La France veut bien accueillir des Palestiniens de Gaza, mais sans leurs enfants

Depuis le début de l’offensive israélienne, des familles ayant des liens avec la France et vivant dans la bande de Gaza demandent leur évacuation au Quai d’Orsay. Certaines l’obtiennent, mais doivent abandonner une partie de leur famille.

UneUne mère ou un père peuvent-ils accepter d’être évacués en laissant certains de leurs enfants, seuls, à Gaza ? La situation est difficilement concevable. Pourtant, c’est bien à ce crueldispositif que le ministère des affaires étrangères a confronté plusieurs Palestiniens. 

Ainsi que le prévoit le dispositif mis en place depuis le début des bombardements, plusieurs familles de ressortissants français ou palestiniens travaillant pour l’Institut français de Gaza demandent leur évacuation. Le consulat général de Jérusalem dresse une liste des personnes devant rejoindre le territoire français, liste soumise également aux autorités israéliennes et égyptiennes.  

Alors que le Quai d’Orsay vient de faire un communiqué pour annoncer l’accueil de deux enfants palestiniens blessés, le 28 décembre, il a en revanche refusé de répondre aux questions que nous lui avons posées sur les incohérences de la politique des évacuations et leurs conséquences.

Comme nous l’avions révélé, Ahmed Abu Shamla, agent du quai d’Orsay depuis plus de vingt ans, avait demandé à être rapatrié avec ses enfants, mais quatre de ses fils n’y avaient pas été autorisés par le Quai d’Orsay.  Tandis que sa femme et ses autres enfants ont pu rejoindre la France en novembre, Ahmed a donc fait le choix de rester auprès de ses quatre fils et, malgré ses appels à l’aide, il n’a pu être évacué. Il est mort sous les bombardements, le 16 décembre.

Quinze jours après son décès et la publication de notre enquête, le 29 décembre, le Quai d’Orsay a annoncé, auprès de Mediapart, que ses fils viennent de quitter la bande de Gaza, finalement autorisés à rentrer en France. Une procédure tardive qui a coûté la vie à un agent.

Mais Ahmed n’est pas un cas isolé. 

Amine, autorisé à partir mais sans sa fille ni son fils

Depuis le début du conflit, Amine*, 49 ans, demande à être rapatrié en France, où il a vécu avec sa famille pendant plus de dix ans. Trois de ses six enfants ont la nationalité française. Installé depuis 2012 dans le nord de Gaza, après la destruction de son quartier, il se réfugie avec sa famille dans une école à Jabalia. Dès le 13 octobre, il sollicite la cellule de crise du consulat général à Jérusalem, afin d’être évacué et en attendant de pouvoir recevoir les médicaments pour sa fille diabétique.  

Deux semaines plus tard, les services consulaires l’informent que sa famille figure sur la liste des personnes autorisées à quitter Gaza. Du moins, une partie. Car ses deux plus jeunes enfants, âgés de 8 et 3 ans, son fils de 21 ans de nationalité française et sa fille aînée n’y figurent pas.

Pensant à une erreur, il renouvelle sa demande et transmet l’ensemble des documents attestant de l’identité et du lien de filiation de chacun des membres de sa famille. Le 17 novembre, il appelle à l’aide le consulat, une proche parente venant d’être tuée par un obus tombé sur l’école. Espérant être évacuée, toute la famille part alors vers le sud de la bande de Gaza. Quelques jours plus tard, le consulat acte bien le renouvellement de sa demande pour l’ensemble de sa famille, tout en précisant qu’il n’est pas maître de la décision des autorités israéliennes

Sans plus de nouvelle, Amine adresse le 3 décembre un courrier à la ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna. « Je ne me vois pas abandonner dans ce conflit la moitié de mes enfants », explique-t-il à la ministre. 

