Israël-Palestine : « De quelle démocratie parlons-nous ? »

Un collectif d’universitaires et de chercheurs, parmi lesquels Judith Butler, Shlomo Sand et Thomas Vescovi, ainsi que le médecin Rony Brauman, rappellent, dans une tribune au « Monde », que colons, militaires et politiques israéliens bénéficient d’une impunité totale, et que les Palestiniens vivent sans protection internationale

Après trois mois d’une révolte qui a mis la société israélienne en ébullition, Benyamin Netanyahou a fini par suspendre son plan de réforme du système judiciaire, censé conduire à l’affaiblissement des pouvoirs de la Cour suprême.

Cependant, le mouvement de contestation appelant à « défendre la démocratie en Israël » nous semble faire l’impasse sur une réalité essentielle : les Palestiniens, qu’ils soient résidents de Jérusalem, habitants des territoires occupés ou réfugiés, sont les premières victimes de cette coalition d’extrême droite.

Quant aux Palestiniens de citoyenneté israélienne, ils subissent depuis toujours un ensemble de discriminations systémiques dans tous les domaines par rapport à la majorité juive, d’où leur absence significative dans la protestation appelant à défendre une démocratie qui les a toujours considérés comme des sous-citoyens.

A l’heure où ces lignes sont écrites, 87 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne depuis le 1er janvier 2023, dont plus de la moitié n’étaient pas des combattants. L’année 2022 avait déjà été la plus meurtrière en Cisjordanie depuis près de quinze ans, avec 146 Palestiniens tués, et la colonisation avait continué de progresser. Parmi ces victimes de l’armée israélienne, la journaliste Shireen Abu Akleh, tuée à Jénine le 11 mai 2022, sans que personne soit jamais inculpé.

Dans le même temps, les attaques de colons contre des villages palestiniens se multiplient: à Huwara, le 26 février, des centaines d’habitants ont été blessés ; leurs assaillants sont repartis sans être inquiétés par l’armée.

Impunité totale

L’occupation, la colonisation et l’annexion en Cisjordanie comme à Jérusalem-Est, ainsi que le blocus total de la bande de Gaza, n’ont pas commencé par l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Alors que, depuis des décennies, colons, dirigeants militaires et politiques israéliens bénéficient d’une impunité totale, les Palestiniens vivent dans l’absence d’une protection internationale. Plus de cinq millions d’entre eux, qui habitent les territoires occupés, n’ont aucune voix au chapitre dans la constitution et le fonctionnement d’institutions israéliennes qui régissent la quasi-totalité de leur vie quotidienne.

Au-delà, c’est toute voix contestataire palestinienne que les gouvernements israéliens successifs se sont employés à faire taire et criminaliser. Sous le gouvernement Naftali Bennett-Yaïr Lapid, en octobre 2021, six ONG palestiniennes parmi les plus actives dans la défense des droits humains ont été déclarées « terroristes », sans que leurs responsables puissent avoir accès aux dossiers d’instruction pour organiser leur défense. L’Union européenne n’a pas suivi cette décision, faute de preuves fournies par Israël.

Attachés tout autant à la démocratie qu’au respect du droit international et des droits humains, nous estimons qu’il est impératif de dénoncer les agissements du pouvoir israélien actuel, que ses opposants internes qualifient, à juste titre, de « fasciste ». Mais s’y limiter et ne pas voir comment il s’ancre dans l’histoire d’Israël revient à passer à côté de l’essentiel, à commencer par le crime d’apartheid. Cet ensemble de dispositifs qui participe à nier chaque jour les droits des Palestiniens, où qu’ils vivent, a été mis en place et légitimé par des gouvernements de gauche comme de droite, et validé par la Cour suprême d’Israël, depuis la fondation de l’Etat.

Dès lors, de quelle démocratie parlons-nous? Un système qui hiérarchise les droits de ses citoyens sur des critères ethniques et bafoue ceux de la population qu’il occupe et colonise ne peut résolument pas se présenter comme démocratique aux yeux de l’histoire des peuples et du droit international.

