Jusqu’à quel point êtes-vous antisémite ?

Bon, le titre est principalement destiné à vous inciter à la lecture. Cet article porte plutôt sur la façon de lire le rapport Chakrabarti sur l’antisémitisme dans le Parti Travailliste….

Bon, le titre est principalement destiné à vous inciter à la lecture. Cet article porte plutôt sur la façon de lire le rapport Chakrabarti sur l’antisémitisme dans le Parti Travailliste (et je vais y venir bientôt). Mais le titre correspond vraiment à une question qui pourrait se poser. Avant le mois de février, presque personne ne pensait que l’antisémitisme était un des principaux problèmes du pays. Entre février et juin, c’était partout, du moins dans les media. Mais si l’antisémitisme est à ce point rampant au sein du parti travailliste, il doit sûrement être également endémique dans l’ensemble du pays. Comment se fait-il que je ne l’aie jamais remarqué ? Comment se fait-il que vous ne l’ayez jamais remarqué ? Je suppose que cela signifie que nous avons été assez insensibles à ce courant, ce qui tend à suggérer que nous tolérons un certain niveau d’antisémitisme dans nos propres processus de pensée.

La seule autre explication est qu’il n’y a, de fait, aucune crise antisémite britannique et que tout cela est pure construction rêvée par des gens qui ont des intérêts particuliers à défendre.

Bien que juif depuis toujours, je n’ai vécu que deux incidents antisémites – il y a environ 60 ans à Liverpool et il y a 40 ans à Notting Hill. Aucun des deux n’avait quoi que ce soit à voir avec le parti travailliste. Et j’ai adhéré au parti en 1961 ! Et il ne s’agit pas d’une vie de rêve unique en son genre. L’ex-Grand Rabbin Jonathan Sachs, interviewé à la télévision, a avoué, quelque peu embarrassé, qu’il n’avait lui même expérimenté aucun incident antisémite. Il n’y a aucun doute sur le fait que l’antisémitisme, un travers de toute société, poursuit sa vie souterraine en Grande Bretagne comme ailleurs, et que nous devrions être en alerte sur son existence et son possible développement. Mais ses manifestations publiques sont actuellement tellement minimes qu’il est vraiment impossible de dire s’il est en hausse ou en déclin.

Par conséquent, je tends à adopter la deuxième explication. Pour être plus précis, je dirais que les amis d’Israël et les ennemis de Corbyn ont fait cause commune, exploitant à la fois leur réseau de contacts dans les media et l’appareil du PR payé pour faire la promotion d’Israël, que celui-ci ait tort ou tort. La cause est commune parce que les ennemis de Corbyn au Labour sont contrariés par son élection et sont déterminés à reprendre « leur » parti, tandis qu’Israël a toute raison de revenir sur l’innovation personnifiée par le dirigeant d’un des principaux partis britanniques engagé dans le soutien à la cause palestinienne.

C’est un moment capital pour le mouvement BDS, aussi je vous prie de m’excuser si j’explore ses implications assez longuement.

Antisémitisme et boycott

La panique morale sur l’antisémitisme concerne au plus haut point le mouvement de Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) en général et la campagne de boycott académique en particulier. En 2015, c’est Reuven Rivlin, le président d’Israël en personne qui a qualifié le boycott académique (en particulier) de « menace stratégique de premier plan », au même niveau qu’un Iran potentiellement détenteur de l’arme nucléaire. Et après l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, le boycott académique se retrouve en première position.

Au fil des ans, BDS en général, dont le boycott académique, a bénéficié d’une diversité de traitements de la part des gouvernements israéliens. Ils l’ont ignoré, ils l’ont minoré, ils l’ont ridiculisé, ils ont essayé de faire voter des lois contre lui, ils l’ont diabolisé. La diabolisation consiste essentiellement à prétendre que les boycotteurs ont des motivations antisémites, sinon pourquoi « cibleraient-ils » Israël de la sorte ? (voir Pourquoi boycotter les universités israéliennes ? Ou la rubrique des questions fréquemment posées sur le site L’engagement académique sur la Palestine, pour une déconstruction de cet argumentation).

L’enquête Chakrabarti

Bien qu’il soit merveilleux à plusieurs égards, Jeremy Corbyn n’est peut-être pas fait pour être un dirigeant de parti ou de mouvement ; il n’a pas non plus l’agilité nécessaire à esquiver les rafales de l’ennemi ou à les leur renvoyer. C’est ce qui fait d’une enquête sur ‘’l’antisémitisme et autres formes de racisme’’ dans le parti travailliste presque une exception qui confirme la règle. Cette intervention a recouvert le vacarme, notamment parce que celle qui préside à l’investigation, Shami Chakrabarti, a une réputation inébranlable de probité et sans doute une forte estime de la part du public. Ses assistants, David Feldman et Janet Royall ont apporté les éléments nécessaires sur l’antisémitisme et le fonctionnement du parti travailliste. Mais ils n’ont pas écrit ni eu à approuver le Rapport. C’est le sien.

