Certains étaient citoyens depuis 40 ans, avaient servi dans l’armée, payaient leurs impôts, mais ont vu leur état civil annulé d’un seul coup, sans explication.
Des dizaines de gens, hommes et femmes, jeunes et vieux, s’entassent sous une grande tente dans le village non reconnu de Bir Hadaj. Certains ont des documents dans des sacs en plastique, d’autres dans des enveloppes déchirées. Ce qui les a amenés dans ce village au sud de Be’er Sheva, dans le désert israélien du Néguev, c’est d’avoir été déchus de leur citoyenneté par l’Autorité de la Population, de l’Immigration et des Frontières, au motif qu’elle leur aurait été octroyée par erreur.
Si l’on en juge par le nombre croissant de plaintes qui se sont entassées ces derniers mois, il semble que ce soit un phénomène largement répandu parmi les Bédouins qui vivent dans le Néguev. Des centaines sinon des milliers d’entre eux perdent leur citoyenneté à cause d’un « enregistrement erroné ». C’est le motif qui leur est donné par le ministère de l’Intérieur, sans autre explication.
Salim al-Dantiri de Bir Hadaj, âgé de cinquante ans, a en vain essayé d’obtenir la citoyenneté israélienne depuis des années. Il ne comprend pas pourquoi Israël ne la lui donne pas ; son père a servi dans les Forces de Défense Israéliennes. « Parfois ils disent qu’il y a eu une erreur dans l’enregistrement de mes parents, il y a de cela des dizaines d’années. Est-ce notre faute ? » demande al-Dantiri. Il n’est pas seul, nombre de ceux qui sont venus à la réunion étaient réticents à s’identifier, craignant que cela leur nuise dans les relations avec l’Autorité de la Population. D’autres ont déjà abandonné tout espoir.
Mahmoud al-Gharibi de la tribu d’Al-Azazme dans la région de Be’er Sheva, est un charpentier, au chômage depuis un an suite à un accident de la route. Il a deux enfants de deux femmes. L’une a la citoyenneté israélienne, l’autre vient de Cisjordanie. Sept de ses enfants ont la citoyenneté israélienne, mais il est apatride depuis 2000. « Je suis allé au ministère de l’Intérieur pour renouveler ma carte d’identité » raconte-t-il. « Là, sans m’avoir prévenu, ils m’ont dit qu’ils annulaient ma citoyenneté parce qu’il y avait une erreur. Ils ne m’ont pas dit quelle était l’erreur ni ce que cela signifiait. Depuis, j’ai fait la demande 10 fois, avec 10 rejets, chaque fois avec un prétexte différent. Deux de mes enfants ont plus de 18 ans et eux aussi sont apatrides. C’est inacceptable. Je vis dans cette région depuis des dizaines d’années et mon père y était avant moi. S’il y avait une erreur, ils devraient la corriger ».
Une autre personne sous la tente, qui a tenu à garder l’anonymat, dit que « beaucoup de ces gens, surtout ceux qui ne parlent pas très bien hébreu, ne comprennent pas ce qui leur est arrivé. Personne n’explique quoi que ce soit et tout d’un coup votre statut change. Vous entrez comme citoyen et vous sortez privé de votre citoyenneté, et ensuite commence un processus interminable qui traîne les pieds ».
Depuis des années, Yaël Agmon de la ville proche de Yerouham, accompagne des Bédouins au ministère de l’Intérieur pour les aider à faire des demandes de passeports ou de renouvellement de leur carte d’identité. À de nombreuses reprises, elle a été témoin de leur déchéance de citoyenneté. « On peut très bien voir comment un employé entre leurs coordonnées dans un ordinateur et qu’aussitôt ils perdent leur citoyenneté. Ils doivent alors se débattre dans un processus bureaucratique interminable. Parfois il leur en coûte des milliers de shekels en paiement d’avocats, sans pour autant obtenir leur citoyenneté au bout du compte » dit-elle.
