Gaza : les enjeux de la plainte pour génocide visant Israël devant la Cour internationale de justice

L’Afrique du Sud, à l’origine de la saisine des juges de La Haye, leur demande, avant même qu’ils se prononcent sur le fond, d’ordonner à Israël de cesser les attaques contre l’enclave palestinienne. Les audiences se dérouleront jeudi et vendredi.

Pour Israël et l’immense majorité de ses citoyens, cette plainte est une aberration et un crève-cœur aussi : l’Etat juif, proclamé en 1948, dans la foulée de la Shoah, l’entreprise d’extermination la plus vaste et la plus systématique de l’histoire, se retrouve accusé de commettre à son tour le crime de génocide, dans la bande de Gaza. Pour les Palestiniens au contraire, qui désespèrent de l’incapacité des chancelleries occidentales à imposer un cessez-le-feu à leur allié israélien, la procédure constitue une occasion de braquer les projecteurs sur le supplice vécu par l’enclave côtière, hors d’accès des médias étrangers, où les bombardements israéliens ont causé au moins 23 000 morts et 59 000 blessés en trois mois.

La plainte pour violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide qui vise Israël a été déposée le 29 décembre 2023 par l’Afrique du Sud, devant la Cour internationale de justice (CIJ). Les audiences se dérouleront les 11 et 12 janvier au palais de la Paix à La Haye, devant la plus haute cour des Nations unies, chargée d’arbitrer les différends entre Etats. Elles s’ouvrent après trois mois d’une guerre que les Israéliens vivent comme imposée par le Hamas palestinien, qui a massacré 1 200 civils et militaires le 7 octobre 2023, dépeuplant une large zone autour de l’enclave.

Il faudra des années avant que les juges de La Haye ne tranchent sur le fond. Mais l’Afrique du Sud leur demande d’ores et déjà de prendre des « mesures conservatoires » pour arrêter les crimes en cours dans le territoire palestinien. La Cour n’a certes pas les moyens de faire exécuter ses décisions. Dans l’hypothèse où elle appellerait à des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU, il est quasi certain que les Etats-Unis, qui soutiennent l’Etat hébreu dans sa guerre, y opposeraient leur véto. Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a d’ailleurs déclaré mardi que la plainte visant Israël devant la CIJ est « dénuée de fondement ». L’avis des juges sur les mesures préalables pourrait néanmoins avoir une portée symbolique considérable.

Dans le document qu’elle a transmis à la CIJ fin décembre 2023, l’Afrique du Sud l’exhorte à ordonner à Israël « de mettre fin immédiatement à toutes les attaques militaires » qui pourraient constituer des actes de génocide, « de cesser de tuer et de causer de graves blessures mentales et physiques au peuple palestinien à Gaza », et de « ne pas imposer des conditions de vie qui pourraient entraîner la destruction physique » des Gazaouis.

Déclarations « déshumanisantes »

Ces trois crimes peuvent être légalement qualifiés de génocide s’ils sont commis dans l’intention d’éliminer les Palestiniens de Gaza. Une telle intention génocidaire, élément crucial pour caractériser le « crime des crimes », se serait manifestée, selon l’Afrique du Sud, « aux plus hauts niveaux, du président, du premier ministre et du ministre de la défense israéliens ». Les avocats de Pretoria rappellent, dans le document de 84 pages déposé à La Haye, les déclarations « déshumanisantes » faites par le chef de l’Etat, le chef du gouvernement, plusieurs ministres et des officiers supérieurs.

Le 16 octobre 2023, devant la Knesset, le premier ministre, Benyamin Netanyahou, avait ainsi décrit la guerre comme « une lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l’humanité et la loi de la jungle ». « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence, avait pour sa part déclaré le ministre de la défense, Yoav Gallant. Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé. »

Le document cite aussi des journalistes, d’anciens officiers et des élus, sans autorité sur la conduite de la guerre. Une partie de leurs propos ont été prononcés dans les jours de chaos qui ont suivi le bain de sang du 7 octobre 2023. Mais leur compilation jette une lumière crue sur l’état délétère du discours public en Israël depuis des mois. A ces propos se mêlent ceux des ministres d’extrême droite religieuse, qui ne cessent d’appeler à un nettoyage ethnique à Gaza. Leur camp politique, messianique, voit dans l’attaque du Hamas et dans la guerre déclenchée dans la foulée une occasion historique d’accomplir la volonté divine, en chassant les Palestiniens d’une part de la Terre sainte.

Leur discours, aux accents génocidaires, n’est pas celui de l’armée ni du gouvernement. « Mais ni le système judiciaire ni l’autorité politique ne sanctionnent ceux qui tiennent de tels discours, ce qui tend à renforcer les arguments de l’Afrique du Sud », déplore l’avocat israélien et défenseur des droits humains Michael Sfard. Le silence de M. Nétanyahou entretient une ambiguïté sur les objectifs d’une guerre qui a rendu l’enclave de Gaza largement invivable, et qui menace de pousser sa population à fuir vers le Sinaï égyptien.

