Hériter de l’impossible

En mai dernier, Brown est devenue la première université américaine à instaurer une chaire d’études palestiniennes par la nomination de l’historien Bishara Doumani comme premier professeur d’études palestiniennes Mahmoud Darwish…..

En mai dernier, Brown est devenue la première université américaine à instaurer une chaire d’études palestiniennes par la nomination de l’historien Bishara Doumani comme premier professeur d’études palestiniennes Mahmoud Darwish. Selon l’université, la création de ce poste – nommé d’après le célèbre poète palestinien – « manifeste l’engagement perpétuel de Brown dans le domaine d’importance vitale des études palestiniennes ». Cet engagement est particulièrement significatif si l’on considère les obstacles auxquels le domaine des études palestiniennes a été confronté tout au long de son histoire. Bien que le domaine ait plusieurs décennies d’existence – l’année prochaine marquera le 50e anniversaire de sa publication phare, le Journal of Palestine Studies (Revue d’Études sur la Palestine) -, la plupart du temps, les bourses d’études par et sur les Palestiniens ont été marginalisées, voire supprimées. Des groupes extérieurs ont harcelé des universitaires palestiniens, qui ont été poursuivis en justice, se sont vus retirer des offres d’emploi et ont vu leur titularisation menacée ou refusée. Les universitaires sur le terrain ont également dû faire face à toute une série de défis méthodologiques, allant de la destruction par Israël des archives palestiniennes aux difficultés de travail sur le terrain en Israël/Palestine, où l’occupation restreint la liberté de mouvement des chercheurs palestiniens et autres au sein de la région aussi bien que pour s’y rendre.

Malgré ces défis, un domaine interdisciplinaire solide s’est développé et, depuis plus de 30 ans, Doumani a joué un rôle essentiel dans son développement. Au début de sa carrière, la littérature historique sur la Palestine était dominée par des récits sionistes qui négligeaient les points de vue palestiniens. Si les Palestiniens apparaissaient, c’était uniquement à travers les histoires des dirigeants, des élites et des négociations internationales, plutôt qu’à travers la vie des gens ordinaires. Dans un article publié en 1992 dans le Journal of Palestine Studies, Doumani a écrit : « En raison de la rareté des études ascendantes par opposition aux études descendantes, la tendance a été à l’exclusion de la population autochtone du récit historique ».

Le premier livre de Doumani publié en 1995, Rediscovering Palestine : Merchants and Peasants in Jabal Nablus, 1700-1900, (Redécouvrir la Palestine : marchands et paysans dans le Mont Naplouse 1700-1900) visait à remédier à cette situation. L’accent mis par le titre du livre sur une période et une région peu étudiées, est en décalage par rapport à la portée de son argumentation. Doumani conteste l’idée qu’une modernité européenne hégémonique ait été « imposée » à la Palestine par une colonisation extérieure, arguant au contraire que des rapports capitalistes de marché étaient déjà en train d’émerger dans les arrière-pays ruraux, entretenus par la paysannerie locale et les élites. Le livre retrace le développement du capitalisme rural palestinien et l’intégration difficile de la région dans un ordre mondial impérialiste, en relatant les contributions souvent effacées des gens ordinaires. Dans les décennies qui ont suivi ses débuts, Doumani a continué à publier des ouvrages d’avant-garde. Il a également contribué à ce domaine en tant qu’éditeur de la série de livres des presses universitaires de l’Université de Californie sur les études palestiniennes, en tant que membre du comité de rédaction du Journal for Palestinian Studies, et que chef de l’équipe du projet du Musée palestinien, le premier « musée national » de Palestine, qui a ouvert ses portes à Birzeit, en Cisjordanie occupée, en 2018.

J’ai découvert le travail de Doumani lors de mes études supérieures d’économie politique et d’agriculture à Jénine, en Palestine, que j’ai entreprises après des années passées à organiser la solidarité avec la Palestine sur le campus et en dehors. J’ai été particulièrement frappée par une ligne vers la fin de l’introduction de Redécouvrir la Palestine. « Notre connaissance du passé ne peut progresser en essentialisant la différence », écrit Doumani, « et encore moins en éliminant la capacité particulière de « l’Orient » en soumettant son histoire aux dichotomies tradition/modernité, actif/passif et interne/externe ». J’ai compris cela comme un appel à remettre en question les approches « essentialisées » des Palestiniens : non seulement l’historiographie sioniste – avec son affirmation qu’Israël/Palestine était une « terre sans peuple », effaçant ainsi et dépouillant les Palestiniens – mais aussi des représentations bien intentionnées mais romancées des Palestiniens comme victimes passives, un peuple inchangé si ce n’est par le colonialisme européen violemment imposé. Ces représentations des Palestiniens sont encore courantes dans les espaces intellectuels et militants ; le travail de Doumani – qui révèle les complexités de l’agencement, des formations politiques et de la lutte des Palestiniens – reste donc indispensable.

