Les gens ont vu trop de choses qui resteront en eux trop longtemps. La confiance dans la ‘communauté internationale’ ne sera jamais la même.
Les images des otages et des prisonniers retrouvant leurs familles sont presque trop optimistes pour être digérées. Même alors que les autorités israéliennes essaient explicitement d’effacer les «expressions de joie » des Palestiniens au retour de leurs prisonniers, le fait qu’ils soient libérés et que certains otages israéliens soient maintenant en sécurité et réunis est le signe d’une petite promesse. Mais même si le plus fol espoir se réalise – un cessez-le-feu durable – ce qui s’est déjà passé au cours des 52 derniers jours sera difficile à oublier.
Il y a une courte vidéo, postée sur les réseaux sociaux quelques semaines plus tôt, que je ne peux faire sortir de ma tête. Dans le clip, un homme à Gaza porte deux sacs plastique qui contiennent des parties du corps d’un enfant, probablement le sien. Il y a d’autres détails. L’expression sur le visage de cet homme. La façon dont les gens autour de lui évitent de le regarder dès qu’ils réalisent ce qu’il transporte. Je vois ces détails souvent maintenant, soudain et involontairement. L’impact émotionnel et psychologique de la guerre – quelle que soit son intensité – sur ceux qui sont hors de Gaza est une sorte de privilège ne se produisant, comme c’est le cas, que sur nos écrans. Mais il y a quelque chose de durable avec ces images. D’autres que je connais sont hantés eux aussi par différentes visions. Par la doctoresse qui est tombée sur le cadavre de son mari alors qu’elle soignait des victimes des bombardements. Par le père qui caresse et berce pour la dernière fois sur sa poitrine un bébé couvert de poussière.
Dans le cadre de ma vie quotidienne et dans le flux de mes réseaux sociaux, je vois des gens qui disent qu’ils sentent qu’ils deviennent fous. Qu’il y a des choses qu’il ne pourront jamais oublier. Qu’ils ne peuvent pas dormir, que leurs interactions dans la vie de leurs enfants se sont teintées d’une sorte de culpabilité nauséeuse. Cette sensation semble ne pas être seulement du chagrin, mais le trouble devant le fait que cela ait duré si longtemps. Mais ils continuent de surveiller. Cesser de regarder, c’est admettre que vous êtes sans espoir. Cela signifie que vous vous êtes résigné au fait qu’il n’y a rien que vous puissiez faire et que vous allez finalement succomber à cet ennemi de la justice – une fatigue qui semble déjà s’installer.
La vérité, trop dure à accepter, c’est qu’il n’y a rien que vous puissiez faire. Vous pouvez écrire à votre député, vous pouvez défiler, vous pouvez manifester. Et le massacre continue. Et pendant ce temps, un récit discordant du conflit, sans effusion de sang, est donné par les dirigeants politiques de pays comme les États Unis et le Royaume Uni, récit qui semble omettre la simple réalité et le nombre de morts et a recours à la place à un langage presque irréel qui appelle à prendre « toutes les précautions possibles » pour protéger la vie des civils. Les responsables de l’ONU, qui ne sont pas connus pour leur manque de modération, perdent maintenant leur sang froid et utilisent les termes les plus forts, dans ce qui semble être le résultat direct de cette étrange insistance à ne pas appeler la réalité ce qu’elle est. La veille de la trêve, les autorités de Gaza ont chiffré le nombre de morts à 14.532.
C’est de là que vient l’impression de perdre la tête : le fait qu’il semble que, pour la première fois à ce qu’il me semble, les puissances occidentales sont incapables de prétendre de façon crédible qu’il existe un système mondial de règles qu’ils respectent. Ils semblent dire simplement : il y a des exceptions, et c’est comme ça. Non, on ne peut pas l’expliquer et oui, cela continuera jusqu’à ce que cela s’arrête à un moment donné, c’est-à-dire, semble-t-il, lorsque les autorités israéliennes en auront envie.
Une partie de cette incapacité à expliquer de manière convaincante pourquoi tant de personnes innocentes doivent mourir, c’est la rapidité avec laquelle les événements se sont aggravés. On n’a pas eu le temps de définir le rythme des attaques sur Gaza, de préparer des justifications et d’espérer que finalement, quand tout s’est arrêté, le temps et le peu d’attention camouflerait le bilan. Gaza a été un conflit d’une difficulté et d’une intensité exceptionnelles. « Les experts disent que le rythme des morts pendant la campagne israélienne a peu de précédents au cours de ce siècle », dit le New York Times. Un expert militaire a dit que cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu dans sa carrière. Cette zone est si densément peuplée que le bilan des victimes civiles est trop élevé, et les preuves de l’affaiblissement des capacités du Hamas, seule justification possible pour le nombre de victimes, sont trop faibles.
Et ainsi, ces quelques dernières semaines ont représenté une leçon accélérée sur la nature illusoire du droit international. A la différence de l’Irak, il n’a pas fallu des années pour que les cadavres s’accumulent, car les preuves accumulées pour prouver que l’entreprise n’apportait davantage de sécurité à personne étaient impitoyables et malavisées – et finalement, pour que la confiance dans les dirigeants politiques s’évanouisse. Gaza se passe en temps réel, et dans certains cas, en direct. Les bombardements sont si incessants et concentrés que des familles entières ont été balayées. Des milliers ont été déplacées, traînant leurs enfants dans des traîneaux de fortune (autre spectacle déchirant). Il y a aussi la force morale des enfants. Pas seulement leurs morts, estimées jusqu’à 6.000 en moins de deux mois, mais leur état d’orphelins, leur déplacement, et la privation de nourriture et d’eau dans une Bande de Gaza assiégée qui, selon L’Unicef, est maintenant « l’endroit le plus dangereux au monde pour être un enfant ».
On peut apprendre aux humains à accepter un sort atroce qui n’a aucun sens, mais la limite de ce que l’on peut raisonnablement dire aux gens n’est pas possible. En politique, le consentement est le plus souvent assuré par un accord populaire sur le fait qu’il existe des choses qui dépassent le niveau du citoyen moyen, et même au-delà du contrôle du gouvernement. Ne pas être capable de persuader « la seule démocratie du Moyen Orient » de quelque chose qui semble absolument évident, que les événements horribles du 7 octobre ne peuvent être effacés par encore plus d’horreur, n’en fait pas partie. La leçon est brutale et rapide : les droits de l’homme ne sont pas universels et le droit international est appliqué de façon arbitraire.
Je ne sais pas où mène cette révélation, une fois qu’elle arrive. Une chose que je peux dire avec plus de certitude, c’est que les gens ont vu trop de choses qui ne les quitteront pas avant longtemps. Quoiqu’il advienne de la fragile trêve qui a libéré un faible rayon de lumière, une obscurité a également été libérée dans le monde. Sa version finale n’a pas encore pris forme, mais elle prendra forme.
Nesrine Malik est chroniqueuse au Guardian.