« Je me sens exploité » : des étudiants africains et asiatiques à l’université de Tel Aviv mis au travail dans une ferme pour obtenir leur diplôme

Des étudiants d’un programme diplômant de 15 mois ont dû travailler au moins 12 heurs par jour à des tâches qui ne contribuaient pas à leur formation professionnelle, un mois seulement étant consacré aux études à l’université

Les sourires lors de la cérémonie de remise des diplômes de master en sciences végétales pour les étudiants étrangers à l’université de Tel Aviv masquaient leur impression d’être insultés et exploités. Une enquête de Haaretz a révélé que les étudiants, tous diplômés d’universités d’Afrique et d’Asie , devaient travailler de nombreuses heures dans les coopératives d’Arabah à des tâches ne contribuant en rien à leurs connaissances professionnelles et qu’un seul mois de ce programme de 15 mois était consacré à des études à l’université.

Le reste du temps, ils étaient sous l’autorité d’une compagnie, Development and Construction in the Arava (Développement et construction en Arabah), qui exploite une organisation appelée Arava International Center for Agricultural Training (Centre international d’Arabah pour la formation agricole).

Le programme consistait en un mois d’études à l’université en juillet et après cela, en études à Arabah deux jours par semaine et en travail dans les coopératives agricoles d’Arabah, trois ou quatre jours par semaine, 12 heures ou plus par jour, un travail qui n’avait que peu à voir avec leur discipline académique.

Ce n’était pas ce à quoi s’attendait A., 25 ans, originaire du Vietnam et détenteur d’une licence en biotechnologie, quand il a atterri à l’aéroport Ben-Gourion fin 2017, enthousiaste à l’idée de participer à un programme de master dans la prestigieuse université de Tel Aviv.

Il savait que le programme opérait en collaboration avec une entreprise commerciale, mais n’y prêtait pas à l’époque une attention particulière. Il avait eu un entretien avec le professeur Ohad Nir du département des sciences de la vie de l’université de Tel Aviv et on lui avait expliqué que le programme avait une partie théorique et une partie pratique, cette dernière consistant à travailler dans une ferme. Il était heureux d’avoir une expérience pratique et était prêt à payer les frais d’inscription de 22 000 shekels (environ 6 000 dollars, 5400 euros), une somme énorme pour lui.

« Je me sens humilié, exploité », a-t-il dit à Haaretz à la fin de ses études. « J’ai travaillé à moissonner et à planter aux côtés d’ouvriers thaïlandais. Parfois nous travaillions 16 heures par jour et personne n’a essayé de m’enseigner quoi que ce soit ».

Haaretz a parlé avec sept des 16 étudiants du programme, qui est opérationnel depuis 2014 ; ils ont décrit un énorme fossé entre ce qu’on leur avait dit du programme et ce qui a effectivement eu lieu. Lorsqu’ils sont arrivés en Israël, on leur a donné des visas étudiants, ce qui leur interdisait explicitement de travailler.

La plupart des étudiants avaient peur d’enfreindre les règles, mais l’un d’entre eux, Emmanuel Samson, a décidé qu’il ne pouvait garder le silence ; pendant que ses amis recevaient leurs diplômes, il était en train de témoigner au tribunal du travail du district de Be’er Sheva sur les rudes conditions de son « stage ».

Une plainte déposée en son nom par l’avocat Michal Tager, directeur du groupe des droits des travailleurs Kav La’oved, et par Hani Ben-Israel, de la clinique pour les immigrants et les réfugiés du Herzliya Interdisciplinary Center, déclare que Samson était exploité et employé illégalement.

Volontaire pour travailler plus de huit heures par jour ?

Samson, 25 ans, qui a une licence de microbiologie de l’université de Calabar au Nigéria, a déclaré dans sa déposition devant la cour : « Quand je suis arrivé en Israël, j’ai été emmené de l’aéroport à Ein Yahav avec deux autres étudiants du Nigéria et du Kénya et le jour suivant nous avons commencé à travailler à emballer des dates. Ensuite j’ai travaillé à planter des melons. Quand je travaillais avec les dates, c’était d’ordinaire 11 ou 12 heures par jour. Certains jours j’ai travaillé 16 heures dans la journée. Il n’y avait aucun enseignement. D’ordinaire les ouvriers thaïlandais nous montraient quoi faire. Chaque fois des sommes importantes étaient enlevées de ma paie. »

Les feuilles d’information pour les étudiants du programme disent qu’ils « peuvent » travailler « jusqu’à » trois jours par semaine. Mais en fait, la compagnie qui les employait les faisait travailler quatre jours par semaine. Samson et ses amis ont déclaré qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de travailler parce que cela faisait partie de leur programme d’études et qu’ils craignaient de ne pas recevoir leur diplôme s’ils refusaient.

