« J’ai été le premier médecin ciblé par un sniper à Gaza »

ENTRETIEN. Tarek Loubani, médecin urgentiste canadien, a été victime d’un tir israélien alors qu’il soignait des manifestants palestiniens. Il raconte.

Des « crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ». Voilà comment une commission d’enquête de l’ONU a jugé la riposte israélienne à la « marche du retour », ces manifestations de Palestiniens qui, chaque vendredi depuis le 30 mars 2018, se mobilisent pour tenter de traverser la frontière entre la bande de Gaza et Israël, pour revenir sur la terre dont leurs ancêtres ont été chassés à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1948 et alerter sur la situation dramatique de Gaza, soumis depuis 2007 à un double blocus économique israélo-égyptien. Dénonçant une « instrumentalisation » par le Hamas, qui dirige d’une main de fer le minuscule territoire depuis un coup d’État en 2007, l’État hébreu n’a pas hésité à faire usage de la force, notamment à l’aide de snipers postés de l’autre côté de la barrière de séparation, faisant 251 morts et des milliers de blessés.

Mandatés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, les enquêteurs, qui n’ont pas obtenu l’autorisation d’Israël pour se rendre sur place, ont interrogé 325 victimes, témoins et sources, et ont recueilli plus de 8 000 documents. Et leurs conclusions sont sans appel : « Plus de 6 000 manifestants non armés ont été touchés par des tireurs d’élite militaires » israéliens, estime la commission qui explique qu’il existe des « motifs raisonnables de croire que des tireurs d’élite israéliens ont tiré sur des journalistes, du personnel de santé, des enfants et des personnes handicapées, en sachant qu’ils étaient clairement reconnaissables comme tels ». Un rapport balayé d’un revers de main par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu : « Le Conseil [des droits de l’homme de l’ONU] établit de nouveaux records d’hypocrisie et d’attitude mensongère, motivé par sa haine obsessive d’Israël », a-t-il réagi sur Twitter.

Le docteur Tarek Loubani est un médecin urgentiste canadien d’origine palestinienne. Habitué de la médecine humanitaire, ce professeur associé à la University of Western Ontario a évolué dans des zones de conflits d’Irak en Égypte, où il a été emprisonné sept semaines en 2013 sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui. Le 14 mai 2018, jour de l’inauguration de la nouvelle ambassade américaine à Jérusalem, Tarek Loubani était à Gaza pour prendre en charge les manifestants de la « marche du retour », dont 59 ont été tués par des tirs israéliens. Or lui-même a été visé par un tir de sniper qui lui a traversé les deux genoux. Dans une interview au Point, le médecin urgentiste, de passage à Paris pour participer à une conférence organisée par l’Association France Palestine Solidarité et l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine, rappelle qu’il était clairement identifiable le jour où lui et dix-huit autres secouristes ont été pris pour cible.

Le Point : Pourquoi vous êtes-vous rendu à Gaza ?

Tarek Loubani : Trois critères principaux définissent les pays où je me rends. Le premier est que celui-ci doit nécessiter un besoin. Dans le cas de Gaza, le besoin est énorme. Le deuxième critère est qu’il doit exister dans ce pays une possibilité d’amélioration de la situation. Or, il est envisageable de changer beaucoup de choses à Gaza, car l’enclave possède, en dépit de l’occupation israélienne (le blocus, NDLR), des gens bien entraînés, très intéressants, et accédant à des postes à haute responsabilité. Troisièmement, la question est de savoir si je peux contribuer à améliorer la situation du secteur de la santé du pays. En sachant que je possède l’expertise dont ils ont besoin, que je sais parler la langue et que je connais la culture du lieu, la réponse était oui. Mais je ne me suis pas rendu à Gaza par romantisme. À vrai dire, je n’aime pas Gaza.

Comment avez-vous réussi à pénétrer dans l’enclave ?

De 2011 à 2014, j’allais à Gaza depuis l’Égypte. Mais à partir de 2014, j’ai essayé d’y pénétrer à partir d’Israël. Or, lorsque je suis arrivé à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv, les Israéliens m’ont refusé l’entrée en m’accusant d’activités terroristes. J’ai été emprisonné deux ou trois jours dans le centre de détention de l’aéroport. Mais Israël restant un État de droit, j’ai pu le poursuivre en justice. Et j’ai eu le privilège d’échapper à l’administration militaire israélienne qui juge habituellement les Palestiniens, sans qu’ils bénéficient d’aucun droit. Or, les Israéliens, qui m’accusaient de terrorisme, ont été incapables d’apporter la moindre preuve. Au contraire, j’ai pu leur démontrer que j’étais vraiment un médecin humanitaire qui n’avait jamais eu recours à la violence. Ainsi, au bout de six mois, j’ai fini par gagner mon procès.

Dans quel état se trouvent les services de santé à Gaza ?