Lui qui a vécu « plus de dix ans » en France y détaille son parcours. Après un master à l’Institut national polytechnique et à l’université Pierre-Mendès-France à Grenoble ainsi qu’un doctorat, il a fondé une société qu’il a gérée de 2008 à 2012, avant de retourner s’installer à Gaza « pour exercer le métier d’enseignant-chercheur en management supérieur ». 

Il rappelle à la ministre que les services consulaires français lui ont proposé de « laisser [s]es deux jeunes enfants mineurs dont un en bas âge » ainsi que son fils français de 21 ans et sa fille de 23 ans, qui tous deux « ont vécu plus de la moitié de leur vie en France ». À ce jour, il n’a toujours pas reçu de réponse. 

Le 13 décembre, c’est au tour d’avocats ayant formé un collectif pour venir en aide aux familles françaises et palestiniennes éligibles aux évacuations de soutenir la demande d’Amine et de solliciter le Quai d’Orsay, dont la réponse est quasi-automatique : « Les services compétents ne manqueront pas d’apporter avec diligence toute l’attention requise à votre démarche. » 

Le 22 décembre, plus de deux mois après sa première demande, Amine reçoit à nouveau la proposition des services consulaires : ils l’invitent à quitter Gaza. Cette fois, ses enfants mineurs y sont également autorisés mais ni sa fille de 23 ans ni son fils de 21 ans, qui a la nationalité française, n’y figurent. À la suite de cette terrible nouvelle, Amine a fait part de son désespoir auprès d’un ami. Il lui explique avoir demandé aux autorités françaises de « rapatrier [sa] fille à [sa] place ». « Je reste avec mon fils, ici à Gaza. »  

Youssef part seul en France sans ses parents

Autre situation kafkaïenne, celle de Hani*, 47 ans, qui travaille depuis treize ans à l’Institut français avec l’un de ses enfants, Youssef*, 24 ans, également employé depuis cinq ans. À la suite de sa demande d’évacuation faite pour son épouse, ses quatre enfants, dont le plus jeune a 11 ans, ainsi que ses deux petits-enfants, âgés de 5 et 3 ans (enfants de l’une de ses filles), il reçoit, le 20 novembre, une réponse des autorités, qui l’invitent à rejoindre la frontière.Mais seuls ses enfants sont autorisés à rejoindre la France. Ni lui, ni son épouse, ni ses petits-enfants ne le sont. 

Sa fille refusant de quitter Gaza sans ses enfants,seul son fils Youssef part. Depuis, il demande que sa famille puisse être évacuée. Le 21 décembre, la dernière réponse du Quai d’Orsay lui assure, comme pour Amine, que le ministère va « apporter toute l’attention requise à [s]a démarche ».

Le documentariste Iyad Alasttal désormais seul à Gaza

Également réfugié aux côtés d’Ahmed Abu Shamla dans la maison qui a été bombardée, le cinéaste Iyad Alasttal, qui avait témoigné en octobre auprès de Mediapart. Auteur de plusieurs documentaires sur le quotidien des Gazaoui·es, il vivait dans le sud de la bande de Gaza, à Khan Younès avant de rejoindre Rafah, au sud de la bande de Gaza.

Travaillant depuis trois ans pour l’Institut français et détenteur d’un visa valable jusqu’en 2025, le documentariste a demandé son évacuation avec sa femme et ses trois enfants. Là encore, la famille a dû se séparer, Iyad n’étant pas sur la liste des rapatriés.

Il n’y a aucune obligation absolue pour le ministère des affaires étrangères de rapatrier des Palestiniens qui travaillent pour l’Institut français, mais en revanche le devoir de protéger ceux qui ont servi l’État français. Raison pour laquelle, avec les ressortissants français, ils font partie des personnes éligibles aux évacuations.