Le rapport établit une liste de 85 présentations d’organisations, et il y a eu aussi un nombre inconnu (mais des éléments d’observation indiquent qu’il était important) de contributions individuelles. À en juger par leurs noms, environ 30 organisations sont susceptibles d’avoir adopté ce que j’appellerai par commodité une ligne « pro israélienne » (insistant sur l’antisémitisme comme crise qui appelle une forte réaction) ; et une vingtaine émanait explicitement d’organisations pro palestiniennes. 10 venaient du mouvement syndical et 10 d’autres groupes identifiés comme religieux, principalement musulmans (il n’est pas aisé de les classer tous de la sorte). Leurs présentations ne sont pas centralisées, aussi ce sont là des suppositions. Les contributions du nombre considérable d’organisations juives qui se sont mobilisées contre le fait d’engager une action d’envergure fondée sur la panique morale, sont rassemblées sur le site Free Speech on Israel (Liberté de parole sur Israël) (pour l’exhaustivité, des présentations opposées sont aussi disponibles).

Étant donné la quantité de fuites sur des suspensions du parti travailliste qui ne peuvent être venues que de la bureaucratie du siège du Labour (qui travaille de fait pour des députés dissidents plutôt que pour le dirigeant élu du parti), des précautions inhabituelles ont été prises pour la sortie du rapport. Le but était d’éviter des fuites sélectives et la spirale négative qui les accompagne. Une seule copie du texte est sortie et, selon nos informations, elle a été transmise directement de Chakrabarti à Corbyn. Pour autant…

Le Rapport

La sortie du rapport, malgré des discours mesurés de la part de Chakrabarti et de Corbyn, a été de fait kidnappée par une presse qui ne voulait que questionner le second sur ses difficultés avec des députés déloyaux et par des coups médiatiques sur l’antisémitisme, du même type que celui qui a provoqué l’investigation au départ. Le résultat est que le contenu de ce rapport significatif n’a pas reçu l’attention qu’il mérite.

Tout résumé du rapport est forcément sélectif. Les points que je voudrais noter sont les suivants :

  • Il n’y a pas de crise endémique d’antisémitisme, d’islamophobie ou d’autre racisme dans le parti travailliste.
  • La toxicité du débat a menacé de supprimer la liberté de parole dans le parti. La liberté de parole est vitale et les membres du parti travailliste ne devraient pas seulement être libres mais aussi encouragés positivement à critiquer l’injustice et la maltraitance, y compris au Moyen Orient.
  • Certains mots (‘’Zio’’) et des analogies historiques (avec le régime nazi) sont insensibles et incendiaires, aussi ne devraient-ils pas être employés.
  • L’éruption récente de suspensions arbitraires imposées à des membres du parti n’a pas fait montre de justice naturelle. Il est nécessaire que les processus disciplinaires du Labour, avec toute l’information nécessaire donnée aux accusés, procèdent à un arrêt des suspensions automatiques, mettent au point un éventail de réponses graduées dans les cas où les accusations s’avèrent fondées, établissent une durée limitée pour le dépôt des plaintes, et suppriment les suspensions à vie. Toutes les étapes de ces processus devraient faire l’objet d’une supervision indépendante et le contrôle de la discipline devrait être retiré au Secrétaire Général du parti.
  • Le principe de Macpherson (selon lequel le point de vue de la victime est crucial) renvoie non pas à savoir si un incident est raciste ou non mais à savoir s’il devrait faire l’objet d’une investigation en tant que tel.
  • Des formations antiracistes obligatoires pour les responsables du parti seraient condescendantes, voire insultantes. Il serait bon, néanmoins, de passer en revue les opportunités de promouvoir des compétences pertinentes et de l’éducation dans le parti.

Comment le rapport a-t-il été reçu ?

Comment les parties intéressées ont-elles répondu au rapport ? précaution liminaire : il nous faut prendre ces réactions avec une certaine modération, parce que les gens et les organisations ne disent pas toujours ce qu’ils pensent vraiment. Ces déclarations sont à usage public et sont, de tous côtés, publiés dans le but d’atteindre l’effet désiré. Si une organisation aime une partie du rapport, elle doit décider si elle se concentre sur les sections avec lesquelles elle est en accord ou sur celles dont elle aurait souhaité qu’elles soient différentes. En règle générale, les organisations qui sont assez satisfaites du résultat tendent à concentrer leurs réactions sur les aspects sur lesquels elles n’ont pas réussi à obtenir ce qu’elles souhaitaient et, de ce fait, peuvent paraître critiques du rapport. À l’inverse, les organisations qui ont véritablement perdu la plupart de ce qui avait leur faveur sont susceptibles de se centrer sur les miettes qu’elles peuvent trouver – et donc elles peuvent avoir l’air, aux yeux de non initiés, de saluer la parution du rapport. Bienvenue dans le monde bizarre de la com !