J’ai récemment parlé avec Doumani du domaine des études palestiniennes, du passé et du présent ; de ce que c’est que d’enseigner sur la Palestine sur le campus aujourd’hui ; et de la relation entre la lutte palestinienne et la lutte pour la justice mondiale. Notre entretien a été révisé par souci de concision et de clarté.

Gaby Kirk : Vous avez fait valoir qu’en politique comme dans l’enseignement contemporain, la Palestine en tant que lieu et les Palestiniens en tant que peuple ont été ironiquement coupés les uns des autres, et que cela a eu pour conséquence la mise à l’écart du peuple palestinien dans le récit de sa propre histoire. Comment votre travail cherche-t-il à rectifier cette situation ?

Bishara Doumani : J’essaie d’élargir l’horizon de la production de connaissances au-delà des modes de pensée nationalistes et centrés sur l’État, afin que les gens ordinaires puissent se concentrer sur des récits historiques ; c’est passer de la Palestine en tant qu’objet aux Palestiniens en tant que sujets. Historiquement, les Palestiniens n’ont jamais été acceptés en tant que communauté politique. C’est très clair, par exemple, dans la Déclaration Balfour de 1917, qui parle de la population indigène non juive comme ayant des droits civils et religieux, mais pas de droits politiques. La Déclaration Balfour a été inscrite dans la charte du Mandat britannique. L’ironie est alors que la formation de la Palestine s’est basée sur l’effacement des Palestiniens.

Un autre aspect ironique est que, pendant la période du Mandat, la reconnaissance du droit des Palestiniens à se représenter eux-mêmes dépendait de l’exigence britannique portant sur l’acceptation de la légitimité et de la priorité du projet colonial du sionisme. Pour se représenter eux-mêmes, les Palestiniens devaient se laisser coloniser. Ces éléments ironiques témoignent de la tension entre le concept de Palestine et les Palestiniens, tels qu’ils sont historiquement constitués. Etre professeur d’études palestiniennes – par opposition aux études sur la Palestine – c’est remettre les Palestiniens au centre de la recherche historique. Je veux attirer l’attention sur les Palestiniens eux-mêmes. Cela signifie aussi comprendre que les Palestiniens ne sont plus limités géographiquement à la Palestine, puisque plus de la moitié de la population vit en dehors de la Palestine historique.

Les études palestiniennes peuvent également démocratiser la signification de la politique. Lorsque nous pensons à la Palestine, nous pensons souvent aux élites et aux organisations, l’OLP [Organisation de libération de la Palestine], l’Autorité palestinienne, dans une lutte sans fin. Cette conception étroite obscurcit la façon dont la politique est ancrée dans la vie quotidienne de la société palestinienne. Il est temps que nous fassions attention à la manière dont un spectre beaucoup plus large de la société palestinienne a été impliqué dans le processus politique, historiquement. Ce qui compte, c’est ce que font les femmes, les Bédouins, la classe ouvrière ou d’autres groupes marginalisés qui ne sont pas au centre de l’attention.

GK : Un facteur majeur contribuant à l’exclusion des voix palestiniennes a été le climat répressif sur les campus, en particulier à l’égard des Palestiniens, des Arabes et des musulmans, dans lequel l’enseignement et les études sur la Palestine sont souvent censurés. Dans ce climat, il a dû être difficile pour l’université d’établir votre poste de titulaire de chaire, mais peut-être son existence est-elle aussi un signe de changement. Comment les limites de ce qui peut et ne peut pas être dit par et sur les Palestiniens dans le milieu universitaire ont-elles changé au cours de votre carrière ?