Salman al-Amrat est venu sous la tente pour le statut de sa femme et de son fils aîné. Ce membre de la tribu Al-Azazme de 56 ans est un citoyen israélien. Sa femme, âgée de 62 ans, est apatride alors même qu’elle est née ici, dit-il. « Chaque fois que nous essayons de lui faire avoir la citoyenneté, on rencontre un refus ». Le fils aîné d’Al-Amrat, qui a maintenant 34 ans, est aussi apatride alors que ses frères plus jeunes ont finalement obtenu la citoyenneté. « Nous essayons depuis des années qu’il obtienne la citoyenneté, mais en vain. Chaque fois ils disent qu’il manque des documents. Maintenant nous essayons avec un avocat. Il n’est pas logique que six de mes enfants et moi-même ayons la citoyenneté et que mon fils aîné ne l’ait pas » dit-il.
Atalla Saghaira, un habitant du village non reconnu de Rahma, s’est battu pendant 13 ans pour obtenir sa citoyenneté, alors même que son père avait servi dans l’armée israélienne. Il a commencé en 2002, en faisant une demande de passeport et le ministère de l’Intérieur le lui a refusé. « Ils ont dit que mes parents étaient devenus israéliens mais qu’ils ne l’étaient pas au départ » dit-il. Il a finalement obtenu la citoyenneté israélienne en 2015. « J’ai insisté sur mes droits et j’ai mené moi-même une campagne contre la bureaucratie jusqu’à obtenir la citoyenneté, mais je sais qu’il y a des gens qui renoncent » dit-il. Le père de Saghaira a été pisteur dans l’armée pendant des années et a quitté à la suite d’une blessure. À l’époque, il avait sept enfants (dont Attala) mais trois d’entre eux sont toujours apatrides.
Un autre habitant de Bir Hadaj, Abou Garoud Salame, travaille dans la zone industrielle de Ramat Hovav. Il dit que tous ses cinq enfants et trois des ses frères ont obtenu la citoyenneté israélienne mais qu’à lui elle a été refusée chaque fois qu’il a demandé qu’elle lui soit restituée. « Nous vivons ici depuis des dizaines d’années. Mes parents se sont enregistrés dans les années 1950 et voilà que j’ai été déchu de ma citoyenneté. Même s’il y avait une erreur dans le processus d’enregistrement, je ne sais pas pourquoi je dois payer pour cela » dit-il. « Pourquoi somme nous tenus pour responsables de choses qui se sont passées des décennies plus tôt ? »
Changement automatique de statut
La députée Aïda Touma-Souliman de la liste commune a reçu beaucoup d’appels au cours des derniers mois de la part de gens qui ont été déchus de leur citoyenneté israélienne. L’avocate Sausan Zahar d’Adalah, le Centre Juridique pour les droits de la minorité arabe en Israël, a récemment interpelé le ministre de l’Intérieure, Aryé Déry et le procureur général Avichaï Mendelbit en leur demandant de revenir sur cette politique.
Selon les termes de sa requête, cette vague d’annulations de citoyenneté se poursuit depuis 2010. Lorsque des citoyens bédouins viennent dans les services du ministère de l’Intérieur à Be’er Sheva pour des démarches ordinaires comme un changement d’adresse, un certificat de naissance ou l’enregistrement de noms, l’Autorité de la Population examine leur statut, ainsi que celui de leurs parents et grands parents, en remontant jusqu’aux premiers jours de l’État.
Dans bien des cas, l’employé leur dit que leur citoyenneté israélienne leur a été accordée par erreur. Aussitôt, il change leur statut de citoyen à résident et leur donne une nouvelle pièce d’identité. Les gens qui perdent leur citoyenneté ne reçoivent pas d’explication et n’ont pas la possibilité de faire appel. Au contraire, l’employé leur suggère de présenter une requête et de démarrer un processus à zéro, comme s’ils étaient des nouveaux venus en Israël.
