La mission de Khader Adnan : dénoncer l’injustice foncière du système israélien de justice militaire et son déni désinvolte des libertés fondamentales, était logique, requise, et assurément courageuse – mais, une fois de plus, il a été forcé de suivre un chemin individuel, faisant passer un message sur l’absence d’une lutte palestinienne collective.
Khader Adnan n’avait pas un tempérament suicidaire, bien au contraire – il était extrêmement optimiste. Lors de chacune de ses six grèves de la faim au cours des 18 dernières années, il croyait qu’il y aurait au moins une institution israélienne responsable qui essaierait d’empêcher sa mort en contractant avec lui un accord entre personnes honorables. Cet optimisme s’est vérifié à cinq reprises.
Mais Adnan était trop optimiste. Tous les responsables israéliens qui le connaissaient – depuis les coordonnateurs du Shin Bet sur le terrain qui prêtent l’oreille au moindre bip de ses appareils et qui ont ordonné son arrestation, aux officiers de l’armée et aux médecins des services pénitentiaires israéliens – savaient à quel point il était déterminé à poursuivre sa grève de la faim.
Chacun d’entre eux savait aussi que sa santé était précaire pour un homme de 45 ans. Adnan souffrait d’une anémie due à une maladie héréditaire, et ses grèves de la faim précédentes ont entraîné des complications qui ont imposé diverses interventions chirurgicales. Le fait qu’il ait tenu pendant 86 jours sans alimentation ni médicaments – la plus longue de ses grèves de la faim – indique non seulement sa détermination, mais aussi, de la part des autorités israéliennes, une décision consciente d’éviter tout compromis avec lui, même si cela devait entraîner sa mort.
La détermination d’Adnan était exceptionnelle, et les autorités israéliennes le savaient. Sur les centaines de détenus administratifs palestiniens – environ 1000 aujourd’hui, 790 à la fin de 2022 – quelques-uns ont eu recours à cette même méthode de protestation, et ont été libérés peu après avoir terminé leur grève de la faim. Leurs libérations ont été célébrées par l’opinion publique palestinienne et présentées comme des victoires. Mais peu après, le Shin Bet ordonnait qu’ils soient de nouveau arrêtés, et ils se retrouvaient pris dans le cycle d’incertitude associé à la détention de durée indéterminée.
La plupart d’entre eux ne recommençaient pas à se mettre en grève de la faim, en raison de la détérioration de leur santé entraînée par leur grève initiale et parce qu’ils savaient que le système politique palestinien était trop faible pour mener la moindre action relative à la façon dont Israël incarcère des centaines de personnes sans les juger.
Depuis 1967, des prisonniers palestiniens ont mené plusieurs grèves de la faim massives pour protester contre des conditions d’emprisonnement très dures. À la fin de 2011, Adnan a été le premier à mener une grève de la faim personnelle contre sa détention administrative. Sa grève a suscité une très grande attention, et il a finalement été libéré – mais il a de nouveau été arrêté trois ans après, puis, de nouveau, en 2018 et en 2021.
Les grèves de la faim d’Adnan étaient toujours présentées comme des victoires. En effet, il était libéré peu après chacune d’entre elles. Quand d’autres prisonniers lui emboîtaient le pas, la période pendant laquelle ils s’affamaient délibérément s’accroissait, dépassant la centaine de jours, jusqu’à ce que le Shin Bet accepte de promettre que leur ordonnance de détention ne serait pas renouvelée.
Mais cette fois-ci, Adnan n’a pas été placé en détention administrative. Apparemment, l’appareil militaire israélien avait retenu la leçon : il ne souhaitait pas renoncer à sa capacité de le priver à maintes reprises de sa liberté, de le séparer de sa famille et de bouleverser leur vie. Mais cette fois-ci, l’appareil militaire l’a inculpé, non pas pour terrorisme ou pour usage ou possession d’une arme, mais pour appartenance à une organisation illégale et incitation. S’il avait plaidé coupable, il aurait probablement été condamné à une année d’emprisonnement, ou un peu plus.
Mais Adnan a décidé de contester la façade de normalité du système juridico-militaire israélien. Ce système jouit du pouvoir illimité de priver des milliers de Palestiniens de la liberté de parler, d’exprimer une opinion, de participer à une réunion, d’accueillir un prisonnier libéré, de recevoir un appel téléphonique ou d’accepter une donation permettant aux enfants de prisonniers ou de militants tués d’être scolarisés ou de recevoir des soins médicaux.