Nour, 73 ans, absente des listes, meurt dans un bombardement

Alors qu’il travaille depuis près de dix-huit ans pour l’Institut français, Sharif*, 35 ans, a demandé à être évacué avec ses deux enfants, son épouse et sa mère, Nour*, âgée de 73 ans. À son grand étonnement, ni sa mère ni lui n’y ont été autorisés. Le 23 novembre, il a donc laissé partir son épouse et ses enfants en France, restant quant à lui avec sa mère dans le sud de Gaza.  

Le 4 décembre, par l’intermédiaire de son avocat, la famille renouvelle sa demande auprès de la cellule de crise du consulat général de Jérusalem. Le défenseur évoque sa crainte que la famille soit « la cible d’un bombardement ». 

Quelques jours plus tard, le 13 décembre, la mère de Sharif perd la vie. La maison dans laquelle ils s’étaient réfugiésavec plusieurs autres agents administratifs de l’Institut français, parmi lesquels Ahmed Abu Shamla, a été prise pour cible par l’armée israélienne. Comme Ahmed, Nour n’a pas survécu à ses blessures.

Le ministère de l’intérieur n’a pas accepté de répondre à nos questions. Quant au Quai d’Orsay, il précise que « depuis le 1er novembre, 168 personnes ont été évacuées de la bande de Gaza » et déclare : « Nous nous réjouissons de la sortie le 28 décembre des quatre fils de notre collègue décédé [Ahmed Abu Shamla]. »

En revanche,le ministère des affaires étrangères a refusé d’expliquer les raisons pour lesquelles ceux-ci n’avaient pas été évacués avec l’ensemble de leur famille, obligeant leur père à rester auprès d’eux à Gaza. 

Concernant les autres situations problématiques, là encore, le Quai d’Orsay n’a pas voulu répondre. 

« Il y a bien sûr des échanges avec le ministère de l’intérieur sur les demandes faites de rapatriement, assure une source à la Place Beauvau. Mais aucune précision ne sera donnée sur ce sujet et c’est le quai d’Orsay qui gère ces évacuations. »

Un ancien fonctionnaire du Quai d’Orsay explique, auprès de Mediapart, que « plusieurs facteurs sont à prendre en compte. Il peut y avoir des suspicions à l’égard de certains Palestiniens proches du Hamas et il faut prendre en compte l’intervention des autorités israéliennes. Mais le Quai d’Orsay ne peut pas se décharger en sous-entendant que les autorisations dépendent uniquement des autorités israéliennes ».

Outre une « certaine désorganisation » au sein du ministère, ce spécialiste du Proche et Moyen-Orient y voit surtout « un caractère politique ». « Ça en dit long sur le regard que l’on porte sur les Palestiniens. »  Il y a « une certaine réticence ou une certaine mauvaise volonté », ironise-t-il, avant d’ajouter : « Est-il nécessaire de rappeler que la loi sur l’immigration vient d’être votée en France ? » 

À ce jour, selon le Quai d’Orsay, encore une « cinquantaine de personnes » éligibles à une évacuation sont encore bloquées dans la bande de Gaza. Un chiffre en deçà des demandes qui sont faites auprès du collectif des avocats, selon lequel encore « une quinzaine » de familles sont encore en attente, soit un peu moins de cent personnes, précise l’avocate Amel Delimi, membre du collectif. 

Ce n’est pas la première fois que la France faillit au devoir de protection de celles et ceux qui ont travaillé pour elle. En 2012, lorsque les militaires français s’étaient retirés d’Afghanistan, la France avait abandonné à leur sort les interprètes afghans qui avaient travaillé pour l’armée. Comme Mediapart l’avait raconté, la France avait alors fait preuve d’une mauvaise volonté évidente à rapatrier les anciens auxiliaires civils de l’armée française. 

Pascale Pascariello

* Les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes. 


Depuis la publication de notre précédent article sur Ahmed Abu Shamla (le 19 décembre), pour lequel nous avions préservé l’anonymat, ses enfants sont désormais en sécurité. Nous avons en conséquence levé l’anonymat dans cet article.