Guerre à Gaza : une entreprise marseillaise équipe en secret l’armée israélienne

La France a autorisé, fin octobre 2023, la livraison à Israël d’au moins 100 000 liens de cartouches pour des fusils-mitrailleurs susceptibles d’être utilisés contre des civils à Gaza. Cette cargaison a été expédiée depuis Marseille, en contradiction avec les engagements du gouvernement.

C’est une partie de Château-Gombert, dans le 13e arrondissement de Marseille, qui semble encore hésiter entre quartier résidentiel et zone d’activités. Autour de l’usine Eurolinks, rue Louis-Leprince-Ringuet, se côtoient des résidences de standing, des entreprises du secteur technologique, un collège de 900 élèves, une bastide entourée de grands pins et d’anciens terrains agricoles qui commencent à se couvrir de coquelicots.

Fabricant de liens, ou « maillons », pour munitions à Marseille depuis presque soixante-dix ans, Eurolinks a déménagé l’essentiel de son activité de production dans cette usine de 4 000 mètres carrés il y a deux ans, même si son siège social est toujours au numéro 15 du boulevard Richard, son site historique à la Pointe-Rouge.

Avec 13 millions d’euros de chiffre d’affaires et 106 000 euros de bénéfice en 2022, le business de cette entreprise, qui emploie environ soixante-dix personnes, se porte plutôt bien. Et tant pis si, parfois, sa production se retrouve entre les mains de milices islamistes en Somalie ou en Syrie, comme l’avait raconté le mensuel Le Ravi en 2021.

« Nous sommes fiers d’avoir exporté nos liens partout dans le monde depuis 1955 », affirme d’ailleurs en anglais sur son site internet l’entreprise familiale marseillaise, tout en soulignant être « le seul producteur de liens en France depuis le début des années 1980 ». Les pays destinataires de sa marchandise sont en effet nombreux : Allemagne, Italie, Singapour, Espagne, Canada… et Israël. 

Marsactu et Disclose sont en mesure d’affirmer que, le 23 octobre 2023, des dizaines de cartons contenant des liens pour munitions de fusils-mitrailleurs étaient ainsi en passe d’être expédiés vers Ramat Ha-Sharon, une ville au nord de Tel-Aviv.

Sur le bordereau des cartons en question (voir la photo ci-dessous), on peut lire que cette commande est destinée à IMI Systems, une entreprise anciennement propriété de l’État hébreu – elle s’appelait alors Israel Military Industries –, qui a été rachetée en 2018 par le groupe Elbit Systems. Son client presque exclusif reste l’armée israélienne. « Il y avait des dizaines de colis identiques, disposés sur une palette. L’empilement faisait presque 2 mètres de haut », précise notre source. Chaque carton pesant 22 kilos, on peut estimer, d’après sa description, qu’environ 800 kilos de liens pour munitions ont été envoyés en Israël fin octobre par Eurolinks.

Contacté à plusieurs reprises, Jean-Luc Bonelli, le patron de l’entreprise, n’a pas donné suite dans le temps imparti à la publication de cet article.

Depuis les massacres du 7 octobre perpétrés par le Hamas en Israël, qui ont causé la mort d’au moins 1 160 personnes, le gouvernement israélien a lancé une offensive d’une ampleur inédite sur la bande de Gaza. À ce jour, plus de 32 000 personnes y ont été tuées, des femmes et des enfants à 70 %. Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté lundi 25 mars en faveur d’un cessez-le-feu immédiat.