Haaretz a appris que l’université a reçu des plaintes de diverses sources, y compris une plainte détaillée de Kav La’oved, qui a demandé à l’université de réexaminer le programme. Cela n’a pas été fait.

Les avocats ont écrit à des responsables de l’université que le programme, qui « est présenté aux étudiants comme un programme de haut niveau pour un diplôme de master, est en fait utilisé pour employer illégalement des étudiants dans des fermes de Arabah dans des conditions particulièrement insultantes ».

La lettre n’a reçu aucune réponse.

L’université a déclaré à propos de l’affaire : « Le programme a été établi et est surpervisé par le comité de l’université pour les diplômes de master et, jusqu’à octobre 2018, il était aussi supervisé par un comité de contrôle conformément aux exigences de l’université ».

L’université a déclaré avoir reçu une lettre « contenant des affirmations sur des questions qui ne sont pas académiques » et comme le comité pour les dipômes de master ne gère « que les questions académiques, il a été décidé de ne pas discuter l’affaire dans ce comité ».

A la cérémonie de remise des diplômes, le vice-président de l’université de Tel Aviv, Raanan Rein, a dit aux étudiants : « Au début, nous avions des doutes sur le programme, mais c’est un immense succès ». Le directeur du Centre Manna pour la sécurité alimentaire, à l’université, a ajouté : « Nous savons que c’est le rêve de beaucoup d’étudiants de venir ici et c’est un rêve qui est devenu une réalité pour vous ici aujourd’hui ».

Et pourtant un étudiant du Kénya a dit à Haaretz dans son entretien par Skype qu’on lui avait déjà demandé avant son arrivée s’il était prêt à travailler plus de huit heures par jour.

Selon Samson, des étudiants se sont plaints de leurs conditions de travail pendant le programme même, mais sans effet. « Il est regrettable qu’une institution comme l’université de Tel Aviv participe à l’exploitation de personnes qui ne savent pas ce pour quoi elles viennent ».

Il a ajouté : « Nous étions tout simplement exploités. La seule fois que j’ai vu le propriétaire, un fermier, c’était pendant la saison des plantations et alors c’était important pour lui parce que sinon il aurait perdu de l’argent. Ils nous voyaient comme des ouvriers, comme les Thaïlandais — et d’ordinaire les Thaïlandais étaient mieux payés. Il n’y avait aucun enseignement là-dedans. Pour eux nous étions des esclaves. Nous ne méritons pas d’être traités ainsi juste parce que nous venons d’Asie et d’Afrique ».

Le Centre international d’Arabah pour la formation agricole a répondu que le programme a commencé « avec l’objectif de former les étudiants de pays en voie de développement et de combiner un diplôme universitaire d’une université de pointe avec une exposition à l’agriculture appliquée avancée d’Arabah ».

Le Centre a déclaré que le programme avait jusqu’à présent diplômé 64 étudiants, « qui sont tous retournés dans leurs pays d’origine et ont obtenu des emplois de qualité dans des ministères, des universités et des compagnies commerciales. »

La Compagnie pour le développement et la construction en Arabah a répondu que le programme fournit des connaissances de valeur aux étudiants. Dans le contre-interrogatoire de Samson au tribunal, l’avocat représentant la compagnie, Hofit Kahane, lui a dit : « Je vous dis que vous avez acquis beaucoup de connaissances dans les différentes fermes auxquelles vous avez eu accès. Qu’avez-vous à dire à cela ? ». Samson a répondu que ce n’était pas vrai. Quand Kahane a souligné que Samson avait travaillé dans un « énorme établissement d’emballage avec la technologie la plus moderne », Samson a répliqué : « Un diplôme de master en sécurité alimentaire — qu’est-ce que cela a à voir avec un établissement d’emballage ? J’ai soulevé des caisses de cinq kilos sur 13 étages de 6 heures du matin à 7 heures du soir ».

Samson a dit à la cour qu’il n’avait jamais été informé par écrit des conditions de son emploi et qu’il n’avait pas été dédommagé correctement pour les dépassements d’horaires, les frais et avantages sociaux.

La compagnie a répondu que ces affirmations de surcharge de travail étaient « erronées » et que « s’il y avait eu de tels cas, il étaient peu nombreux et que les étudiants avaient été correctement rémunérés ».

L’université de Tel Aviv a dit à Haaretz vendredi que l’institution « offre un programme de master international en sciences végétales, parallèle au programme israélien, qui maintient de hauts standards académiques. L’université établira une équipe qui examinera les réclamations contre Development and Construction in the Arava et en produira les conclusions ».