Le blocus a endommagé le système de santé à trois niveaux. Il a tout d’abord touché le personnel. Les médecins sont aujourd’hui démotivés. Il faut savoir, par exemple, qu’ils n’ont pas reçu de salaire depuis 2013. Beaucoup ne se présentent pas au travail, car ils doivent travailler ailleurs pour payer leur loyer. Par exemple, j’ai plusieurs étudiants qui ne pouvaient pas assister à mes cours, car ils vendaient des fruits au marché. C’est fou ! Une autre nécessité pour un médecin est de pouvoir échanger ses idées avec ses confrères à l’étranger, et d’y séjourner pour parfaire ses connaissances. Or ceci est tout bonnement impossible à Gaza, où il n’est possible d’aller nulle part depuis 2006. Le deuxième secteur touché est celui des médicaments et du matériel. D’après l’ONG Médecins sans frontières, 45 % des médicaments essentiels sont indisponibles dans l’enclave, le terme consacré étant « en rupture de stock ». Cela signifie que vous ne pouvez pas fournir aux malades les traitements dont ils ont besoin pour rester en vie. Et lorsque vous souffrez d’une maladie chronique comme le diabète ou la tension artérielle, et que celle-ci n’est pas traitée, vous pouvez développer une pathologie grave comme l’insuffisance rénale, qui peut in fine entraîner la mort.

Les hôpitaux gazaouis fonctionnent-ils encore ?

Il y a un vrai problème de vétusté des infrastructures. D’un côté, les immeubles sont en ruines et leurs murs sont fissurés. De l’autre, il y a des pénuries d’eau et d’électricité. Si je dois suturer un patient, il faut me presser de peur de me retrouver tout à coup dans la pénombre, ce qui augmente le risque d’infections. Outre les coupures d’électricité, nous avons également un problème d’accès à une eau propre pour laver le matériel. Le système de filtrage est si mauvais qu’on y retrouve du sel et du nitrate. Il faut donc utiliser des techniques de filtrage très chères pour se débarrasser du nitrate, qui est très dangereux. En revanche, il arrive souvent que l’on ait recours à de l’eau salée pour laver nos appareils qui, par conséquent, finissent par rouiller. Or ceux-ci sont ensuite utilisés sur des patients.

Comment les services de santé ont-ils géré la « marche du retour » ?

La « marche du retour » a détruit le système de santé de Gaza. Celui-ci n’est pas en train de s’écrouler, il est déjà à terre. Imaginez que la marche du retour soit un poids de 100 kilogrammes sur vos épaules. Si vous êtes jeunes, cela vous ferait mal, mais vous arriverez à le supporter. Prenez maintenant un vieil homme rongé par le cancer. Face à la charge, il s’écoulerait sur le champ et mourrait devant vous. Voilà ce qui s’est passé à Gaza. Le système de santé était sur le point de s’écrouler au moindre choc. Or, la marche du retour, ce sont 22 000 blessés, 200 amputations, 300 morts. Ce sont des chiffres de guerre.

Officiellement, le but de la marche du retour pour les Palestiniens était de revenir sur la terre de leurs ancêtres, qui fait aujourd’hui partie de l’État d’Israël, et dont ils ont été expulsés en 1948. D’autres affirment qu’elle visait à alerter sur la situation économique et sociale catastrophique à Gaza. Quel était d’après vous le but de ce mouvement ?

Je ne suis pas un activiste politique. Mon domaine, c’est la médecine. J’ignore pourquoi les Palestiniens ont participé à cette marche. Maintenant, ce que j’ai vu de mes propres yeux, ce sont des manifestants pacifiques et désarmés qui ont été abattus de très près de façon disproportionnée. (D’après le président de la commission de l’ONU, Santiago Canton, l’enquête a montré qu’« une majorité écrasante des manifestants n’étaient pas armés, même s’ils n’étaient pas tout le temps pacifiques », NDLR). Mes mots sont ceux du rapport de la Commission d’enquête des Nations unies qui vient d’être rendue public. Se basant sur des centaines d’interviews et de preuves qu’elle a recueillies, elle conclut qu’Israël a apparemment délibérément visé des enfants, des handicapés, des personnes âgées et du personnel médical (elle estime que les manifestations étaient essentiellement de « nature civile » et qu’il existe des « motifs raisonnables de croire que des tireurs d’élite israéliens ont tiré sur des journalistes, du personnel de santé, des enfants et des personnes handicapées, en sachant qu’ils étaient clairement reconnaissables comme tels », NDLR). Cela concorde avec ce que j’ai vu.

Israël affirme que la marche du retour a été instrumentalisée par le Hamas. En avez-vous été témoin ?

