Ils ont survécu mais désespèrent face à la guerre : au Caire, la vie en suspens des exilés gazaouis

Ils font partie des plus chanceux, qui ont réussi à fuir les massacres d’Israël à Gaza pour se réfugier en Égypte. Sans perspectives d’avenir, ils vivent la guerre à distance, composent avec la culpabilité et redoutent chaque jour la mort de leurs proches.

Le Caire (Égypte).–  « Notre maison est partout, dans toutes les vidéos qui tournent sur Gaza », lance Merna, son smartphone à la main. « C’était une magnifique maison, sur plusieurs étages. Regardez ce qu’ils en ont fait », ajoutent ses parents, sa sœur et son frère. Sur les photos et vidéos qui défilent ne reste qu’un champ de ruines. La façade de l’immense bâtisse, située dans le quartier résidentiel d’Al-Rimal, est éventrée. Les fenêtres ont explosé, les murs ne tiennent plus qu’à un fil. Les arbres qui habillaient la rue ont disparu.

La famille a survécu, en fuyant sa maison quatre heures seulement avant que les bombes lancées par Israël ne s’abattent sur leur quartier. Depuis leur arrivée en Égypte le 6 février, ses membres vivent dans un secteur pavillonnaire du Nouveau Caire, où ils louent un appartement à un particulier. Dans leur salon, vendredi 27 septembre, ils s’apprêtent à déguster un maqloub, plat typique palestinien qu’ils avaient pour habitude de manger en nombre à Gaza, surtout le vendredi (jour de la prière et de repos pour les musulmans). Ils sont désormais « seuls », relèvent-ils.

Ils tentent de se reconstruire, loin de Gaza, loin des leurs, dans un pays où ils ne semblent pas exister. « Quand on sait qu’on a frôlé la mort, c’est comme une renaissance », susurre le père, Mazen, qui estime avoir aujourd’hui une seconde vie. Mais celle-ci se conjugue avec les multiples traumas liés à la guerre, dont souffre en particulier Hamoud, son fils handicapé, atteint de trisomie 21. « Il a gardé des séquelles, confie sa mère. Là-bas, il faisait des crises de panique quand il y avait des bombardements, et il est resté plus de vingt jours sans ses médicaments. »

Elle raconte les déplacements forcés qui les ont conduits à Khan Younès, dans le sud de l’enclave palestinienne, où ils ont « cru mourir », « pris en étau entre Israël et le Hamas », et cachés dans une minuscule cave où une vingtaine de personnes tentaient de survivre. Durant des semaines, ils n’ont ni salle de bain ni WC, et dorment à même le sol. « Quand Israël a commencé à bombarder là-bas, on est partis à Nuseirat [camp de réfugié·es palestinien·nes situé dans la partie centrale de la bande de Gaza – ndlr], où on s’est réfugiés dans une chambre », relate Merna, l’une des filles. Sur une vidéo, elle casse des brindilles pour alimenter un feu dans des conditions rudimentaires.

Sentiment de culpabilité

À Nuseirat, Merna se filme, un matin, alors qu’elle observe les bombardements incessants depuis la fenêtre de leur nouvel abri. « Sbah el khir » (« Bonjour »), lâche-t-elle pour ironiser sur son quotidien. La vie était « trop difficile », souligne la jeune femme. « Il n’y a plus rien à Gaza. Ils ont décidé de tout détruire », martèle sa mère. Elle a beau avoir survécu à la guerre, elle pense à la bande de Gaza jour et nuit – « elle était si belle ». Mazen est scotché à Al Jazeera, il finit parfois par s’endormir devant la télévision, épuisé d’être aussi impuissant face à l’horreur.

Le lendemain de leur départ, une photo montrant l’un des hommes qui partageait leur abri, le corps sans vie, leur est transmise. Comment se sentent-ils, sachant qu’ils ont survécu et qu’ils sont en sécurité tandis que leurs proches risquent la mort à tout instant ? « Coupables. »

La meilleure amie de Merna venait enfin d’être inscrite sur la liste de l’agence Hala, qui a permis à un certain nombre de Gazaoui·es de fuir contre des milliers de dollars, lorsque la frontière est devenue totalement hermétique. « Elle est restée bloquée là-bas. »

La famille ne vit plus que dans ses souvenirs et dans les décombres de sa première vie. Sur son portable, chacun fait défiler des images : la cérémonie de diplôme de Merna, qu’ils fêtaient en famille le 6 octobre, soit la veille de l’attaque du Hamas en Israël en 2023. Les chats qu’ils choyaient et qu’ils ont fini par abandonner lorsqu’ils ont rejoint l’Égypte. Le cabinet dentaire flambant neuf que Donia venait d’ouvrir.