Nombreux sont ceux qui, surpris et dépourvus de conseil juridique, ne savent pas que faire. Certains déposent une demande de citoyenneté tandis que d’autres renoncent tout simplement, désespérés. Zahar dit que de nombreuses requêtes sont rejetées pour des documents manquants, pour un casier judiciaire (ce qui n’est pas un motif valable de rejet de citoyenneté) ou même pour l’incapacité du requérant à parler hébreu. Beaucoup de femmes bédouines qui ont été déchues de leur citoyenneté sont dans cette dernière catégorie. Une de ces femmes a fait appel de l’annulation de sa citoyenneté due à une prétendue erreur. Lorsqu’il s’est avéré qu’elle ne parlait pas hébreu, son appel a été rejeté. Elle reste apatride.
La requête d’Adalah au ministre de l’Intérieur montre que des individus qui ont joui de la citoyenneté pendant 20, 30 même 40 ans, dont certains ont servi dans l’armée, qui ont voté et payé leurs impôts, ont vu des employés changer leur statut d’un seul coup. En tant que résidents permanents, ils peuvent prendre part aux élections locales mais ne peuvent être candidats, ni voter lors d’élections nationales ni se présenter à la Knesset. Ils reçoivent des prestations sociales comme l’assurance maladie et les remboursements du régime d’assurance nationale, mais ne peuvent pas avoir de passeport israélien. S’ils passent un certain temps hors du pays, ils peuvent aussi perdre leur statut de résidents permanents et, contrairement aux citoyens, ils ne peuvent pas transmettre automatiquement leur statut à leurs enfants.
Parmi ceux qui n’ont pas la citoyenneté israélienne, on trouve des gens nés en Israël de parents qui sont des citoyens israéliens. Il y a des familles dans lesquelles un enfant est israélien tandis qu’un autre est un résident permanent. Certaines des personnes concernées ont été déchues de leur citoyenneté lorsqu’elles ont voulu faire renouveler leur passeport pour aller au pèlerinage de La Mecque, un précepte obligatoire de l’Islam qu’elles ne peuvent plus observer.
L’enregistrement durant le mandat britannique
Le Comité de la Knesset pour l’Intérieur et les Environs a eu un débat sur cette question l’an dernier, suite à l’accumulation de requêtes de restauration de citoyenneté. Au cours de ce débat, des représentants du ministère de l’Intérieur ont confirmé que cette politique existe bien : lorsque des citoyens bédouins se rendent dans les services du ministère, des employés vérifient les dossiers de leurs parents et grands parents dans le registre de la population sur la période de 1948 à 1952.
Ces années n’ont peut-être pas été choisies au hasard. Entre la création de l’État en 1948 et le vote de la Loi de Citoyenneté de 1952, de nombreux Arabes n’ont pas pu se faire enregistrer auprès de l’autorité de la population étant donné que leurs villages étaient gouvernés par l’administration militaire. Cela concerne des zones du Néguev qui connaissaient une forte population de Bédouins rassemblés après 1948. Dans bien des cas, consulter les dossiers des grands parents d’un individu implique de prendre en considération leur citoyenneté sous le mandat britannique, une époque où l’État d’Israël n’existait même pas.
Après le débat de la Knesset l’an dernier, il a été demandé au ministère de l’Intérieur de constater l’ampleur du phénomène et sa légalité et d’en informer le Comité de l’Intérieur. Le responsable du département de la citoyenneté du ministère, Ronen Yeroushalmi, a présenté les résultats au président du comité, David Amsalem (Likoud), en septembre 2016. Le rapport, intitulé « Enregistrements erronés d’habitants du Néguev », disait que « le problème pourrait concerner jusqu’à 2 600 personnes de citoyenneté israélienne pouvant la perdre à cause d’enregistrements erronés de la part du ministère de l’Intérieur ». Il a aouté que les cas individuels n’ayant pas été examinés, les données n’étaient pas précises et que le nombre pouvait être plus élevé encore.