Tout Palestinien qui a déjà été incarcéré pour de graves infractions comme l’expression d’une opinion, la participation à une manifestation ou à un colloque, ou la rédaction d’un billet combatif (qui constitue généralement le signe d’un grand désarroi), a rapidement compris les règles du jeu : Même si l’incrimination est infondée, plus vite vous l’admettez, plus courte sera votre période de détention. Les mises en liberté provisoires “jusqu’à ce que l’ensemble de la procédure soit mené à bien” sont très rares dans le système juridico-militaire.
Le Shin Bet, la police israélienne et les services du Procureur militaire ont exploité et continuent à exploiter leur pouvoir illimité de priver les Palestiniens de leur liberté, y compris ceux qui ne sont même pas soupçonnés d’avoir utilisé une arme ou ramassé une pierre.
De toute évidence, l’objectif est politique : Israël paralyse et réduit au silence toute éventuelle protestation. Il empêche les Palestiniens d’entreprendre une analyse politique ou de se rassembler en vue d’actions s’écartant de celles qu’il concède au Fatah et à l’Autorité palestinienne (AP) – n’allant, dans la plupart des cas, pas au-delà de l’emploi de slogans creux et de petites manifestations contre les avant-postes israéliens violents, qui se terminent souvent par des coups de feu blessant des Palestiniens. Ou même, parfois, les tuant.
La plupart des initiatives palestiniennes visant à une activité politique contre le régime militaire d’Israël échouent rapidement ou n’aboutissent pas en raison de la peur de l’emprisonnement ou d’autres formes de harcèlement.
Les dizaines de milliers d’Israéliens qui manifestent contre la transformation juridique entreprise par le gouvernement Nétanyahou proclament, semaine après semaine, que la politisation du système judiciaire et les atteintes à la séparation des pouvoirs ouvrent la voie à la persécution politique. Mais les habitants du territoire palestinien occupé par Israël en 1967 connaissent depuis 56 ans cette “politisation” et cette absence de séparation des pouvoirs : le régime militaire israélien qui leur a été imposé se substitue aux différents organes gouvernementaux – exécutif, législatif (le commandement militaire prend des ordonnances qui ont force de loi), et judiciaire (les services du Procureur et les juges sont militaires) – et dispose de l’autorité permettant de confisquer les terres des Palestiniens, d’envahir leur demeure et de restreindre leur liberté de mouvement.
La mission d’Adnan : dénoncer l’injustice foncière du système israélien de justice militaire et son déni désinvolte des libertés fondamentales, était logique, requise, et assurément courageuse. Le problème, c’est qu’une fois de plus, il a choisi de suivre un chemin individuel, faisant passer un message sur l’absence d’une lutte palestinienne collective.
Ses grèves individuelles ont réussi, dans une certaine mesure : sa grève de la faim individuelle de 2011-2012 a débouché sur une grève de la faim générale des prisonniers palestiniens, exigeant la fin des détentions administratives et une amélioration de conditions pénitentiaires qui se détérioraient. Cette grève a conduit à une diminution du nombre de Palestiniens placés en détention administrative cette année-là, passant d’environ 310 en janvier 2012 à 160 en novembre. Cependant, depuis lors, le nombre s’est de nouveau accru.
L’épreuve physique représentée par les grèves de la faim – surtout lorsque les personnes concernées sont de jeunes hommes condamnés seulement à quelques mois d’emprisonnement – et la faiblesse du système politique palestinien sont deux éléments qui entravent la capacité des prisonniers à mener une action collective. Ainsi, refusant d’accepter d’être de nouveau privé de sa liberté et compte tenu de ce qui semble être une adaptation à cette réalité de la part des corps constitués palestiniens, tant civils que politiques, Adnan a choisi, une fois encore, de s’engager de nouveau dans une grève de la faim individuelle.
Adnan espérait-il représenter une inspiration pour d’autres personnes, nous n’en savons rien. Sa veuve s’est dite peinée et frustrée de voir que sa grève n’avait pas suscité une solidarité suffisante dans l’opinion publique. Mais la situation est piégée : D’une part, les grèves de la faim répétées finissent par ne plus attirer l’attention et perdent leur capacité à mobiliser. D’autre part, ce groupe humain n’a rien d’ordinaire, et les arrestations arbitraires ne sont pas la seule injustice qu’il est nécessaire de combattre. Après tout, pendant toute leur vie, les Palestiniens subissent le pouvoir absolu et l’arbitraire du régime israélien – et ils continuent à souffrir du fait qu’ils sont incapables, eux et leur système politique, de mener une lutte populaire, massive, continue afin de rappeler au monde que leur réalité est anormale.