Pour eux, impossible de s’imaginer rester en Égypte, où ils n’ont pas droit au séjour et où ils ne peuvent pas travailler. « En Égypte, on n’a aucune stabilité. Personne ne nous aide sauf si on paie. On aimerait partir n’importe où, mais pas rester ici », déroulent les filles, chacune vêtue d’un tailleur fluide. Retourner en Allemagne, où le père a vécu dix ans pour ses études d’architecture avant de revenir à Gaza, n’est pas une option : le pays soutient Israël sans condition. « Ils ne nous accepteront jamais aujourd’hui », juge Mazen. 

Les autorités m’ont dit qu’on était dans un entre-deux : ni à Gaza ni ici. Comme suspendus. Aisha, Gazaouie coincée au Caire

Ce dimanche, dans un quartier populaire de la banlieue du Caire, Aisha, 64 ans, s’installe péniblement sur un fauteuil semblant avoir eu plusieurs vies, puis pose son téléphone sur un support lui permettant d’appeler ses proches en visio. Sur le petit écran, le visage rond de son fils Muhammad apparaît. Celui-ci répond depuis la France, où il vit depuis cinq ans et où il bataille pour y faire venir sa mère. « Je ne demande pas grand-chose : juste aller chez mon fils, il me prendra en charge. Je n’attends rien de la France », dit-elle, le regard torturé.

Peu après le 7-Octobre, la maison familiale est touchée, contraignant Aisha à fuir vers le sud, chez sa fille à Rafah. Mais là aussi, les environs sont bombardés. « Il y avait de la fumée partout, les murs et les fenêtres ont été détruits. Un vrai cauchemar, j’attendais la mort à tout instant », se souvient la professeure à la retraite. C’est là que Muhammad décide de la faire sortir. « Mais ça coûtait très cher, 10 000 dollars à cette époque [via l’agence Hala – ndlr]. » Sur le moment, il ne parvient pas à réunir la somme pour son père aussi. Par la suite, les frontières se referment, et son père reste coincé à Khan Younès, où il tente de survivre depuis.

Aisha ne peut plus rester en Égypte. Sa vie ici s’est transformée en calvaire : « Je suis totalement isolée, je reste enfermée toute la journée. Je me rends compte que maintenant, je parle toute seule. » Ses douleurs aux jambes ne lui permettent pas d’aller jusqu’au marché du coin. Alors, elle achète du fromage et d’autres produits préparés – « tout ce qui est mauvais pour [s]a tension », regrette-t-elle – et ne cuisine presque plus de légumes.

Une boîte pleine de médicaments trône dans la petite pièce où elle passe ses journées. À son âge, estime-t-elle, elle devrait être « entourée des siens ». « La France n’est-elle pas le pays des droits de l’homme ? », interroge-t-elle. Son fils était persuadé qu’elle pourrait le rejoindre – « Je travaille en CDI, j’ai de la place pour l’accueillir chez moi, avec ma femme et mes enfants. » L’homme est venu au Caire en personne pour déposer un dossier de demande de visa humanitaire à l’ambassade de France.

Mais il a essuyé un refus. « Ils m’ont dit qu’elle ne relevait pas de cette catégorie-là. » Pourtant, Gaza est sous les bombes, et de plus en plus d’exilé·es gazaoui·es obtiennent le statut de réfugié·e en France, étant donné la violence aveugle exceptionnelle que connaît la Palestine. « On me dit qu’elle n’est pas en danger en Égypte, alors qu’elle est en situation irrégulière et qu’elle ne peut pas être protégée là-bas, et alors qu’elle est âgée, malade et seule. »

Il raconte que depuis deux mois, les Palestinien·nes ne peuvent plus retirer l’argent qui leur est transféré par des proches. « Il faut que ce soit un Égyptien qui fasse le retrait. On doit faire confiance à des inconnus. » Ici, Aisha doit aussi payer un loyer, qui s’élève à 10 000 livres égyptiennes par mois (soit environ 200 euros), et que le propriétaire souhaite augmenter tous les six mois. « Le peuple égyptien nous aide et nous soutient. Mais le problème, ce sont les puissants. Les autorités m’ont dit qu’on était dans un entre-deux : ni à Gaza ni ici. Comme suspendus », rapporte Aisha.

Désespérée, celle qui est déjà grand-mère dit à présent vouloir retourner à Gaza. « Elle préfère mourir là-bas auprès des siens que mourir ici toute seule », dit Muhammad, qui a pourtant tout fait pour la sortir de cet enfer. « Je regrette finalement d’être partie de Gaza. Je pensais que la guerre durerait trois mois. Mais elle dure, encore et encore », confie sa mère. Et d’ajouter, laissant quelques larmes couler : « Je n’aime pas l’exil. Mais il m’est tombé dessus. Mon pays est détruit, je n’ai plus de maison. Je n’ai pas eu d’autre choix. »

Des lendemains incertains

À la tombée de la nuit dimanche, dans la petite ville de 10th of Ramadan, à plus d’une heure du Caire, Manal et ses amis d’infortune évoquent eux aussi cet exil forcé : celui qui arrache le cœur et plonge dans un vide abyssal que rien ne peut combler. « Mes six enfants sont restés à Gaza », susurre Muhammad, le fils de Manal. Il tend son téléphone pour nous faire écouter la voix fluette de sa petite dernière, dont les mots résonnent dans le salon au rez-de-chaussée : « J’ai peur. »

Quatre familles gazaouies se sont installées dans cette grande demeure, isolée certes, mais au loyer bon marché – 500 dollars pour toute la maison. « Certains sont venus avec un enfant blessé, d’autres ont payé l’agence Hala pour sortir », explique Manal. La quinquagénaire a elle-même été soignée en Égypte.

