La guerre à l’UNRWA, une nouvelle menace contre les civils de Gaza

Les États-Unis et leurs alliés, dont la France, qui ont laissé Israël massacrer depuis quatre mois la population de Gaza, s’associent aujourd’hui pour cesser de financer la plus grande organisation humanitaire de l’enclave. Ses programmes pourraient s’arrêter à la fin du mois.

DouzeDouze employés de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) auraient été impliqués dans l’attaque sanglante du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, affirme le gouvernement israélien depuis une semaine. Invoquant cette accusation, que le Bureau des services de contrôle interne (BSCI), le service d’enquête de l’ONU, tente de vérifier, Benyamin Nétanyahou exige que l’UNRWA ne joue plus le moindre rôle à Gaza après la guerre.

De plus, ce qui est beaucoup plus grave, il a convaincu plusieurs pays (États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Canada, Italie, Finlande, Allemagne, Pays-Bas et Japon) de suspendre leur financement de l’UNRWA, dont les ressources sont assurées à 90 % par les contributions volontaires des États membres de l’ONU. Le reste est alimenté directement par les Nations unies.

En 2022, par exemple, sur 1,17 milliard de dollars du budget de l’agence, 44 millions provenaient de l’ONU tandis que l’essentiel était constitué de dons de pays membres. Les donateurs les plus généreux étaient les États-Unis, l’Allemagne et l’Union européenne. La France, qui, « au vu de la situation catastrophique à Gaza, avait décidé d’accroître son soutien humanitaire aux populations civiles de l’enclave » en versant à l’UNRWA, en 2023, une contribution de près de 60 millions d’euros, a annoncé dimanche 28 janvier qu’elle « n’a pas prévu de nouveau versement au premier trimestre 2024 et qu’elle décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs ».

Partant de la même analyse de la situation humanitaire à Gaza, le gouvernement norvégien, financier majeur de l’UNRWA, a adopté une attitude diamétralement opposée, en rappelant le caractère « vital » de l’aide fournie à la population de Gaza par l’agence, en confirmant la poursuite de sa contribution financière et en lançant un appel aux autres donateurs : « N’affamez pas les enfants à cause des fautes de quelques personnes. »

« L’UNRWA apporte aujourd’hui une aide vitale, indispensable, à plus de 2 millions de Palestiniens menacés par la famine, sur les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza, constate aussi le vice-premier ministre jordanien, Ayman Safadi. Ces gens ne peuvent pas être frappés par une punition collective à cause d’allégations portées contre douze individus sur un personnel de 13 000 personnes. » 

Comme le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, qui rappelle que « deux millions de civils de Gaza dépendent de l’aide essentielle de l’UNRWA pour leur survie quotidienne », le diplomate suisse Philippe Lazzarini, commissaire général de l’agence, n’a pas caché sa déception et son indignation face à l’initiative des principaux donateurs : « Il est choquant, a-t-il déclaré le 27 janvier, de voir une suspension des fonds accordés à l’UNRWA en réaction à des allégations contre un petit groupe d’employés, en particulier compte tenu de la réaction immédiate de l’UNRWA. »

Philippe Lazzarini a précisé que « sur les douze personnes accusées par Israël, neuf ont été immédiatement identifiées et licenciées, l’une était morte, tandis que l’identité des deux autres était en cours de vérification ».Selon la chaîne britannique Sky News, le rapport indiquerait que six personnes auraient pénétré en Israël, dont quatre auraient été impliquées dans les enlèvements d’otages, une autre ayant apporté « un soutien logistique »

5,9 millions de Palestiniens dans six pays ou territoires 

Créé en 1949 pour fournir une aide humanitaire et une protection aux 750 000 réfugié·es palestinien·nes chassé·es de leurs foyers, l’année précédente, par la création de l’État d’Israël, « en attendant une solution juste et durable à leur sort », l’UNRWA dispense aujourd’hui ses services à plus de 5,9 millions de Palestinien·nes dispersé·es dans six pays ou territoires du Proche-Orient (Jordanie, Syrie, Liban, Cisjordanie, Jérusalem-Est, bande de Gaza), où il gère 58 camps de réfugié·es, plus ou moins fondus, selon les cas, dans l’environnement urbain. Dix-neuf de ces camps se trouvent en Cisjordanie et huit dans la bande de Gaza.

