Guerre Israël-Hamas : pendant que le conflit fait rage à Gaza, la colonisation s’emballe en Cisjordanie

L’année 2023 a vu les implantations israéliennes se déployer à un rythme sans précédent depuis la signature des accords d’Oslo en 1993. Et le mouvement s’accélère depuis le 7 octobre.

Cinq préfabriqués sont posés là, sur la pierraille, tout contre le sommet d’une colline nue, coiffée d’une antenne immense. Derrière les parois brutes, sous la tôle tordue, des pièces propres, des cuisines au sol dallé, le tout prêt à être habité. La construction de l’avant-poste de Nofey Elhanan a commencé il y a un mois. Ses futurs habitants devraient emménager sous peu.

L’endroit porte le nom d’un mort

Elhanan Klein, 29 ans, tué le 2 novembre 2023. Il venait d’Einav, une colonie installée sur la colline d’en face, à la frontière occidentale de la Cisjordanie, occupée depuis 1967 par l’armée israélienne, en violation du droit international. « Il laisse trois enfants et une femme. C’était un réserviste qui rentrait chez lui. Une voiture l’a dépassé et des terroristes l’ont mitraillé. Ça a été un coup dur pour la communauté. Cela faisait vingt ans qu’on n’avait pas eu d’attaque. C’est tranquille, ici… », témoigne Orel Meneham, la trentaine, en treillis, casque et gilet pare-balles, qui garde l’entrée de sa communauté.

Einav se trouve non loin de la ville palestinienne de Tulkarem, où l’armée israélienne mène des raids réguliers contre les militants locaux. La route 557 passe dans un étroit défilé entre la colonie et l’avant-poste, resserrant encore un peu l’emprise israélienne sur ce territoire parsemé de villages palestiniens.

Une habitante de la colonie insiste pour dire que les préfabriqués ont été installés dans la légalité. « Israël a déclaré le lieu domaine public dépendant d’Einav. Il n’y a pas de plan directeur qui autorise de construction ici. », explique toutefois Dror Etkes, chercheur pour l’organisation israélienne Kerem Navot. A l’entrée de l’implantation, une affiche rend hommage au colon tué : « Soyez bons, soyez heureux, soyez légers, soyez un peu de Elhanan. Qu’il repose en paix et que Dieu venge son sang. »

« On ne part pas de zéro »

Ce n’est pas le seul avant-poste construit ces derniers mois. Celui de Givat Haktora avait été installé il y a deux ans. Il est situé sur le flanc d’une colline, à mi-chemin entre les colonies de Shilo et d’Eli, qui totalisent à elles deux 10 000 habitants, sur les quelque 500 000 colons que compte la Cisjordanie.

En contrebas, une station-service sur la route 60, où deux Palestiniens armés ont attaqué un restaurant au mois de juin, tuant quatre Israéliens. Depuis, une pancarte rouge trône à la sortie de la station, où figure le mot « vengeance ». L’armée évacuait régulièrement Givat Haktora, qui, comme tous les avant-postes sauvages qui jalonnent la Cisjordanie, était considéré comme illégal, y compris au regard du droit israélien. Mais, depuis le 7 octobre, l’administration laisse faire. L’avant-poste s’est agrandi. Une piste le relie à présent à Shilo; une autre le connectait déjà à Eli.

Givat Haktora fait partie des vingt-cinq nouveaux avant-postes établis en 2023 et une dizaine depuis le 7 octobre, selon un rapport de l’ONG israélienne Peace now, alors que vingt et une communautés palestiniennes ont été chassées de leurs terres. Dix-huit routes ont été ouvertes au service des colons. Cette année 2023 a vu aussi l’approbation par les autorités de plus de 12 000 nouvelles unités de logements en Cisjordanie occupée, selon le rapport de Peace now. Le processus est rendu plus facile depuis que Bezalel Smotrich est responsable d’une partie de l’administration civile. Le ministre des finances, leader du Parti sioniste religieux, lui-même colon de deuxième génération, est depuis juin responsable de la planification des constructions dans les colonies – une prérogative qui relevait jusqu’alors du ministre de la défense. Il en a profité pour simplifier la procédure de validation des travaux.

« 2023 est une année record. Mais on ne part pas de zéro… On assiste à une accélération d’une tendance déjà présente qui, sans l’appui de tout le cabinet de Benyamin Nétanyahou, ne serait pas possible. Depuis que Bezalel Smotrich a reçu ses nouvelles prérogatives, les avant-postes sont construits plus rapidement et ne sont pratiquement pas évacués. Plus ils se multiplient, plus les affrontements avec les Palestiniens sont nombreux, même si la violence vient en général dans un second temps. Le premier objectif est de s’installer et de changer l’environnement », explique Yonatan Mizrahi, de La Paix maintenant. « C’est peut-être le pire que j’aie vu en vingt ans », abonde Dror Etkes.

Chaque escalade de tension, dans le conflit israélo-palestinien, s’accompagne d’une accélération de la colonisation et – hors les intifadas (1987-1993, 2000-2005) – la guerre actuelle est la plus longue qu’Israël a connue depuis 1948.

