberté d’expression des autres se retournent maintenant contre eux. Ceux qui ont vécu si longtemps par l’épée de la politique identitaire – sur Israël par exemple – craignent que leur réputation puisse mourir de cette même épée – sur des questions de race, de sexe et de genre.

Inquiétude narcissique

Pour comprendre comment la culture de la révocation est centrale dans la vision du monde de beaucoup de ces écrivains et intellectuels, et combien ils sont aveugles devant leur propre complicité dans cette culture, examinons le cas de Jonathan Freedland, chroniqueur au journal britannique prétendument de gauche libérale le Guardian. Bien que Freedland ne fasse pas partie des signataires de la lettre, il est tout à fait sur la même ligne que les centristes parmi eux et, bien sûr, il a soutenu la lettre dans un article publié dans le Guardian.

Freedland, nous devrions le faire remarquer, a mené la campagne « culture de la révocation » contre le parti travailliste signalée plus haut. Il fut l’un des personnages clé de la communauté juive de Grande Bretagne qui ont donné vie aux diffamations pour antisémitisme contre Corbyn et ses soutiens.

Mais remarquez la brève séquence ci-dessous. On peut y entendre la voix de Friedland se fêler alors qu’il explique comment il a été lui-même victime de la culture de la révocation : il avoue avoir souffert de violence verbale et psychologique de la part des plus extrêmes apologues d’Israël – ceux qui sont encore plus pro-israéliens sans réserve que lui.

Il rapporte qu’on l’a appelé « kapo », terme utilisé pour les collaborateurs juifs dans les camps de concentration nazis, et « sounderkommando », pour les Juifs qui s’occupaient des corps de leurs camarades juifs tués dans les chambres à gaz. Il reconnaît que ce genre d’insulte « s’infiltre sous votre peau » et « blesse terriblement ».

Et pourtant, malgré la douleur subie personnellement pour avoir été injustement accusé, pour avoir été révoqué par une partie de sa propre communauté, Freedland s’est retrouvé en première ligne de la campagne pour traiter ceux qui critiquent Israël, dont des Juifs anti-sionistes, d’antisémites sur la base de preuves insignifiantes.

Il est tout à fait oublieux de la nature affreuse de la culture de la révocation – sauf si elle s’applique à lui. Son intérêt est purement narcissique. Et c’est ainsi avec la majorité de ceux qui ont signé la lettre.

Conduire un monologue

La principale prétention de la lettre, c’est le prétexte que l’ « illibéralisme » est un nouveau phénomène, que la liberté d’expression est menacée, et que la culture de révocation n’est apparue qu’au moment où elle a reçu un nom.

C’est tout simplement absurde. Quiconque a plus de 35 ans peut facilement se rappeler un temps où les journaux et les sites internet n’avaient pas de section d’échanges, où les blogs étaient peu nombreux et rarement lus, et où il n’y avait pas de réseaux sociaux sur lesquels défier « le grand et le bon » ou lui demander des comptes.

Les écrivains et les chroniqueurs comme ceux qui ont signé la lettre pouvaient alors conduire un monologue dans lequel ils révélaient leurs opinions au reste d’entre nous comme s’ils étaient Moïse descendant les tables de la loi du haut de la montagne.

En ces temps là, personne n’a remarqué de culture de révocation – ou n’était autorisé à en parler. Et c’était parce que seuls ceux qui portaient des opinions approuvées avaient la chance d’obtenir une plate-forme médiatique d’où ils pouvaient présenter leurs opinions.

Avant la révolution numérique, si vous vous écartiez de l’étroit consensus imposé par les milliardaires propriétaires des médias institutionnels, tout ce que vous pouviez faire, c’était imprimer votre propre lettre d’information primitive et l’envoyer par la poste à la poignée de personnes qui avaient entendu parler de vous.

Cela, c’était la véritable culture de révocation. Et la preuve en est dans le fait que beaucoup de ceux qui étaient auparavant d’obscurs écrivains ont rapidement compris qu’ils pouvaient amasser des dizaines de milliers de suiveurs – sans aucune aide des médias institutionnels traditionnels – quand ils ont eu accès aux blogs et aux réseaux sociaux.

Réduire la gauche au silence

Ce qui nous conduit à l’aspect le plus troublant de la lettre ouverte du Harper. Sous couvert d’appels à la tolérance, crédibilité apportée par le nom de Chomsky, une proportion de ceux qui ont signé veulent réellement restreindre la liberté d’expression d’une section de la population – la partie influencée par Chomsky.