Les services fournis par l’UNRWA comprennent l’éducation, les soins de santé, les services sociaux, la microfinance et l’aide d’urgence, notamment alimentaire, décisive dans une période de crise, de panique et de pénurie, à laquelle sont confrontés les Gazaoui·es depuis près de quatre mois. Plus de 540 000 enfants étudient dans les 700 écoles de l’UNRWA. Pour la seule bande de Gaza, 286 000 élèves étaient inscrits, avant l’explosion du conflit, dans ses 186 écoles, pour la plupart transformées aujourd’hui, comme les autres locaux de l’UNRWA, en refuges pour les personnes chassées de leurs foyers par la guerre.

Sur les 30 000 employé·es de l’agence, 13 000 travaillaient, avant le conflit, dans la bande de Gaza où, selon Philippe Lazzarini, près de 3 000 continuent, malgré les risques mortels encourus, à se présenter chaque matin au travail.

Diplomates et humanitaires spécialistes du Proche-Orient le savent : depuis son entrée en politique, au début des années 1980, Benyamin Nétanyahou n’a jamais caché sa détestation de l’UNRWA. Pour une raison simple : il incarne par sa seule existence la permanence de la « question de Palestine » et du droit au retour des réfugié·es. Droit que les Palestinien·nes jugent inaliénable et imprescriptible. Et que Nétanyahou, comme nombre d’Israélien·nes, tient pour inacceptable. Parce qu’il implique des réparations humaines et financières que les Israélien·nes refusent catégoriquement. Et surtout parce qu’il rappelle les conditions dans lesquelles leur pays a été créé, en effaçant de la carte la Palestine et son peuple.

Avec le statut de Jérusalem, l’avenir des colonies, le tracé des frontières et les arrangements de sécurité, la question des réfugié·es était l’un des dossiers renvoyés à la discussion finale des accords d’Oslo sur le statut définitif des territoires palestiniens. Discussion qui n’a jamais eu lieu, le « processus de paix » ayant connu, après l’assassinat de Yitzhak Rabin, puis l’arrivée au pouvoir de Nétanyahou, allié à l’extrême droite, le destin funeste que l’on sait.

En vertu des textes fondateurs de 1948 et 1949, le statut de réfugié palestinien s’applique à « toute personne qui vivait entre 1946 et 1948 dans la Palestine mandataire et qui a perdu son domicile et ses moyens de subsistance à la suite du conflit israélo-arabe de 1948 ». Mais aussi à ses descendants directs, « aussi longtemps qu’une solution durable n’a pas été trouvée à leur situation ».Ce caractère « héréditaire » du statut de réfugié palestinien, comme le fait que l’UNRWA soit la seule organisation des Nations unies à l’activité consacrée à une unique nationalité, constituent pour Nétanyahou et ses partisans des griefs majeurs contre l’agence.

Griefs qu’il avait aisément fait partager à son ami Trump dès l’arrivée de ce dernier à la Maison-Blanche. Peu familier du monde des organisations humanitaires et de leurs missions, le magnat de l’immobilier devenu président n’avait pas tardé à juger cette agence qui coûtait cher et ne rapportait rien « totalement défectueuse » et à l’accuser de dilapider les fonds des donateurs.