Jeremy Newmark du Mouvement Juif travailliste (voir plus loin à son sujet) incite ses lecteurs à applaudir comme « novateur… l’éclairage sur l’impossibilité d’accepter de parler du sionisme comme une forme de maltraitance ». Mais il reconnaît que « nombre de nos membres ne sont pas convaincus et sont déçus que les recommandations sur le processus ne soient pas plus fermes ». Le Grand Rabbin Mirvis, et son prédécesseur Jonathan Sachs, se sont centrés sur l’affirmation que le discours de Jeremy Corbyn à la conférence de presse était lui-même antisémite. Mais Mirvis a aussi dit « qu’une bonne partie du rapport Chakrabarti est peut-être annonciatrice d’un important pas en avant – notamment sa reconnaissance qu’il y a des gens dans le parti travailliste qui ont colporté des préjugés antisémites en employant un langage, des insinuations et des accusations profondément blessantes et qui devraient être universellement condamnées ».

La Fédération Sioniste est, au mieux, tiède : « Le rapport ne commence guère à donner un éclairage bien nécessaire dans cette zone grise. Au contraire, il l’enterre sous une masse de recommandations générales de procédure pour lutter contre le racisme comme un tout, avec très peu d’effort pour clarifier ce qui constitue la spécificité du racisme anti juif ». Le point de vue est que le rapport serait bienvenu de prouver qu’il est un déclencheur d’un futur processus de lutte contre l’antisémitisme dans le parti travailliste, mais « en conclusion, il est globalement inadéquat ». La suggestion est que cette inadéquation peut venir de l’enquête qui a donné le même poids aux présentations de « l’alliance verts/rouges d’organisations antisionistes » et à celles qui avancent que l’antisionisme est une grande partie du problème. Honte à Chakrabarti pour cette égalité de traitement !

Pour discuter sur des bases saines : comparer les objectifs aux résultats

Une manière plus objective d’analyser les scores est d’observer quels avantages ceux qui attendaient un gain du sentiment de crise qui avait été fomenté, espéraient en retirer. Deux propositions explicites ont été avancées en avril par Progress, un groupe actif blairiste qui publie le magazine Prospect ; et par le Mouvement Juif Travailliste (anciennement Poalé Tsion) qui est affilié au parti travailliste mais aussi au parti travailliste israélien et à l’Organisation Sioniste Mondiale.

Progress a œuvré avec zèle à un « plan en 8 points » sur l’antisémitisme. Un de ses points est d’inciter les gens à rejoindre le Mouvement Juif Travailliste (JLM). Voici les autres :

  1. Une formation pour la Commission Électorale Nationale (NEC), sur l’antisémitisme moderne et les biais inconscients
  2. Un vice-président au comité sur l’égalité de NEC pour la communauté juive
  3. De nouveaux moyens pour l’unité de conformité
  4. Du temps pour clarifier les règles : l’antisémitisme doit être banni à vie
  5. Un suivi par un tiers ou une fonction de médiation
  6. Des groupes autonomes de jeunes juifs et de membres étudiants
  7. Une compréhension moderne de l’antisémitisme : les victimes comptent

Mes remarques sur la grille de JLM sont les suivantes :

Point 1 – explicitement rejeté par Chakrabarti

Point 2 – même pas mentionné par Chakrabarti, et non inscrit dans ses recommandations

Point 3 – une suggestion qui n’est pas dans le résumé des recommandations, mais dans le corps du rapport, avance que la mise en place d’un responsable ou d’une équipe dédié-e au traitement des plaintes pourrait être prise en considération

Point 4 – explicitement rejeté par Chakrabarti

Point 5 – le sens n’est pas clair, mais cela n’a pas été mentionné par Chakrabarti

Item 6 – le sens n’est pas clair, mais cela n’a pas été mentionné par Chakrabarti

Item 7 – très vague, mais si cela désigne soit le « nouvel antisémitisme » (où la critique d’Israël est suspectée d’être un substitut à l’antisémitisme) soit une lecture rigide de Macpherson (si une victime dit être victime d’antisémitisme, c’est de l’antisémitisme) alors Chakrabarti reste explicitement en dehors.