BD : Il fut un temps où l’on ne disait pas le mot « Palestine » entre gens polis. Rien que mentionner ce mot était considéré comme outrepasser une limite. Aujourd’hui, on peut parler de la Palestine et des Palestiniens relativement librement dans les universités. Cela ne signifie pas que l’activisme des étudiants et des professeurs pour les droits des Palestiniens n’est pas censuré et réprimé par les administrations universitaires ou des groupes extérieurs à l’université. Et nous avons toujours eu des groupes extérieurs qui surveillaient ce qui se passait sur les campus et essayaient de tracer des lignes rouges, mais dans le temps, c’était aussi un processus ascendant – il y avait beaucoup d’étudiants et de professeurs qui défendaient très vigoureusement les mantras sionistes. On n’en voit plus beaucoup.

Sur le campus, la plupart des personnes qui se soucient du monde reconnaissent et adhèrent à la justesse de la cause palestinienne. Je ne sais pas si je peux rendre compte de façon adéquate à quel point l’enseignement est passionnant et gratifiant de nos jours. Cette génération adopte naturellement un cadre centré sur la justice pour comprendre le monde. Ils sont très doués pour sortir la Palestine et les Palestiniens de l’exceptionnalité et ils établissent presque instinctivement des liens entre la condition palestinienne et les problèmes mondiaux. Cette génération nous aide à comprendre pourquoi la situation palestinienne est devenue un tel symbole de l’activisme progressiste dans le monde entier.

L’expérience des Palestiniens fait penser à deux visions différentes de ce que le monde pourrait devenir. Le gouvernement israélien, et plus largement le mouvement sioniste, sont associés à une vision très exclusiviste, basée sur la puissance militaire. Israël est comme un lotissement fermé, hérissé d’armes, qui impose une approche racialisée des gens qui l’entourent, prêt à défendre, par la force, un ensemble de privilèges basés sur l’exploitation d’autrui. Les Palestiniens [représentent une autre vision, parce qu’ils] ne peuvent pas déconstruire cette situation par eux-mêmes. Ils doivent être beaucoup plus inclusifs dans leur façon de se penser eux-mêmes et de penser le monde, afin d’imaginer des possibilités de coexistence, de vie dans la dignité, d’égalité et de justice. Pour cela, il faut se rapprocher de personnes qui se trouvent dans des situations similaires et, plus largement, de toute personne disposée à accepter une existence centrée sur la justice.

Lorsque les gens voient des murs et des checkpoints, lorsqu’ils voient l’expropriation de terres et la démolition de maisons, ils ne voient pas seulement les Palestiniens, mais aussi une certaine façon d’agir le monde. Ils voient des injustices structurelles ou des positions et des inégalités raciales tout autour d’eux, dans leurs propres sociétés ; ils voient comment toutes ces choses sont liées les unes aux autres. Ils se reconnaissent lorsqu’ils voient les Palestiniens.

GK : La représentation populaire des Palestiniens aux États-Unis et dans le monde semble s’être beaucoup développée au cours des cinq dernières années. Vous avez des personnalités politiques comme la représentante Rashida Tlaïb, qui est devenue une voix progressiste de premier plan dans la politique américaine, et des célébrités comme le mannequin palestino-américaine Bella Hadid qui fait la couverture de Vogue. Il y a des comptes Twitter et Instagram qui publient quotidiennement des photos historiques de la Palestine et qui reçoivent des milliers de likes et de retweets. Qu’est-ce que cette visibilité accrue des Palestiniens pourrait rendre possible ?

BD : Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, je suis gêné de l’admettre. Mais je suis informé de ce qui se passe. Ma fille m’a dit que [Bella Hadid] avait partagé un post sur la création de la chaire Mahmoud Darwish d’études palestiniennes – sur moi – et ma fille faisait défiler un commentaire après l’autre, rempli de cœurs et de visages souriants et de gens disant quelque chose comme : « Je ne peux pas croire qu’en ces temps terribles, quelque chose de bien puisse arriver ».

Les Palestiniens sont un peuple apatride – qu’est-ce que cela signifie eu égard à la manière dont les informations sur un peuple sont produites, présentées, consommées ? Il n’y a pas d’archives palestiniennes centrales ; il n’y a pas d’énormes institutions palestiniennes ayant les ressources et la capacité de rassembler des informations et de les rendre accessibles. Au lieu de cela, il y a ce que j’appelle des milliers de petits feux : de petits projets individuels ou collectifs et des institutions. Il y a des initiatives pour commémorer les villages détruits, ou les noms de famille, ou la nourriture, ou le cadre oublié de la lutte armée palestinienne dans les années 1960 et 1970, ou la résistance quotidienne au mur, ou un million d’autres sujets. Grâce aux réseaux sociaux, ces informations se font plus accessibles et transcendent les frontières des États. Aujourd’hui, en ligne, les Palestiniens peuvent se voir comme ils ne pouvaient pas le faire auparavant, et les universitaires ne sont pas les seuls, ni même les plus importants producteurs de connaissances sur la Palestine et les Palestiniens. Partout, les Palestiniens produisent des connaissances sur eux-mêmes. Sur les médias sociaux, la Palestine et les Palestiniens en sont venus à occuper cette place disproportionnée parce qu’ils sont devenus des symboles de visions du monde axées sur la justice.