Ils ne sont pas contre la grosse culture de la révocation dont ils ont bénéficié pendant si longtemps. Ils sont contre la petite culture de la révocation – le nouvel environnement médiatique plus chaotique, et plus démocratique, dont nous jouissons actuellement – dans lequel ils sont pour la première fois tenus pour responsables de leurs idées, sur une série de sujets, dont Israël.

Exactement comme Weiss a essayé de faire renvoyer des professeurs sous prétexte de liberté académique, beaucoup de ces écrivains et personnages publics utilisent la bannière de la liberté d’expression pour discréditer l’expression qu’ils n’aiment pas, l’expression qui met en évidence le manque de sincérité de leurs propres positions.

Leurs critiques de la « culture de la révocation » cherchent en fait à donner la priorité à l’expression « responsable », définie en tant qu’expression, partagée par les centristes et la droite, qui étaie le statu quo. Ils veulent revenir à une époque où la gauche progressiste – ceux qui cherchent à rompre un consensus fabriqué, qui défient les vérités présumées de l’orthodoxie néolibérale et néoconservatrice – ne pouvait pas vraiment se faire entendre.

Les nouvelles attaques contre la « culture de la révocation » font écho aux attaques contre les soutiens de Bernie Sanders, qualifiés de « Bernie Bros » [les frères Bernie] – allégation sans preuve qu’il aurait attiré une bande d’hommes agressifs, haïssant les femmes, qui ont essayé de pousser brutalement les autres au silence sur les réseaux sociaux.

Exactement comme cette déclaration était utilisée pour discréditer la politique de Sanders, le centre et la droite veulent maintenant discréditer la gauche plus généralement en laissant entendre que, sans freins, ils vont eux aussi forcer tous les autres à se taire et à se soumettre grâce à leur « culture de la révocation ».

Si cette conclusion ne vous semble pas convaincante, considérez que le président Donald Trump aurait facilement pu ajouter son nom sur la lettre à côté de Chomsky. Trump s’est servi de son récent discours au Mont Rushmore pour le Jour de l’Indépendance pour soulever les mêmes questions que la lettre du Harper. Lui au moins a mis explicitement à égalité la « culture de la révocation » et ce qu’il a appelé le « fascisme de l’extrême gauche » :

« L’une des armes politiques [de la gauche] c’est la ‘Culture de la révocation’ – retirer les gens de leur boulot, faire honte aux dissidents, et exiger une soumission totale de quiconque n’est pas d’accord. C’est la véritable définition du totalitarisme… Cette attaque contre notre liberté, notre magnifique liberté, doit être arrêtée, et elle le sera très vite. »

Trump, avec toute sa vulgarité, rend simple ce que la lettre du Harper, avec toutes ses fanfreluches culturelles, rend obscur. Ces attaques contre la nouvelle « culture de révocation » ne sont qu’un autre front – à côté des inquiétudes supposées à propos des « fausses nouvelles » et des « trolls russes » – dans les efforts de l’establishment pour limiter l’expression de la gauche.

Attention réorientée

Ce n’est pas pour nier qu’il y a de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux ou qu’il y a des trolls, certains d’entre eux étant même russes. C’est plutôt pour faire remarquer que notre attention est réorientée et nos inquiétudes manipulées par un agenda politique.

Malgré la façon dont cela a été présenté dans les médias institutionnels, les fausses nouvelles sur les réseaux sociaux ont été principalement un problème de la droite. Et on trouve les pires exemples de fausses nouvelles – et celles qui ont le plus d’influence – non pas du tout sur les réseaux sociaux, mais sur les Unes du Wall Street Journal et du New York Times.

Quelle nouvelle authentiquement fausse sur Facebook a jamais rivalisé avec les mensonges pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003 qui furent sciemment colportés par une élite politique et ses sténographes dans les médias institutionnels ? Ces mensonges ont abouti directement à plus d’un million de morts irakiens, transformé des millions d’autres en réfugiés, détruit un pays tout entier et alimenté un nouveau type d’extrémisme islamique nihiliste dont nous ressentons encore les effets.