L’autre proposition spécifique de changement est venue de la proposition du Mouvement Juif Travailliste de changer le règlement intérieur du parti travailliste. À l’heure actuelle le règlement permet simplement d’agir contre ceux qui « sont considérés avoir agi de façon globalement nuisible au Parti », sans préciser de types particuliers de mauvaise conduite. Le but de la proposition de changement de règles est de mettre en place « des règles plus strictes et des sanctions sur des membres ayant fait des déclarations racistes, antisémites, ou islamophobes » et de permettre au parti de s’en prendre « immédiatement » à ceux qui ont fait de telles déclarations.

Pour soutenir cette proposition de changement de règles, le Mouvement Juif Travailliste (JLM)

  1. s’est positionné sur une lecture appuyée du principe de Macpherson visant à privilégier le point de vue du plaignant
  2. a accepté que la critique d’Israël puisse être légitime, mais tente de restreindre le déploiement de critiques du sionisme à un projet politique
  3. a affirmé que le sionisme « n’est rien d’autre que l’expression de base de l’identité du peuple juif, un droit qui est celui de tous les peuples ».

Parmi ces points, Chakrabarti est clairement contre le premier ; le second va contre son engagement prioritaire à la liberté de parole, tandis que le troisième est une affirmation qu’ils peuvent énoncer mais que d’autres ne sont pas obligés de faire leur.

Une petite digression sur JLM et son président Jeremy Newmark est nécessaire. Newmark a été le chef exécutif du Conseil des Dirigeants Juifs, qui rivalisait avec le Conseil des représentants (des juifs britanniques) et la fédération sioniste dans la défense de la communauté juive du Royaume Uni. C’est dans ce rôle qu’il a témoigné pour Ronnie Fraser dans la poursuite intentée par ce dernier contre son propre syndicat, le syndicat de l’Université et du Collège (UCU), au motif d’antisémitisme dans sa conduite des débats sur le boycott académique. Le juge Snelson, dans son jugement fortement dénonciateur de cette entreprise vouée à l’échec, formulait une série de critiques du témoignage de Newmark pour avoir amusé la galerie, fait des déclarations absurdes et lancé des remarques extraordinairement arrogantes et perturbantes. Élément crucial : « nous avons rejeté pour faux le témoignage d’un autre et de Mr Newmark (sur un incident au Congrès de 2008 de UCU) ». Il est frappant que ce soit cet homme qui ait la charge de « réformer » le traitement de l’antisémitisme par le parti travailliste.

La proposition de changement de règles de JLM est toujours pendante et a été adoptée par certaines circonscriptions du parti travailliste en tant que motion à présenter au prochain congrès du parti. C’est en contradiction complète avec le rapport Chakrabarti. En septembre nous verrons, pour emprunter les mots de Lewis Caroll, qui sera le maître.

Note conclusive

Le rapport Chakrabarti n’analyse pas la nature du colonialisme de peuplement ni les racines idéologiques du projet sioniste. Il ne définit pas le racisme en termes de relations de pouvoir. Il n’explore pas, n’expose même pas, les motivations de ceux qui ont conspiré pour fomenter une panique morale sur l’antisémitisme. Il échappe largement à l’analyse historique.

Cela s’explique parce que le rapport n’est pas un traité politique, mais une intervention politique. C’est ce que reflètent son contenu et son style. Sa fonction est de mobiliser un nouveau consensus politique à la place des hostilités pleines d’invectives sur ce sujet qui se sont développées depuis 5 mois. Il ne peut remplir cette tâche en statuant sur le fait qu’un côté ou l’autre est le gagnant. Un tel rapport doit plutôt énoncer des principes généraux irréprochables d’où découlent logiquement certaines actions conséquentes. Si les principes sont bien choisis et la logique clairement articulée, alors les deux côtés qui étaient en concurrence devront accepter cette nouvelle définition du terrain, parce que le prix d’un rejet d’une résolution aussi raisonnable est trop élevé.

Je crois que le rapport Chakrabarti remplit très bien cette fonction. Pendant les mois où cette crise sur l’antisémitisme a été fomentée et où s’est produite une cavalcade de suspensions injustifiées du parti, nombre de ceux qui travaillent pour la justice pour les Palestiniens ont craint que l’espace pour la critique d’Israël et du sionisme ne soit drastiquement réduit. C’est le contraire qui s’est produit. La liberté de parole, y compris la liberté de critiquer Israël et sa politique, a été catégoriquement réaffirmée. Des procédures améliorées pour enquêter sur les plaintes pour antisémitisme, pourvu qu’elles soient documentées, empêcheront le harcèlement et l’exclusion de ceux qui défendent les Palestiniens. Plutôt que de critiquer le rapport de ne pas avoir sévèrement critiqué la malfaisance d’Israël, nous devrions célébrer son bon sens et faire tout ce que nous pouvons pour assurer qu’il soit mis en pratique.

Jonathan Rosenhead
Professeur émérite, London School of Economics,
Président du Comité Britannique pour les Universités de Palestine (BRICUP)