GK : Votre chaire à Brown porte le nom du poète palestinien Mahmoud Darwish. Dans l’un de ses derniers poèmes, « Tibaq », Darwish raconte une dernière conversation avec l’érudit Edward Saïd avant sa mort, dans laquelle Saïd l’implore : « Si je meurs avant toi, je te laisse l’impossible ! Le mot que Darwish utilise pour « laisse » est « waṣṣā », et cette expression peut aussi se traduire par « je te confie » ou « je veux pour toi ». Ce trait me rappelle votre dernier livre, où vous parlez de wiṣāyā, ou de testaments – dérivés de la même racine – comme d’une structure légale et religieuse d’héritage en Palestine ottomane et au Liban. En réfléchissant à l’histoire de l’héritage dans la Palestine moderne, je me suis demandé ce que ce vers du poème de Darwish pouvait signifier aujourd’hui, après des décennies d’occupation, alors qu’Israël prévoit d’annexer la Cisjordanie et que l’extrême droite est en train de se développer dans le monde entier, alors que la justice semble impossible à atteindre. Que pensez-vous que cela signifie pour les penseurs palestiniens d’aujourd’hui de se voir confier l’impossible, et que confiez-vous à la prochaine génération ?

BD : La justice semble impossible parce que la disparité des rapports de force est si grande qu’on peut difficilement imaginer que les choses vont changer fondamentalement de son vivant. Mais je pense que c’est une illusion. Les choses peuvent changer très rapidement. Il y a une expérience quotidienne de la vie des Palestiniens, qui est partagée par toutes les générations. Mais il y a des moments qui sont des tremblements de terre, où les changements tectoniques se produisent très rapidement. Le fait que la simple revendication des droits des Palestiniens provoque si souvent une réaction aussi violente trahit la faiblesse des puissants.

Mais il y a une autre lecture de votre question sur l’impossible, qui est que les Palestiniens ne peuvent pas être libres tant que le monde entier n’est pas libre. Le nœud gordien de la condition palestinienne est un nœud qui ne peut être rompu par un État, un peuple ou un événement. Il est plus profond qu’une seule solution ou qu’un seul accord. Pour que les Palestiniens soient libres, je pense que le monde entier devrait être libre. Et cela semble impossible. Beaucoup d’activistes pensent que la justice doit nécessairement prévaloir, mais je ne vois aucune preuve, en tant qu’historien, que cela soit vrai. Cette croyance que nous finirons par gagner ne peut donc pas être la raison pour laquelle nous nous battons pour la justice. Et sinon ? Se battre pour la justice doit être une condition quotidienne, vécue – parce que c’est la façon dont je veux vivre. Transmettre l’impossible, c’est transmettre une volonté de se battre, indépendamment de ce que l’avenir nous réserve.

Mon dernier livre traite de la manière dont quelque chose est transmis d’une génération à l’autre, et des personnes qui sont incluses et exclues dans ce processus. Même si le livre traite des années 1660 à 1860, je pense que nous pouvons apprendre beaucoup de choses de cette période. Si nous regardons la vie des gens, dans leurs détails intimes, bien avant la colonisation, nous trouvons un trésor de leçons et de pratiques. Cela nous enrichit de penser à la façon dont ils ont lutté et essayé de vivre dignement. Bien sûr, cet héritage est marqué par une sorte d’impossibilité plus profonde – le passé est un pays différent, ou du moins c’est ce qu’on dit. Mais je pense qu’une enquête éthique, morale et rigoureuse sur la vie sociale des gens ordinaires avant la période coloniale peut nous aider à reconnaître la présence de cet héritage dans ce que nous sommes et ce que nous faisons. La redécouverte de cet héritage plus profond est notre boussole pour décoloniser le monde et construire un avenir juste et durable.