La plupart des pires mensonges de la période actuelle – ceux qui ont masqué ou justifié l’interférence américaine en Syrie et au Venezuela, ou rendu raisonnables les crimes de guerre contre l’Iran, ou approuvé l’emprisonnement sans fin de Julian Assange pour avoir mis en évidence des crimes de guerre – ne peuvent être compris qu’en tournant le dos aux médias institutionnels et en se tournant vers des expert qui peuvent rarement trouver une plate-forme en dehors des réseaux sociaux.

Changement d’algorithmes

Je dis ceci comme quelqu’un qui s’inquiète de l’accent très à la mode mis sur la politique identitaire plutôt que sur la politique de classe. Je le dis aussi comme quelqu’un qui rejette toute forme de culture de la révocation – que ce soit celle d’avant, culture de révocation « libérale » qui nous impose une politique de « consensus » étroit (la fenêtre Overton), ou la nouvelle culture de révocation « de gauche » qui préfère trop souvent se concentrer sur des cibles culturelles faciles comme Rowling que sur la corruption structurelle des régimes politiques occidentaux.

Mais ceux qui sont impressionnés par la lettre simplement parce que le nom de Chomsky y est attaché devraient se méfier. Tout comme « les fausses nouvelles » ont fourni un prétexte à Google et aux plate-formes des réseaux sociaux pour changer leurs algorithmes pour faire disparaître les gauchistes des recherches et des filets, tout comme l’ « antisémitisme » a été redéfini pour diaboliser la gauche, la menace supposée de la « culture de la révocation » va elle aussi être exploitée pour réduire la gauche au silence.

Protéger Bari Weiss et J K Rowling d’une « meute » de gauche hurlante – une meute qui réclame le droit de débattre sur des questions comme Israël ou les trans – va devenir le nouveau cri de ralliement de l’establishment pour agir contre un discours « irresponsable » ou « intimidant ».

Les gens de la gauche progressiste qui se joignent à ces appels parce qu’irrités par le focus mis actuellement sur la politique identitaire, ou parce qu’il craignent d’être traités d’antisémites, ou parce qu’ils pensent à tort qu’il s’agit vraiment de la liberté d’expression, réaliseront très vite qu’ils sont la cible principale.

En défendant la liberté d’expression, ils finiront par devenir ceux-là mêmes qui sont réduits au silence.

MISE A JOUR :

On ne critique pas Chomsky, même tangentiellement et respectueusement – tout au moins pas d’un point de vue de gauche – sans s’attendre à un tourbillon d’opposition. Mais une question qui continue à être soulevée sur ce qui alimente mes réseaux sociaux pour sa défense est juste mal avisée, c’est pourquoi je veux la traiter tout de suite. Voilà comment un de mes suiveurs exprime ce point succinctement :

« Les sentiments dans la lettre sont partagés ou pas, selon leurs propres mérites, pas selon la personnalité ou les histoires de certains des signataires, ni selon leurs projets futurs. »

Le problème, comme je suis sûr que Chomsky l’expliquerait dans tout autre contexte, c’est que cette lettre échoue, non pas à cause des autres personnes qui ont signé, mais aussi sur ses propres mérites. Et c’est parce que, comme je l’explique plus haut, elle passe sous silence les formes les plus tyranniques et les plus établies de la culture de la révocation, comme Chomsky aurait dû être le premier à le remarquer.

Mettre en exergue la petite culture de révocation tout en ignorant la plus grande, la culture de révocation soutenue par l’establishment, déforme notre compréhension de ce qui est en jeu et de qui exerce le pouvoir.

Chomsky a sans le vouloir simplement aidé un groupe principalement formé de laquais de l’establishment à fausser notre perception des problèmes de la liberté d’expression afin que nous soyons à leurs côtés contre nous mêmes. Cela ne peut en aucune façon être une bonne chose.

MISE A JOUR 2 :

Il y a encore des gens qui s’élèvent contre l’idée que faire signer cette lettre par Chomsky ferait du tort à la gauche. Et plutôt que de traiter leurs considérations individuellement, permettez moi d’essayer une autre façon d’expliquer mon point de vue :

Pourquoi Chomsky n’a-t-il pas signé une lettre soutenant la fureur contre les fausses nouvelles, bien qu’il y ait quelques fausses nouvelles sur les réseaux sociaux ? Pourquoi n’a-t-il pas souscrit au récit sur les « Frères Bernie », même si sans aucun doute il y a quelques brutaux supporters de Sanders sur les réseaux sociaux ? Pourquoi n’a-t-il pas soutenu la campagne prétendant que le parti Travailliste a un problème d’antisémitisme, même s’il y a quelques antisémites chez les Travaillistes (comme il y en a partout) ?