Son ambassadrice à l’ONU, Nikki Haley, (devenue son ultime concurrente pour l’investiture républicaine en vue de la prochaine élection présidentielle) affirmait que l’UNRWA trafiquait ses chiffres pour grossir le nombre de réfugié·es palestinien·nes, lesquel·les ne cessaient de « dénigrer les États-Unis ». « Il faut dire la vérité aux contribuables, assénait tweet après tweet le secrétaire d’État Mike Pompeo. La majorité des Palestiniens sous la juridiction de l’UNRWA ne sont pas des réfugiés et l’UNRWA est un obstacle à la paix. »

Une nouvelle punition collective

C’est adossé à ces certitudes simplistes et soumis aux sollicitations assidues de « l’ami Bibi », que Donald Trump et les siens ont mis un terme en 2018 à la contribution des États-Unis au budget de l’UNRWA, dont Washington assumait jusqu’alors près de 30 % du financement. Il a fallu toute l’énergie et le savoir-faire du commissaire général de l’époque, Pierre Krähenbühl, pour sauver l’agence du naufrage. Mais à quel prix ? Pierre Krähenbühl a payé d’une campagne abjecte – n’épargnant pas sa vie privée – sa bataille pour assurer la survie de l’UNRWA.

Benyamin Nétanyahou, qui n’avait pu, malgré l’aide de Trump, en finir avec l’agence en 2018, comme il le rêvait, estime-t-il pouvoir cette fois atteindre son objectif en utilisant l’arme de destruction médiatique massive que constitue le lien éventuel entre l’agence pour les réfugiés palestiniens et le traumatisme historique du 7 octobre ?

Cherche-t-il un moyen de rendre la population de Gaza encore plus vulnérable – plus expulsable ? – en rendant sa survie encore plus aléatoire, sa solitude plus grande ? Ou s’agit-il, pour cet ennemi du système des Nations unies, d’une vengeance triviale dans laquelle une agence de l’ONU, l’UNRWA, paierait de sa disparition l’humiliation infligée il y a quelques jours par un autre organe de l’ONU, la Cour internationale de justice, qui entend rappeler au premier ministre que même la guerre a des lois ?

La coïncidence entre l’ordonnance de la CIJ et l’annonce de l’implication d’employés de l’UNRWA dans l’attaque du Hamas ne peut être un simple hasard. C’est ce que pensait manifestement Philippe Lazzarini lorsqu’il a défendu, la semaine dernière, la poursuite du financement – donc de l’existence – de son agence, en soulignant que les décisions de plusieurs pays de suspendre leur financement « menacent [leur] travail humanitaire en cours dans la région, y compris et en particulier dans la bande de Gaza ».

Dans son arrêt du 26 janvier, note-t-il, la CIJ ordonne à Israël de « prendre des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire dont il y a un urgent besoin pour remédier aux conditions de vie défavorables auxquelles sont confrontés les Palestiniens dans la bande de Gaza ». « La seule façon d’y parvenir, insiste Philippe Lazzarini, est de coopérer avec les partenaires internationaux, en particulier l’UNRWA, en tant que plus grand acteur humanitaire à Gaza. » Mais est-ce encore possible ? Et si oui, pour combien de temps ? Selon le commissaire général, si les donateurs persistent à suspendre leurs versements, l’UNRWA cessera de fonctionner à la fin de ce mois.

Qui assumera alors l’aide vitale, indispensable, que l’agence fournissait jusque-là, non sans mal, aux Gazaoui·es dans le plus profond désarroi ? Au-delà de ces questions, cette situation conduit à une interrogation majeure.

Les États-Unis et leurs alliés, dont la France, n’ayant rien fait ou presque pour empêcher le gouvernement israélien de se livrer pendant quatre mois à une vengeance en forme de punition collective qui a déjà fait près de 27 000 morts et 66 000 blessés, en majorité civils, au sein de la population de Gaza, ont ainsi manifesté, une fois encore, leur tolérance pour l’impunité israélienne. Peuvent-ils s’associer à une nouvelle punition collective envers la même population en participant à la liquidation de la principale organisation humanitaire à Gaza ?

René Backmann