Israël a pensé pouvoir enterrer ma famille, mais n’a pas compris que c’était des semences

Ahmed Alnaouq raconte le douloureux assassinat de 21 membres de sa famille il y a un an et explique pourquoi cela l’a poussé à parler encore plus fort du calvaire des Palestiniens.

C’était exactement au même moment de l’année dernière que j’ai envoyé mon message habituel à ma famille sur notre groupe WhatsApp, pour leur demander s’ils étaient tous OK. Je n’avais pas la moindre idée que ce serait mon dernier message à eux. À ce jour, aucun n’a répondu.

Il y a un an qu’Israël a fait tomber une bombe sur la maison de ma famille, assassinant 21 de mes plus proches parents : mon père, deux frères, trois soeurs, 14 nièces et neveux et un cousin.

Pour la première fois, en écrivant ces pages, j’ai osé regarder nos conversations dans les semaines qui ont précédé l’impensable — faisant défiler les chats WhatsApp avec mes frères et soeurs, écoutant les timbres de leurs voix, lisant les messages, jetant même un coup d’oeil sur les photos que nous avons partagées.

Pendant leurs derniers instants l’an dernier, les membres de ma famille étaient tassés ensemble dans la maison de mon père — où nous avons tous été élevés. C’était normal pour nous. Même après que mes soeurs se sont mariées et ont déménagé avec leurs maris, elles y revenaient toujours pendant les années de guerre. La maison de mon père était, nous le pensions toujours, notre refuge, notre échappatoire, notre sécurité, notre abri.

Quand je regarde ces conversations, je pense que je ne me suis jamais laissé aller à croire qu’il pourrait s’agir de ma dernière interaction avec eux.

La dernière fois que j’ai échangé des messages avec mon frère Mohammed était le 2 octobre. Il m’a envoyé quelques photos de son appartement qui était au dernier étage de notre maison de famille. Il réparait enfin le toit qui laissait goutter l’eau sur lui et ses enfants pendant l’hiver. Il était heureux — en train de réparer sa maison.

J’ouvre ensuite le chat que j’ai eu, le 2 octobre aussi, avec mon plus jeune frère Mahmoud, qui avait seulement 25 ans quand il a été tué. Il me questionnait sur l’examen d’anglais du IELTS [International English Language Testing System, Système d’évaluation en langue anglaise internationale] parce qu’il venait d’obtenir une bourse de l’Australie et que c’était exigé pour s’inscrire à l’université. Je lui ai dit que c’était un examen facile et qu’il le passerait sans problème. Mais il était nerveux. Il voulait tellement voyager, il m’a dit que cette opportunité était un rêve devenu réalité et que l’examen était la seule case qui restait à cocher.

Je continue à faire défiler l’échange et je vois les photos qu’il m’a envoyées de fleurs et de cadeaux qu’il avait achetée un jour pour ma fiancée. Il m’a dit, en plaisantant, qu’il s’entrainait à acheter des fleurs pour devenir un expert quand le moment viendrait de les acheter pour sa future épouse. Mahmoud était un jeune homme travailleur. Il jonglait d’ordinaire entre deux ou trois jobs à la fois, passant la majeure partie de son temps dans un bureau loué dans la ville de Gaza, faisant des traductions, écrivant des projets et remplissant des demandes pour des bourses d’études. Il était si plein de vie.

Ahmed Alnaouq avec quelques membres de sa famille qui ont été tués.

Ensuite, j’ouvre le chat avec ma soeur Walaa. Bien que Walaa ait été la dernière personne à qui j’ai parlé avant le bombardement, la dernière fois que nous avons interagi sur WhatsApp était le 2 juillet. Elle m’a dit qu’elle venait de rendre visite à ma fiancée dans sa maison et avait passé un excellent moment, et que j’avais de la chance d’avoir Yumna comme future épouse. Walaa, qui avait 36 ans, était notre génie — la plus intelligente de la famille. Elle avait obtenu un diplôme en ingénierie informatique mais elle n’a pu trouver qu’un travail d’enseignante d’informatique dans une école. En faisant défiler notre conversation, je vois ses messages annonçant de bonnes nouvelles : elle venait tout juste d’emménager dans une nouvelle maison avec son mari et ses quatre enfants. Elle m’a envoyé des photos de leur nouveau foyer — qui était petit, mais charmant. Walaa et ses quatre enfants ont été tués par la frappe d’Israël sur notre maison.