Il n’a rejoint aucune de ces campagnes pour une raison tout à fait évidente – parce qu’il comprend comment marche le pouvoir et que, à gauche, on frappe en haut, pas en bas. On n’encourage certainement pas ceux qui sont en haut alors qu’ils frappent en bas.

Chomsky ne comprend que trop bien ce principe parce qu’ici, il le présente en relation avec l’Iran :

« Supposez que je critique l’Iran. Quel impact cela a-t-il ? Le seul impact que cela aurait c’est de renforcer ceux qui veulent mettre en place une politique avec laquelle je ne suis pas d’accord, telle que bombarder. »

Exactement pour la même raison qui fait qu’il il n’a pas rejoint ceux qui mettent l’Iran au pilori – parce qu’on utiliserait son soutien à des fins néfastes – il n’aurait pas dû se joindre à cette campagne. Il est faillible.

Aussi, il ne s’agit pas de la gauche qui se mange elle même. Vraiment, Chomsky ne devrait pas être le sujet. Le sujet devrait être qu’une bande de gens de la droite et du centre se sont servi de la lettre pour renforcer un récit destiné à faire du tort à la gauche, et préparer le terrain à d’autres freins à son accès aux réseaux sociaux. Mais parce que Chomsky a signé la lettre, beaucoup plus de gens de gauche souscrivent maintenant à ce récit – un récit dont l’intention est de leur faire du tort. C’est pourquoi ont ne peut ignorer le rôle de Chomsky, ni glisser sur son erreur.

MISE A JOUR 3 :

Je n’avais pas anticipé combien les gens de gauche trouveraient de façons de justifier cette lettre.

Voilà le tout dernier raisonnement. Apparemment, la lettre installe un important repère que la gauche peut utiliser à l’avenir pour quand on nous menace « de révocation » – comme, par exemple, avec les accusations d’antisémitisme qu’on a utilisées contre les Juifs anti-sionistes et autres critiques d’Israël dans le parti travailliste britannique.

Je devrais à peine avoir à faire remarquer combien cet argument est naïf. Il ignore complètement à quel point le pouvoir est actif dans nos sociétés : qui est amené à décider ce que les mots veulent dire et comment les principes sont appliqués. Cette lettre n’aidera pas la gauche parce que la « culture de la révocation » est présentée – par cette lettre, par Trump, par les médias – comme un problème de la « gauche timbrée ». C’est une nouvelle itération du discours « politiquement correct devenu fou », et on l’utilisera exactement dans le même sens.

Cela n’aidera pas Steven Salaita, congédié de son poste à l’’université parce qu’il a critiqué le meurtre de civils à Gaza par Israël, ni Chris Williamson, député travailliste renvoyé parce qu’il a défendu la déclaration du parti comme étant antiraciste.

La fureur de la « culture de la révocation » ne s’intéresse pas au fait qu’ils aient été « révoqués ». Pire encore, cette panique morale reverse toute l’idée de révocation sur sa tête : c’est Salaita et Williamson qui sont accusés – et déclarés coupables – de faire la révocation, de révoquer Israël et les Juifs.

Les supporters d’Israël continueront à gagner cette bataille en prétendant que la critique d’Israël « révoque » ce pays (« le balaie de la carte »), « révoque » la population juive d’Israël (« la rejette à la mer »), et « révoque » plus généralement les Juifs (« nie une composante centrale de l’identité juive moderne »).

Une meilleure conscience de la « culture de la révocation » n’aurait pas sauvé Corbyn de l’accusation d’antisémitisme parce que le genre de culture de la révocation qui a sali Corbyn ne sera jamais définie comme « révoquante ».

Pour quiconque souhaite voir comment cela fonctionne en pratique, observez le chroniqueur du Gardian, Owen Jones, céder -comme il l’a fait si souvent – au discours de la dynamique du pouvoir de la « culture de révocation » dans cette interview avec Sky News. Je suis réellement d’accord avec presque tout ce que Jones dit dans ce clip, sauf quand il rejoint à nouveau la chasse aux sorcières contre les anti-sionistes du parti travailliste. Il ne voit pas cette chasse aux sorcières comme de la « culture de révocation », pas plus que n’importe qui d’autre protégé par une large plate-forme comme la sienne.