Les déclarations se succèdent, notamment de la part de la France, pour dénoncer la situation humanitaire catastrophique et un bilan humain effrayant à Gaza. Le 12 février dernier, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, lançait, pour appeler à un arrêt des livraisons d’armes occidentales : « Si vous pensez que trop de gens se font tuer, peut-être devriez-vous fournir moins d’armes ? » 

Mobilisation locale en construction

Suivant ce même raisonnement, un collectif marseillais s’est constitué il y a quelques semaines pour « s’organiser contre l’industrie de l’armement dans les Bouches-du-Rhône ». Il regroupe aujourd’hui plus de vingt-cinq organisations, syndicats ou partis politiques (notamment les Soulèvements de la Terre 13, Marseille Gaza Palestine, BDS Provence, Tsedek!, Technopolice Marseille, LFI, le NPA, SFA-CGT, Sud Éducation…) et appelle à un rassemblement devant l’usine d’Eurolinks le 1er avril.

L’objectif est de signifier « qu’on peut agir un peu partout sur le territoire pour rappeler l’État et les entreprises françaises à leurs responsabilités », explique le comité local des Soulèvements de la Terre 13. En ciblant Eurolinks, entreprise « d’une autre échelle que celle des géants de l’armement français comme Thales ou Safran », il s’agit de « pointer du doigt les multiples maillons actuels et enrayer les mécanismes d’un complexe militaro-industriel international qui soutient le génocide en cours », souligne le comité local du mouvement écologiste.

Si les petits « maillons » métalliques produits par Eurolinks peuvent sembler dérisoires par rapport à la machine de guerre israélienne et aux centaines de millions de dollars d’armes que lui vendent les États-Unis, le collectif Technopolice Marseille souligne le rôle joué par ces liens pour munitions dans la guerre en cours, dont les civils palestiniens sont les principales victimes : « Ils permettent de relier les balles entre elles afin d’assurer une cadence de tir soutenue, à savoir de pouvoir tirer le plus de balles possible par minute ou par seconde. Donc de pouvoir tuer plus, et plus vite. »

Des mitrailleuses dotées de maillons M27 utilisées à Gaza

Effectivement essentiels au fonctionnement des fusils-mitrailleurs, ces liens métalliques s’accrochent entre eux et accueillent chacun une balle, formant ainsi une chaîne de munitions qui permet de tirer en rafale sur une cible, à raison de 17 balles par seconde, d’après la chaîne YouTube d’un ancien soldat américain. Les liens destinés à IMI Systems sont de type M27, pour des munitions de 5,56 millimètres, d’après la photo du bordereau sur les cartons d’Eurolinks.

S’ils sont conçus à l’origine pour les fusils de type M249, largement utilisés par l’armée américaine, ils sont tout à fait adaptés au Negev 5, l’un des fusils-mitrailleurs de l’armée israélienne que fabrique l’entreprise Israel Weapon Industries (IWI), une ex-filiale d’IMI Systems. 

« Israël a développé le fusil-mitrailleur Negev précisément parce que les munitions de 5,56 millimètres sont omniprésentes au sein des pays de l’Otan et de leurs alliés », explique Shir Hever, économiste spécialiste de l’industrie de la sécurité israélienne et coordinateur du mouvement palestinien BDS pour un embargo militaire à l’encontre de l’État hébreu. « Les munitions 5,56 du Negev sont interchangeables avec les fusils M249 », confirme-t-il à Disclose.

Ce sont justement ces balles de 5,56 × 45 mm, caractéristiques de l’Otan et utilisées par l’armée israélienne, qui sont à l’origine des blessures de 200 victimes du « massacre de la farine », d’après une enquête de Euro-Mediterranean Human Rights Monitor, une ONG de défense des droits humains basée à Genève. Le 29 février, au petit matin, des centaines de Gazaoui·es affamé·es attendaient l’une des rares livraisons d’aide alimentaire lorsque des soldats israéliens ont ouvert le feu, avec des « fusils d’assaut M4 et Tavor, ainsi que des mitrailleuses légères comme le Negev », selon l’ONG. Bilan de ce drame : 112 morts et 750 blessés.

