Guerre Israël-Hamas : des défenseurs arabes des droits humains sanctionnés par leurs bailleurs occidentaux

Des organisations de la société civile de plusieurs pays du Proche-Orient ont perdu des financements européens après leur dénonciation de l’offensive israélienne sur Gaza. Leurs responsables dénoncent une censure qui les fragilise face aux régimes autoritaires contre lesquels ils luttent.

L’avocate égyptienne Azza Soliman a pu compter, depuis une dizaine d’années, sur l’appui de l’Allemagne : un soutien financier aux activités du Centre pour l’assistance légale aux femmes égyptiennes (Cewla) qu’elle a fondé, un soutien politique lorsqu’elle a été victime de la répression au Caire, comme d’autres figures de la société civile. Mais cette relation de confiance s’est brisée dans le fracas de la guerre à Gaza.

En novembre, Azza Soliman a appris que l’Allemagne retirait ses fonds destinés à un projet de prise en charge de femmes victimes de trafic humain, après qu’elle a signé, avec plus de 200 organisations arabes, un texte dénonçant « le génocide contre la population palestinienne de la bande de Gaza » et appelant à des sanctions contre Israël, « Etat occupant et d’apartheid ».

La sanction a suscité un tollé au sein de la société civile égyptienne, qui dénonce une censure. « Les autorités allemandes veulent-elles nous discipliner ? Nous apprendre ce que l’on a le droit de dire ? C’est scandaleux ! », tempête l’avocate. Contacté par Le Monde, le ministère des affaires étrangères allemand indique avoir tranché en raison des « déclarations publiques de l’organisation Cewla et de sa fondatrice, incompatibles » avec la ligne de Berlin, dont « l’appel au boycott économique d’Israël ».

« Réévaluation des positions politiques »

Cette décision s’inscrit dans un cadre plus large. Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, qui a fait 1 140 morts en Israël, tandis que 240 personnes étaient prises en otage, l’Allemagne passe au crible les projets financés « dans la région ». « Ce réexamen inclut une réévaluation des positions politiques et des déclarations de nos partenaires, au regard des attaques terroristes du Hamas et envers l’Etat d’Israël », précise le ministère dans sa réponse écrite.

En clair les défenseurs arabes des droits humains risquent de perdre leurs financements s’ils ne se conforment pas à la ligne politique de ce bailleur sur le conflit israélo-palestinien. Or le soutien inconditionnel offert à l’Etat hébreu par Washington et une majorité de dirigeants européens suscite l’indignation dans le monde arabe. Cet appui est jugé encore plus intolérable au vu de l’hécatombe causée par l’offensive israélienne à Gaza parmi les civils: 20 000 morts, dont deux tiers de femmes et d’enfants, selon les autorités de santé locales.

D’autres gouvernements européens veulent réviser leurs partenariats avec des organisations de la société civile du Proche-Orient. Et les ONG palestiniennes subissent la pression la plus forte. Fin novembre, l’Union européenne a généralisé à tous les nouveaux contrats signés avec des acteurs palestiniens une clause « anti-incitation » à la haine et à la violence, qui ne concernait jusque-là qu’une fraction des projets financés par Bruxelles. Les bénéficiaires de ces programmes pointent une formule trop vague, susceptible d’être utilisée pour les obliger à mettre en sourdine leur travail de dénonciation de l’occupation israélienne.

La Suède, pour sa part, compte exiger de ses partenaires palestiniens qu’ils condamnent le Hamas. La Suisse a annoncé la fin de sa collaboration avec trois ONG palestiniennes, estimant leurs déclarations après le 7 octobre non conformes à son code de conduite. « Je suis sûr qu’il n’y a rien de juridique, mais qu’il s’agit plutôt de motivations politiques », a réagi au micro de la Radio télévision suisse, depuis Gaza, l’avocat Raji Sourani, directeur du Centre palestinien pour les droits de l’homme, l’une des ONG sanctionnées par Berne.

Injustice centrale

Joint par Le Monde, le département fédéral des affaires étrangères suisse n’a pointé aucune prise de position en particulier. Les ONG mises à l’index sont accusées d’avoir « relativisé » l’attaque du Hamas, selon une source diplomatique. Toutes trois avaient fait l’objet d’un audit suisse à l’été 2023, qui n’avait pas relevé d’irrégularité, selon une source associative.