Pretoria demande aux juges de La Haye d’imposer à Israël de punir toute « incitation au génocide ». Les avocats de l’Afrique du Sud réclament également l’accès des Gazaouis à l’aide humanitaire sans restrictions alors qu’Israël a un peu desserré ces dernières semaines son siège. Ils réclament enfin que les experts du Haut- Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU et les enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI) puissent pénétrer dans Gaza.

Les juges ne sont pas liés par les mesures demandées par Pretoria. Ils peuvent décider de les rejeter ou d’en prononcer d’autres, et ne sont tenus par aucun délai. Mais sur ce genre de cas, le délibéré est en général rapide. Même si l’affaire était moins complexe, il avait fallu neuf jours aux juges de La Haye pour délivrer une ordonnance contre la Russie, à la suite d’une plainte déposée par l’Ukraine dès le début de l’invasion russe, en février 2022.

La procédure enclenchée par l’Afrique du Sud est similaire à celle intentée par la Gambie devant la CIJ en 2019. Banjul avait porté plainte contre la Birmanie, l’accusant du génocide de la minorité musulmane rohingya. L’Afrique du Sud, poids lourd du continent africain et des BRICS, justifie sa démarche en rappelant que la convention adoptée le 9 décembre 1948 à Paris, au lendemain de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, oblige les 152 Etats qui l’ont ratifiée à empêcher tout acte de génocide.

Plusieurs Etats dénoncent un génocide

Si, jusqu’à maintenant, aucun Etat ne s’est formellement joint à cette procédure, comme ils en ont la possibilité, plusieurs ont dénoncé un génocide, rappellent les avocats de l’Afrique du Sud, en citant l’Algérie, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, Cuba, l’Iran, la Turquie, le Venezuela et, bien sûr, la Palestine. A ceux-là s’ajoutent treize autres Etats qui ont évoqué « le risque de génocide ».

Ces audiences suscitent des réactions douloureuses en Israël, où des parlementaires ont demandé, le 8 janvier, l’expulsion d’un confrère du parti Hadash, Ofer Cassif, qui a osé signer la pétition sud-africaine, comme quelque 200 concitoyens. Dès le dépôt de la plainte, le 29 décembre 2023, le ministère des affaires étrangères israélien avait estimé que « l’accusation de génocide contre Israël n’est pas seulement totalement infondée en fait et en droit, mais elle est moralement répugnante » et, ajoutait-il, « antisémite ».

Mais le gouvernement, d’ordinaire méfiant à l’égard des institutions onusiennes, a choisi de ne pas boycotter la procédure de la CIJ. Il a nommé un juge ad hoc à La Haye, le très respecté ex-président de la Cour suprême Aharon Barak, survivant de la Shoah, qui doit prêter serment à l’ouverture des audiences, jeudi. L’Afrique du Sud pourra nommer un second juge ad hoc.

Ces désignations, prévues par les règles de procédure de la Cour, visent à ce que l’un des juges au moins soit familier du contexte, et à ce qu’il puisse éventuellement émettre un avis en faveur du pays qui l’a désigné. Signe de l’inquiétude qui monte au sein de l’exécutif israélien à mesure que l’échéance approche, le procureur général a publié une note, mardi, rappelant que l’incitation au génocide constitue un crime. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères a également déclaré que, contrairement à ce qu’ont affirmé certains organes de presse, Israël n’étudie pas la possibilité de déporter des Palestiniens de Gaza vers des pays africains.

La question de la « légitime défense »

L’avocat de l’Afrique du Sud, John Dugard, ouvrira les débats jeudi, avant que son homologue pour Israël, Malcolm Shaw, ne prenne la parole vendredi. La future ordonnance de la CIJ visera-t-elle aussi le Hamas et le Jihad islamique ? Et évoquera-t-elle la question de la « légitime défense », sur laquelle Israël s’appuie pour justifier ses opérations contre Gaza ? Dans une précédente décision de la Cour, émise en 2004 et portant sur le mur érigé par Israël à l’intérieur de la Cisjordanie, officiellement pour se protéger contre des attentats, les juges avaient dénié ce droit à l’Etat hébreu, rappelant que la menace n’émanait pas d’un autre Etat, mais d’un territoire occupé. Selon la quatrième Convention de Genève, Israël a l’obligation de protéger la population occupée.

Le gouvernement sud-africain condamne le massacre du 7 octobre 2023 commis par le Hamas au sud d’Israël, tout en plaçant sa plainte dans le contexte « de la conduite d’Israël envers les Palestiniens durant ses soixante-quinze longues années d’apartheid, ses cinquante-six longues années d’occupation du territoire palestinien et ses seize longues années de blocus de Gaza ». L’Afrique du Sud affirme être attachée à la solution à deux Etats dans les frontières d’avant la guerre des Six-Jours.

Après les deux jours d’audience et la décision à venir des juges, une phase de procédure plus technique pourrait s’ouvrir, durant laquelle Israël pourrait contester la compétence de la Cour dans cette affaire. L’Afrique du Sud et Israël devront ensuite déposer leurs mémoires écrits avant que des audiences sur le fond ne soient organisées.