Notre conviction profonde est que le sort des Israéliens juifs et des Palestiniens doit être pensé conjointement, car la formule d’« Etat juif et démocratique » n’a jamais été autre chose qu’un Etat démocratique pour les juifs et un Etat juif pour les Arabes.

Parmi les signataires : Rony Brauman, médecin et essayiste; Judith Butler, philosophe; Leyla Dakhli, historienne, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Joan Deas, politiste; Xavier Guignard, politiste; Karine Lamarche, sociologue, chargée de recherche au CNRS ; Nitzan Perelman, sociologue ; Shlomo Sand, professeur émérite d’histoire à l’université de Tel-Aviv ; Yoav Shemer- Kunz, docteur en science politique, université de Strasbourg; Thomas Vescovi, historien.

Signataires :

Gilbert Achcar, universitaire ; Sadia Agsous-Bienstein, spécialiste cultures palestinienne et israélienne ; René Backmann, journaliste ; Bertrand Badie, politiste ; Ludivine Bantigny, historienne ; Claire Beaugrand, politiste ; Yael Berda, sociologue et juriste ; Sophie Bessis, historienne et journaliste  ; Didier Billion, géopolitologue ; Pierre Blanc, Professeur de géopolitique ; Riccardo Bocco, Professeur émérite, Département d’anthropologie et sociologie, Geneva Graduate Institute ; Laurent Bonnefoy, politiste, chercheur au CNRS ; Véronique Bontemps, anthropologue ; Rony Brauman, médecin et essayiste ; Yigal Bronner, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem ; François Burgat, politiste ; Judith Butler, philosophe ; Chiara Calabrese, sociologue ; Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des universités ; Alexis Cukier, philosophe ; Sylvain Cypel, journaliste ; Leyla Dakhli, historienne, chargée de recherche au CNRS ; Sarah Daoud, docteure associée au CERI de Sciences Po ; Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue ; Joan Deas, politiste ; Tal Dor, sociologue ; François Dubuisson, professeur de droit international, Université libre de Bruxelles ; Guy Elhanan, doctorant en arts du spectacle, Université d’Exeter ; Isabelle Garo, philosophe ; Franck Gaudichaud, historien ; Daphna Golan, historienne et sociologue ; Nacira Guénif, sociologue, anthropologue, Professeure des Universités ; Xavier Guignard, politiste ; Dyala Hamzah, historienne ; Hugo Harari-Kermadec, sociologue ; Hana Jaber, historienne ; Stathis Kouvélakis, philosophe ; Karine Lamarche, sociologue, chargée de recherche au CNRS ; Stéphanie Latte Abdallah, historienne et politiste, chercheure au CNRS ; Nadia Leila Aissaoui, chercheuse et militante féministe ; Ziad Majed, politiste ; Gilles Martinet, géographe ; Anat Matar, philosophe, professeure à l’Université de Tel-Aviv ; Falestin Naïli, historienne ; Valentina Napolitano, sociologue, Institut de Recherche pour le Développement ; Norig Neveu, historienne ; Ugo Palheta, sociologue ; Nurit Peled-Elhanan, professeur, lauréate du prix Sakharov des droits humains et de la liberté de pensée ; Nitzan Perelman, sociologue ; Nicola Perugini, Université d’Édimbourg ; Michal Raz, sociologue ; Vincent Romani, Professeur, science politique, Université du Québec à Montréal ; Tareq Sadeq, professeur d’économie à l’université de Birzeit ; Shlomo Sand, professeur émérite à l’Université de Tel-Aviv ; Jihane Sfeir, historienne ; Eran Shuali, enseignant-chercheur, Université de Strasbourg ; Yoav Shemer-Kunz, docteur en science politique, Université de Strasbourg ; Marion Slitine, anthropologue ; Thomas Vescovi, historien ; Dominique Vidal, journaliste et historien.