J’ai continué en ouvrant le chat avec ma soeur Alaa, la jumelle de Mohammed. Il était vide parce qu’Alaa était toujours occupée et n’avait pas beaucoup de temps pour envoyer des messages. Mais il y avait plusieurs appels et le dernier que nous avions eu et dont je me souviens bien, datait du 5 octobre. Je venais d’arriver à Istanbul pour des vacances avec ma fiancée. Alaa a appelé pour me dire comme elle était heureuse de voir nos photos ensemble. En arrière-plan je pouvais entendre ses enfants en train de se bagarrer, ce qui l’énervait. Je lui ai demandé ce qui se passait et elle m’a répondu : » Ils se battent tous pour savoir qui te parlera en premier ». Elle a dit que ses enfants me voyaient comme un modèle. Après cela, j’ai appelé individuellement chacun d’eux — Eslam, 13 ans, Dima, 12 ans, Tala, 10 ans. Ses deux autres enfants étaient trop jeunes pour bien se souvenir de moi car j’avais quitté Gaza cinq ans auparavant.

Alaa et ses cinq enfants ont aussi été tués par la bombe qu’Israël a fait tomber sur notre maison.

J’ai aussi regardé les échanges que j’avais eu avec mon autre soeur Aya. Notre dernière conversation a eu lieu le 25 août. J’avais obtenu un nouveau travail à Londres et j’ai été payé ce jour-là, donc j’ai organisé une sortie à la plage pour ma famille et je leur ai acheté de bonnes choses à manger. Aya m’a remercié d’organiser cela de si loin, me disant à quel point la nourriture était savoureuse. Yumna avait aussi rejoint ma famille pour cette sortie. Aya m’a dit qu’elle s’était bien amusée.

J’ai fait défiler le chat, Aya m’avait annoncé qu’elle s’était trouvé un nouveau travail comme comptable. Elle était tellement heureuse. Aya était aussi très intelligente. Elle avait deux diplômes universitaires – l’un en technologie de l’information et un autre en comptabilité. Elle a terminé première, non seulement de sa classe, mais de tout le département de commerce et comptabilité. Sa note au GPA [Moyenne globale] était de 94,9%. Incroyable. Pourtant, elle aussi n’avait réussi à trouver un travail que quelques mois avant notre dernier chat.

Aya et ses trois enfants ont tous été anéantis par la même bombe israélienne.

Vingt et un parents proches d’Ahmed ont été tués après l’attaque d’Israël sur sa maison familiale.

Finalement, j’ai repensé au dernier appel téléphonique que j’ai eu avec ma famille pendant la guerre. J’avais appelé mon frère Mohammed et je lui avais demandé de passer le téléphone à mon père. Mon père était mon point faible. Même avant la guerre, j’avais toujours les larmes aux yeux quand je pensais à lui et que je réalisais à quel point j’étais loin. La perspective de le perdre alors que j’étais au loin m’avait hanté pendant des années. J’avais déjà perdu ma mère après être parti pour le Royaume-Uni et je ne pouvais pas supporter la pensée de perdre mon père de la même façon. Pendant cet appel, je lui ai demandé comment il se sentait. Il m’a répété ses paroles habituelles : « Nous sommes résilients, nous resterons debout, nous ne serons jamais brisés, quoi qu’il arrive. » Mon père était sans peur, et puissant. Il me semblait que rien au monde ne pourrait le détruire.

En écrivant cet article, j’ai ressenti le besoin d’appeler mon beau-frère Yousef, le mari d’Aya. Depuis ce jour fatidique, je n’ai jamais pu me résoudre à l’appeler, nous avons seulement échangé des messages. Cela aurait rendu tout plus réel. Mais j’ai pensé que peut-être il était temps d’écouter son histoire, d’écouter sa voix me la raconter — et de faire face à ma propre douleur.

Il a répondu à mon appel et à commencé à me parler : « Ce jour funeste, ma vie a été détruite à jamais. Quelques jours plus tôt seulement, Israël avait bombardé une mosquée près de l’endroit où je vis. Ma maison a été partiellement détruite. Alors j’ai demandé à Aya de partir avec les enfants, de se réfugier dans la maison de son père. Je pensais que c’était une zone sûre. »

pasted-image.pngSa voix a commencé à se briser et je pouvais dire qu’il retenait ses larmes. Il a continué : « Samedi, j’ai encore appelé Aya, lui demandant de revenir à la maison. Nous avons eu un repas avec nos enfants dans le jardin. Puis je lui ai dit de retourner dans la maison de votre père. C’était plus sûr là-bas. Je ne savais pas que ce serait la dernière fois que je la verrai. Le jour suivant, j’ai dû rassembler les morceaux du corps de ma femme et de nos enfants. Ils étaient déchiquetés au-delà de toute idnetification possible.