Sa fille et sa petite-fille sont mortes dans un bombardement israélien. Muhammad tend son portable. Nous y découvrons deux corps abîmés et poussiéreux, au milieu des gravats de leur maison. « La petite tétait le sein quand c’est arrivé. » Cette image sordide ne l’effraie plus. La mort fait partie de son quotidien.

Chaque jour, il dit recevoir des messages de condoléances pour des proches, amis ou voisins tués par Israël. Un vieillard et son épouse ainsi qu’Akram (membres de deux autres familles) se joignent à la conversation. Tous ont les traits tirés, épuisés par la guerre, la peur et les lendemains incertains. « Nous, on est vivants. Mais les autres ? », lance Akram, qui aime soupirer ou faire la moue pour marquer son dépit. L’homme veut que la guerre et les massacres à Gaza se sachent. De temps à autre, il reprend ses voisins : « Il faut parler de ça et ça. »

Tout à coup, un gamin déboule dans la pièce. Il a passé vingt jours à l’hôpital, précise Manal. « Il avait le ventre déchiré après un bombardement, mais il a survécu. » Lui, comme les autres jeunes habitants de la maison, ne peut aller à l’école en Égypte. « Ça leur est interdit, ou alors il faut les inscrire dans le privé, ce qui coûte très cher, explique Muhammad. Nous, on ne peut pas travailler. Nos proches à Gaza nous demandent de l’argent parce qu’ils meurent de faim, mais on n’en a pas. »

À Gaza, ces jours-ci, le kilo de banane aurait, selon lui, atteint 30 dollars et « une seule cigarette coûte 50 dollars », explique Akram, qui les enchaîne une à une, avant d’écraser un mégot dans le cendrier. Leur quotidien se résume à regarder les infos et les réseaux sociaux, « vingt-quatre heures sur vingt-quatre », pour suivre l’évolution de la guerre. Manal propose des fruits à son fils, qui décline, préférant ajuster sa djellaba et détourner le regard. « Il me dit souvent : “Comment pourrais-je manger alors que mes propres enfants n’ont rien ?” »

Mon histoire, ma famille, ma maison… tout est à Gaza. Andaleeb, exilée gazaouie au Caire

La famine, les bombardements, les déplacements ou les mauvais traitements, Andaleeb tente de les documenter chaque jour grâce à l’ONG qu’elle a cofondée en 2007 à Gaza, The Community Development and Media Center. Comme les autres, elle et une partie de ses collègues se sont réfugiées au Caire, où elles gardent un contact étroit avec leurs équipes restées à Gaza.

Nous les retrouvons lundi 30 septembre, dans un espace de coworking où elles ont désormais leurs habitudes. « On reçoit des témoignages que l’on met en ligne pour informer et sensibiliser le reste du monde sur le génocide. » Le plus dur, estime Andaleeb, est le manque de perspective. « On ne sait pas combien de temps cela va durer encore. » 

Elle refuse d’imaginer son avenir en Égypte ; non pas pour des raisons matérielles – elle n’a pas droit au séjour, elle ne peut voyager en Jordanie pour voir sa belle-sœur mourante une dernière fois, elle a réussi à inscrire son petit-fils dans une école privée mais il n’aura aucun certificat en fin d’année –, mais parce qu’elle n’a pas choisi de partir.

« Mon fils est journaliste, nous avons été visés plusieurs fois. Il a voulu mettre à l’abri sa femme et ses enfants, mais il a refusé de partir en me laissant derrière lui. » Son mari, qui se trouvait déjà en Égypte à l’occasion d’un voyage, n’a jamais pu rentrer à Gaza après le 7-Octobre. « J’ai fini par partir en novembre, après trente-cinq jours de guerre et plusieurs déplacements forcés », grâce aux autorités consulaires canadiennes (deux de ses enfants ont cette nationalité).

Au Caire, elle n’est « rien », elle n’est « personne », insiste-t-elle. « Mon histoire, ma famille, ma maison… tout est à Gaza. Je n’ai pas l’âge de mon fils pour refaire ma vie ailleurs. » Elle et son époux ont grandi dans le camp de réfugié·es de Rafah et sont tous deux originaires du même village, Barbara, dont les Palestinien·nes ont été chassé·es en 1948. L’exil les poursuit, sur plusieurs générations. Face à un avenir incertain, elle n’est cependant sûre que d’une chose : « Ma place est à Gaza. »

Nejma Brahim