Lors d’une réunion précédente du comité en décembre 2015, le conseiller juridique du comité, Gilad Keren, a exprimé des doutes quant à la légalité de ce procédé : « La loi de citoyenneté renvoie à des cas dans lesquels la citoyenneté était obtenue sur la base de données fausses, c’est à dire dans des circonstances plus sérieuses et non pas quand l’État a fait une erreur. Cela renvoie au fait que des gens ont donné de fausses informations avant d’obtenir leur statut de citoyen. La loi autorise le ministère de l’Intérieur à résilier la citoyenneté dans un délai maximum de trois ans après l’avoir octroyée. Ce délai passé, l’intervention d’un tribunal est nécessaire pour la résiliation. Aussi je ne comprends pas pourquoi, lorsque quelqu’un a été citoyen pendant 20 ans et que l’État fait une erreur, on change le statut de cette personne ».
L’interpellation d’Adalah au ministre de l’Intérieur et au procureur général exige un arrêt immédiat de la politique de déchéance de citoyenneté. Zahar a argumenté que les gens qui en sont affectés n’ont même pas le droit à une audience avant que leur citoyenneté israélienne ne leur soit retirée. En plus de porter atteinte à leur droit à la citoyenneté, a-t-elle écrit, cette politique porte manifestement atteinte à leur droit à l’égalité. C’est une discrimination fondée sur la nationalité, étant donné qu’aucun citoyen juif n’a été déchu de sa citoyenneté à cause d’une erreur d’enregistrement des se parents ou grands parents dans le cadre de la loi du retour.
« Je crains que ce qui a été exposé ne soit que la partie émergée de l’iceberg et que ce qui n’a pas été révélé soit encore plus grave » dit Touma-Souliman. Elle dit que si Déry et Mendelbit ne résolvent pas ce problème rapidement, l’affaire ira en Haute Cour de Justice. « Il n’y a pas de justification à cette politique » dit-elle. « Le ministère viole manifestement la loi. Il est inacceptable que dans une famille vivant sous le même toit, la moitié des enfants soit des citoyens et l’autre moitié des résidents ou des gens au statut indéterminé ».
Haaretz s’est rapproché de plusieurs anciens représentants du ministère de l’Intérieur et de l’autorité de la population, dont celui qui a été le chef de cette agence jusqu’en 2010, Yaacov Ganot et Amnon Ben-Ami, son directeur jusqu’à récemment. L’ancien ministre de l’Intérieur, Eli Ben-Yishaï, qui a occupé cette position plus récemment en 2013, a dit que si une décision avait été prise pour déchoir de leur citoyenneté des Bédouins du Néguev, « je n’en sais rien et je ne me rappelle pas avoir eu des discussions sur ce problème pendant mon mandat ».
L’Autorité de la population a répondu que les cas mentionnés ci-dessus n’étaient pas des exemples de déchéance de citoyenneté mais d’erreurs passées d’enregistrement, dans lesquels des gens avaient été enregistrés comme citoyens mais ne l’étaient pas. Elle a dit qu’il était temps maintenant de régler le problème, ajoutant que le ministère avait débattu de la question, que le ministre avait pris une décision et que le comité des affaires intérieures de la Knesset avait été informé. Il a dit que « des tentatives avaient été faites de traiter ce problème légalement d’une manière qui n’affecte pas le statut de ces individus en Israël ». L’Autorité de la population a aussi dit que le procureur général traiterait le recours d’Adalah.
Le service de Déry a insisté sur le fait que ces cas n’étaient absolument pas des exemples de déchéance de citoyenneté mais plutôt des situations d’aménagement d’un statut légal. « Le ministre a donné l’ordre aux représentants de l’autorité de la population et de l‘immigration de traiter le problème concernant ce groupe de gens de la manière la plus facile et la plus simple possible. Le ministre Déry leur a demandé de trouver le moyen de raccourcir la procédure, afin d’essayer d’éviter de leur imposer toute souffrance » a fait savoir le service.
Les services du procureur général n’ont pas donné de réponse, mais des représentants ont précisé les détails de l’affaire, disant à Zahar que le problème avait été transmis à l’avocate Dina Zilber, l’adjointe de Mendelbit pour les affaires d’administration publique .