Yousef s’est déplacé d’une tente à une autre pendant l’année dernière, dans un état de dévastation complète. Un de ses enfants, Malak, a survécu au début mais elle est morte une semaine plus tard de ses blessures. Il m’a raconté que regarder sa seule fille survivante mourir l’a brisé en un million de morceaux. « Elle m’a dit qu’elle était en train de mourir. Pendant plus d’une semaine, elle m’a dit qu’elle allait mourir et je ne pouvais pas l’aider ».

La petite Malak, qui n’avait que 12 ans quand elle est morte, a dit à son père qu’Aya leur avait dit dès le premier jour de la guerre : « Nous allons tous mourir. Alors profitons des derniers moments de notre vie ».

Aujourd’hui marque l’anniversaire du jour où Israël a tué la majeure partie de ma famille. Je suis profondément blessé. Je sais que ce traumatisme est éternel, que je pourrais bien le transmettre à mes enfants. Mais cette douleur est aussi une force qui me donnera le courage d’agir pour le reste de ma vie.

Pendant toute l’année dernière, j’ai souffert toutes les nuits de violents cauchemars, qui m’ont privé du moindre moment de paix. La journée, je lutte contre un chagrin dévastateur et de sombres pensées toujours présentes. Pourtant, à certains moments, je ressens un étrange sentiment de soulagement à l’idée que ma famille m’a été enlevée si tôt, dans les premiers jours du génocide. Ils n’ont pas eu à vivre pendant la famine, la terreur et la violence du mois passé, pour être finalement exécutés par Israël comme tant d’autres de mon peuple à Gaza.

Ce traumatisme n’est pas nouveau pour moi. Il y a dix ans, Israël a tué un des membres de ma famille pour la première fois, mon frère aîné Ayman. J’avais juste 19 ans à l’époque et sa mort m’a brisé. Elle m’a rempli de haine contre ma propre vie et m’a fait souhaiter ma propre mort chaque jour. À l’époque, perdre un seul membre de ma famille m’a écrasé, mais quand j’en ai perdu bien plus l’an dernier, quelque chose a changé en moi. Au lieu de me briser, cela m’a rendu cent fois plus fort.

Depuis le jour où la tragédie a frappé, le 22 octobre 2023, j’ai travaillé sans relâche — pas de week-ends, pas de vacances — pour amplifier les voix des Palestiniens et dire la vérité au pouvoir. J’ai parlé sur ce qui arrive à Gaza tout autour du monde et je continuerai à le faire, malgré d’innombrables menaces, des intimidations, du chantage.

Des nièces et un neveu d’Ahmed qui ont tous été tués par les frappes d’Israël le 22 octobre 2023.

Israël a peut-être cru qu’assassiner ma famille me réduirait au silence, que cela me briserait comme cela s’est produit quand mon frère a été tué. Mais ils ne pouvaient pas prévoir que cela donnerait à ma vie un nouvel objectif. Plus que jamais, ma vie maintenant a du sens, un but clair et déterminé : donner des moyens d’agir aux voix palestiniennes et les mettre au centre de la scène mondiale.

Israël a pensé pouvoir enterrer ma famille, mais n’a pas compris que c’était des semences.

C’était : mon père, Nasri Alnaouq, 75 ans. Ma soeur Walaa, 36 ans, et ses enfants, Raghd, 13 ans, Eslam, 12 ans, Sara, 9 ans, Abdullah, 6 ans. Mon frère, Muhammad, 35 ans, avec ses enfants, Bakr, 11 ans, et Basema, 9 ans. Ma soeur, Alaa, 35 ans, et ses enfants, Eslam, 13 ans, Dima, 12 ans, Tala, 8 ans, Noor, 4 ans, et Nasmah, 2 ans. Ma soeur, Aya, 33 ans, et ses enfants, Malak Bashir, 12 ans, Mohammed Bashir, 9 ans, et Tamim Bashir, 6 ans. Mon frère, Mahmoud Alnaouq, 25 ans, et mon cousin Ali Alqurinwi, 35 ans.

Ces semences poussent maintenant et s’épanouissent en une nouvelle vie qui ne pourra pas être coupée.

Ahmed Alnaouq est le fondateur de « Nous ne sommes pas des nombres ». Il a un master de journalisme international de l’université de Leeds. Il est cofondateur de « Au-delà du mur », un projet de médias qui raconte des histoires de Gaza en hébreu et il est responsable des activités de plaidoyer et de sensibilisation à l’Euro-Mediterranean Human Rights Monitor.

  • Photo : J’ai parlé de ce qui se passe à Gaza dans le monde entier et je continuerai à le faire, malgré d’innombrables menaces, les intimidations et le chantage, écrit Ahmed Alnaouq (GETTY]