Je ne connais pas le niveau exact d’implication du Hamas et je ne suis pas un spécialiste de la politique intérieure de Gaza (d’après les analystes, le Hamas, qui n’était pas à l’origine de ce mouvement de la société civile, l’a par la suite quelque peu récupéré, NDLR). Ce que je peux dire, c’est que je n’ai aperçu aucun responsable ni membre du Hamas durant ces manifestations. Cela rassemblait davantage à un mouvement populaire qui était à mon avis trop grand pour le Hamas. D’ailleurs, s’il l’avait organisée, cette marche n’aurait probablement pas eu le même succès. De toute façon, je ne me suis pas rendu sur place sur invitation du Hamas mais de groupes de secouristes qui œuvraient sur la ligne de front.

N’était-il pas dangereux de vous trouver à cet endroit alors que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avait autorisé ses snipers à tirer contre tout manifestant se trouvant à moins de 300 mètres de la barrière de sécurité séparant Gaza d’Israël ?

À mon tour de vous poser une question : ces règles d’engagement concernaient-elles également le personnel médical ? Je ne l’ai en tout cas jamais entendu de la part de l’armée israélienne. En outre, lorsque je suis arrivé sur place, il y avait déjà eu six semaines de manifestations et aucun secouriste n’avait été visé avant moi. Or, le jour où j’ai été pris pour cible, un total de dix-neuf secouristes l’ont été. J’ai été le premier médecin à avoir été ciblé à Gaza. Et lorsqu’on m’a tiré dessus, j’étais clairement identifié comme un médecin, et ceci depuis plusieurs heures.

Qu’entendez-vous par là ?

Je portais un uniforme vert de l’hôpital, qui me recouvrait entièrement le corps. J’étais donc clairement identifié comme un médecin. En outre, je n’étais pas au milieu de la foule mais excentré sur le côté. J’ai été touché alors que j’avais rejoint un groupe d’autres secouristes qui portaient des vestes de haute visibilité. Par ailleurs, lorsque j’ai été ciblé, aucune fumée de gaz lacrymogène ou de pneu brûlé n’obstruait la vue des snipers. J’étais donc clairement visible des trois tours depuis lesquelles les soldats israéliens pouvaient me tirer dessus. D’ailleurs, je sais que c’est le sniper situé au nord qui m’a tiré dessus, à 100-150 mètres de moi. Il était si près et pouvait voir qui j’étais, ce que je faisais, d’autant qu’il avait une lunette de tir. Je n’avais aucune raison de penser que je pourrais être pris pour cible.

Estimez-vous avoir été délibérément pris pour cible ?

Je ne sais pas si j’étais visé, car je ne sais pas ce qui s’est passé dans le cerveau du soldat. Ce que je sais, c’est que j’étais clairement identifiable et le soldat israélien aurait dû savoir que j’étais un médecin. Je pense par conséquent qu’il est très probable que le soldat m’ait ciblé spécifiquement. Dans le cas contraire, la balle aurait ricoché par terre et aurait pénétré ma jambe de bas en haut. Or, celle qui m’a touché avait une trajectoire descendante et m’a donc traversé les deux jambes. Cela ressemble clairement à du « kneecapping », une pratique de l’armée israélienne qui est de viser les gens dans les genoux. Le sniper aurait donc attendu que je me trouve de profil afin que mes deux genoux soient touchés. J’ai eu beaucoup de chance, car dans tous les cas, j’aurais dû être amputé ou avoir une jambe sévèrement brisée.

Vous souvenez-vous du moment où vous avez été touché ?

Lorsque les snipers tiraient, la première chose que nous entendions était le son de la balle frappant le sol, puis celui du tireur. Cela est dû au fait que la vitesse de la basse est plus rapide que celle du son. Il y avait deux types de son d’impact. Le premier, tranchant, était celui d’une balle qui explose. Ces balles « butterfly » (papillon) explosent au contact de la cible et provoquent l’amputation. Médecins sans frontières et d’autres organisations ont rapporté son usage étendu par l’armée israélienne durant la marche du retour. Le second son, plus sourd, est celui d’une balle « normale ». Lorsque j’ai été touché, la première chose que j’ai entendue a été le bruit d’une balle sur ma droite. La première chose à laquelle j’ai alors pensé et que quelqu’un avait sûrement été touché. Puis je me suis soudain rendu compte que je regardais vers le ciel. Et je me suis dit : « Oh, c’est moi qui ai été visé. » À ce moment précis, j’ai ressenti une incroyable douleur et j’ai crié aussi fort que je pouvais. J’étais déjà en train de m’écrouler. Le temps s’est ralenti. Je me suis alors demandé si j’avais entendu un bruit d’impact tranchant ou sourd. Je n’osais pas regarder mes pieds. Je ne pensais qu’à une seule et unique chose : « Ont-ils pris ma jambe ? » Les autres secouristes m’ont vu à terre. Ils ont tout d’abord pensé que j’étais tombé, avant d’apercevoir la marre de sang autour de moi. Le secouriste qui m’a soigné s’appelle Musa Abuhassanin. Or Musa Abuhassanin a été tué une heure plus tard, touché en pleine poitrine par un autre sniper israélien.