S’étendre le plus possible

Cette question des avant-postes est cruciale. Le Parti travailliste avait installé des colonies juives dans la vallée du Jourdain pour isoler les Palestiniens de la Jordanie et sécuriser la frontière orientale d’Israël ; le Likoud, dans les années 1970-1980, notamment avec l’aide d’Ariel Sharon, avait, lui, développé la colonisation sur les crêtes des monts de Cisjordanie. Les avant-postes sont, depuis les années 1990, une nouvelle forme d’implantation – en forme de réponse aux accords d’Oslo. Plus de 20 000 personnes y vivent. S’ils devaient au départ assurer une continuité territoriale israélienne, le but depuis la dernière décennie est de s’étendre le plus possible sur les zones non urbanisées afin de pousser la population palestinienne dans les enclaves.

Israël tente de maintenir un semblant de légalité et n’autorise l’établissement d’avant-postes que sur les domaines déclarés publics, tout en l’interdisant sur les domaines palestiniens privés. Une loi de « régularisation » avait été votée en 2017 pour légaliser les colonies sauvages installées sur des terrains privés, mais elle a été annulée par la Cour suprême en 2020. Ce fut la goutte d’eau de trop pour le mouvement des colons, déjà en confrontation directe avec la haute juridiction. Et l’une des motivations du projet de réforme judiciaire – qui a fait l’objet d’une contestation inédite dans l’histoire d’Israël –, pouvoir coloniser sans entraves.

La majorité des nouveaux avant-postes pratiquent l’élevage, de moutons avant tout, qui permet de contrôler un maximum de terrain avec un minimum de ressources humaines. Ils sont soutenus financièrement par le gouvernement, qui leur a alloué quelque 2 millions d’euros par an en 2022, en 2023 et en 2024, selon La Paix maintenant.

Ils reçoivent aussi l’aide d’un ensemble d’organisations israéliennes, dont l’une des plus importantes est Hashomer Yosh « le gardien de Judée-Samarie », créée en 2013. Son but officiel est de venir en aide aux agriculteurs juifs en Cisjordanie. Depuis 2018, elle est subventionnée par le gouvernement, qui permet d’accomplir le service civique dans le cadre de l’organisation.

Son directeur, Avichai Suisa, 37 ans, revendique un réseau de 10 000 personnes : « La plupart du temps, on envoie trois volontaires avec un couple qui garde un troupeau de moutons. Avec cinq personnes, on couvre une surface de pâturage de mille hectares, soit l’équivalent d’une petite ville. Aujourd’hui, nous avons 80 jeunes sur le terrain et occupons 400 kilomètres carrés. » Soit plus de 10 % de la zone C de Cisjordanie (la partie du territoire palestinien sous contrôle total de l’armée israélienne), d’une superficie de 3 500 kilomètres carrés. « Les Arabes, qu’on appelle Palestiniens, un terme qui pour moi est une invention, veulent prendre le contrôle des terres de ce pays. Les agriculteurs les en empêchent. Ce n’est pas très rentable. Nous faisons ça par amour d’Israël. Nous ne faisons que revenir à nos racines. »

« Diffamation »

Alors que l’administration américaine vient de frapper quatre colons de sanctions, Avichai Suisa nie le phénomène de violences organisées. 2023 est pourtant la pire année en la matière, selon l’ONG Yesh Din: depuis le saccage de Huwara, en février, qualifié de « pogrom » par le chef de l’armée israélienne en Cisjordanie, Yehuda Fuchs, jusqu’au meurtre de dix Palestiniens dans les deux mois qui ont suivi le 7 octobre. « C’est de la diffamation ! Nous voyons qui sont les victimes et qui sont les agresseurs. Toute l’année, il y a des attaques terroristes ! », selon Avichai Suisa.

Le directeur est pourtant bien placé pour avoir entendu parler de la violence des colons : c’est depuis le Yishouv HaDa’at, l’avant-poste où il vit, qu’Amiram ben Uliel est parti, en 2015, pour incendier une maison à Douma, un village palestinien à proximité, tuant trois personnes, dont un enfant d’un an et demi. Il était l’un des disciples de Meir Ettinger, petit-fils de Meir Kahane, rabbin d’extrême droite fondateur d’une idéologie populaire dans ces collines: le kahanisme, mélange de nationalisme radical, messianisme religieux et suprémacisme juif, prône le remplacement de l’Etat par un royaume biblique fantasmé, ainsi que la destruction de la mosquée al-Aqsa pour reconstruire le temple des Hébreux à Jérusalem. L’armée israélienne semble avoir reconnu implicitement la menace avec l’organisation d’un exercice, lundi, simulant l’enlèvement d’un Palestinien par un colon.

Avichai Suisa reste sûr de son bon droit, installé dans cette localité depuis douze ans avec sa femme et ses cinq enfants. Ils étaient à l’origine cinq familles vivant dans des préfabriqués, sur une colline nue, battue par les vents. Il y a aujourd’hui 45 foyers, et des villas sont en cours de construction. Et, si Gaza devait être recolonisé, il serait ravi d’y envoyer des volontaires. « Le gouvernement a proposé l’émigration volontaire pour les Gazaouis. Je pense que c’est une très bonne idée. Nous serions heureux d’en faire de même en Judée-Samarie. Ce que les Arabes n’ont pas compris, c’est que nous sommes les indigènes, et eux sont les étrangers », scande le colon.