L’armée israélienne a reconnu des « tirs limités » de ses soldats qui se sentaient « menacés », et a fait état d’« une bousculade durant laquelle des dizaines d’habitants ont été tués et blessés, certains renversés par les camions d’aide ». Le 14 mars, le même scénario se répète, une autre distribution se soldant par la mort d’au moins 20 Palestiniens et plus de 150 blessés.

Des livraisons jugées négligeables par la France

Réagissant à la tuerie du 29 février, Emmanuel Macron avait exprimé sur le réseau social X sa « profonde indignation face aux images qui nous parviennent de Gaza où des civils ont été pris pour cibles par des soldats israéliens ». Le gouvernement français n’a pas décidé pour autant de mettre un terme à ses livraisons de matériel militaire à Israël, contrairement aux Pays-Bas, à l’Espagne ou à la Wallonie belge, rejoints le 19 mars dernier par le Canada.

Après le 7 octobre, la France a d’abord plaidé pour le « droit à se défendre » de l’État hébreu, dont 138 ressortissant·es sont toujours retenu·es en otages à Gaza. « Israël a le droit de se défendre, et le devoir de le faire dans le respect du droit international, et donc de protéger les populations civiles », déclarait ainsi le 24 octobre Catherine Colonna, alors ministre des affaires étrangères, à la tribune des Nations unies. Même si le discours de l’exécutif français s’est ensuite infléchi, appelant le 9 novembre à un cessez-le-feu, puis dénonçant à la mi-février « un bilan humain et une situation humanitaire intolérables » à Gaza, les exportations militaires n’ont pas cessé.

La position est assumée par le ministère des armées, qui souligne régulièrement que le matériel militaire français vendu à Israël ne représente que 15,3 millions d’euros en 2022, soit 0,2 % des exportations d’armes de la France. Pas de quoi rivaliser avec les contributions de l’Allemagne et du Royaume-Uni, principaux fournisseurs en Europe de l’armement israélien, sans parler bien sûr des États-Unis.

Le 27 février, lors d’une commission parlementaire, le ministre des armées français, Sébastien Lecornu, a réitéré cet argument des livraisons négligeables. Répondant à une question du député insoumis Aurélien Saintoul sur le sujet, il a ajouté que les licences accordées récemment par la CIEEMG (commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre, qui donne son avis sur les exportations d’armes avant validation par le premier ministre) « ont permis de faire des composants sur des missiles du Dôme de fer, c’est-à-dire uniquement sur un système complètement défensif ».

Une affirmation répétée presque mot pour mot le 20 mars par la porte-parole du gouvernement, Prisca Thevenot, mais que les livraisons d’Eurolinks à IMI Systems viennent contredire. Contacté par Disclose et Marsactu, le ministère des armées n’a pas souhaité s’exprimer.

Pour Amnesty, ces armes « pourraient servir à commettre un génocide »

Plusieurs ONG (Médecins du monde, Save the Children, Oxfam, Handicap International) considèrent que la France est en contradiction avec les traités internationaux qu’elle a signés en continuant de fournir du matériel militaire à Israël.

Amnesty International rappelait ainsi fin février, dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, que le Traité sur le commerce des armes stipule qu’un État signataire ne peut vendre d’armes à un autre État s’il a « connaissance […] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, […] ou d’autres crimes de guerre ». Même chose pour la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Et l’ordonnance de la Cour internationale de justice estimant qu’il existait un risque de génocide à Gaza, en janvier, est venue ajouter un autre argument légal à la position des ONG.

Dans l’onglet « Historique » du site internet d’Eurolinks, on peut lire que l’entreprise a prospéré dans les années 1950 en fournissant des maillons pour l’armée française en Indochine et en Algérie. À l’époque, des dockers avaient bloqué les bateaux d’armes en partance pour les territoires coloniaux de la France en Asie. La lutte locale entreprise aujourd’hui contre l’industrie de l’armement entend rouvrir ce débat, à l’heure où la situation continue de s’enliser à Gaza.

Nina Hubinet (Marsactu) et Ariane Lavrilleux (Disclose)