Huit autres ONG, palestiniennes et israéliennes, ont été scrutées après les attaques du Hamas, avant d’être jugées conformes, dont Physicians for Human Rights Israel, une organisation de soutien médical, qui mène des projets à Gaza. « Nous ne savons pas encore si notre financement sera renouvelé en 2024 », nuance Lee Caspi, un responsable de l’ONG, qui estime « probable que la pression politique en Suisse entraîne un retard dans le financement ou le stoppe complètement ».

Fin novembre, Amnesty International et une centaine d’organisations ont dénoncé, dans ces pressions, une entrave à la liberté d’expression et d’opinion. Ces injonctions sont lues au Proche-Orient comme le reflet de la droitisation des politiques en Europe. L’approche de Berlin est jugée biaisée du fait de son sentiment de culpabilité vis-à-vis de la Shoah. Le raidissement des bailleurs de fonds creuse le fossé entre les deux rives de la Méditerranée sur la perception du conflit israélo-palestinien: chez les militants arabes des droits humains, la dépossession que les Palestiniens ont subie lors de la création de l’Etat d’Israël en 1948 est considérée comme une injustice centrale.

Les conditions imposées aux ONG risquent de fragiliser les sociétés civiles, qui dépendent grandement des fonds occidentaux. Mais, en se taisant face au carnage à Gaza, elles perdraient leur crédibilité sur le terrain. « Les activistes sont pris en étau, déplore Wadih Al-Asmar, président du réseau EuroMed Droits. Dans le monde arabe, ils se voient reprocher l’inaction des Occidentaux, comme s’ils travaillaient pour leur compte. En Europe, leurs prises de position sont scrutées : le silence ou la dénonciation des bombardements à Gaza vaut accusation de soutien au Hamas ou d’antisémitisme. » S’il admet qu’il y a « pu y avoir des dérapages » dans la communication de « quelques ONG » depuis le 7 octobre, il dénonce « un élan de la part des bailleurs pour marginaliser la question palestinienne ».

Aux yeux des militants, c’est aussi la valeur des partenariats et le statut d’universalité des droits humains qui sont remis en cause. « Les habitants de la région voient, dans la guerre à Gaza, la preuve qu’il y a une exception en matière de respect du droit international, estime Mohamed Lotfy, directeur de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés. Il va être plus facile pour nos gouvernements de nous discréditer quand nous parlons des droits humains. » « Nous avons toujours été conscients que les bailleurs pouvaient instrumentaliser les droits humains, au nom de leurs propres intérêts politiques. Mais ce qui se passe est sans précédent », considère Azza Soliman. « Choqués, beaucoup se demandent: « Avons-nous été vraiment dans un partenariat avec les bailleurs, ou dans une relation de fournisseurs pour des clients ? » », rapporte Wadih Al-Asmar.

« Des êtres humains inférieurs »

Déjà, certaines voix se rebellent. En Egypte, la plus grande ONG de défense des droits humains, l’Initiative égyptienne pour les droits personnels, a cessé toute coopération avec l’ambassade allemande, en raison de la position de l’Allemagne sur Gaza, selon le site Mada Masr. En Jordanie, la juriste Hadeel Abdel Aziz a renvoyé le prix qu’elle avait reçu en mars des autorités américaines lors d’une cérémonie à la Maison Blanche, I’International Women of Courage Award. « Ma vocation est de défendre la justice pour les plus vulnérables. A Gaza, des parents récupèrent le corps de leurs enfants morts en morceaux, des familles ont faim et soif. Les Etats-Unis bloquent toute tentative pour un cessez-le-feu ! Je refuse d’être associée à leur position », explique la militante des droits humains, la voix bouillonnant d’émotion.

En octobre, elle avait cosigné avec neuf autres lauréats du prix franco-allemand des droits humains, originaires d’Egypte, des territoires palestiniens, du Liban et du Koweït, une lettre aux ambassadeurs de Berlin et de Paris dans leurs pays respectifs. « Nous ne pouvons que penser que vous considérez [les] êtres humains de Gaza comme des êtres humains inférieurs. Et peut-être cette perception s’étend-elle à toutes les populations arabes », y écrivaient-ils.

Selon plusieurs militants des droits humains, les discussions s’intensifient au niveau régional pour élaborer d’autres modèles de fonctionnement. Mais, à la suite du durcissement européen, ils sont nombreux à prédire un travail plus difficile, face à des régimes autoritaires qui vont s’empresser de faire valoir que « les leçons » de l’Occident en matière de droits humains sont parties en fumée dans la guerre menée à Gaza.