Les faits de guerre au Proche-Orient, horribles et révoltants, continuent depuis le 7 octobre 2023 à être amplement commentés. Un processus parallèle demeure toutefois hors du champ de la réflexion : le rétrécissement de l’espace laissé en Europe, et en France en particulier, à toute forme d’expression de soutien aux droits des Palestiniens.
Dès le lendemain du 7 octobre, l’ampleur de la stigmatisation des mobilisations en France pour la Palestine a été frappante. Portée par le gouvernement, des partis politiques et de nombreux médias, celle-ci a par exemple pris la forme d’un rouleau compresseur visant notamment à décrédibiliser la gauche portée par Jean-Luc Mélenchon. Les réactions outrées permettaient ainsi de faire mine de ne pas comprendre les nuances dans les déclarations de ce dernier, et ses appels à la contextualisation historique, en laissant croire que lui, comme les députées Danièle Obono et Mathilde Panot, soutenaient le terrorisme.
La position des autorités s’est traduite par des consignes d’interdiction de manifestations transmises aux préfets par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin et par la circulaire du garde des sceaux Éric Dupont-Moretti. Celles-ci incarnent de façon très directe l’extension des restrictions à la liberté d’expression dès lors que la question israélo-palestinienne est abordée. Dupont-Moretti considère ainsi que le fait de présenter l’attaque du 7 octobre comme une forme de résistance légitime est constitutif d’une apologie du terrorisme.
L’interdiction pure et simple de manifester a été contredite par le Conseil d’État dans sa décision du 18 octobre 2023, et diversement appliquée ensuite par les préfets. Interdite à Paris le 28 octobre, mais autorisée par exemple à Marseille. Il n’en demeure pas moins que l’assimilation par le gouvernement des manifestations à l’expression d’un soutien au Hamas a conduit à réduire la surface de la mobilisation, à la marginaliser en lui assignant de facto un sens politique radical.
La grotesque affaire Benzema
Un autre cas symbolise la dérive de la puissance publique en France : la militante de gauche palestinienne Mariam Abou Daqqa avait été invitée de longue date dans l’Hexagone et avait obtenu un visa pour participer à diverses conférences dans le milieu associatif ainsi qu’auprès d’élus. Plusieurs semaines après le début de sa tournée, le ministère de l’intérieur a ordonné le 16 octobre son assignation à résidence à Marseille en vue de son expulsion et interdit ses prises de paroles publiques. Une fois encore, la justice est finalement venue contredire la décision d’expulsion quatre jours plus tard, mais le ministère a fait appel. Parallèlement, une dizaine de militants de la CGT, dont certains cadres de sa fédération du Nord, ont été arrêtés à l’aube, un dimanche, menottés et placés en garde à vue pour apologie du terrorisme suite à la publication d’un tract.
Quelques jours plus tard, le rectorat de Paris décidait brutalement de déprogrammer du festival Collège au cinéma le film d’animation norvégien Wardi, qui conte l’histoire d’une réfugiée palestinienne au Liban. Pour se justifier, l’institution pointait du doigt le « contexte d’extrême tension internationale », oubliant combien ce film pour enfants avait été unanimement célébré par la critique lors de sa sortie en 2018, sans polémique aucune. La séquence illustre jusqu’à la caricature la pression continuelle exercée par le gouvernement français sur les figures et discours incarnant la solidarité avec la Palestine ou mettant simplement en lumière, pour le grand public, des trajectoires palestiniennes somme toute banales.
L’exemple le plus grotesque de l’offensive des autorités restera sans doute lié au footballeur Karim Benzema. Une sénatrice de droite, Valérie Boyer, a en effet demandé sa déchéance de nationalité française pour un tweet de soutien aux civils à Gaza. Gérald Darmanin avait auparavant lui-même relayé des accusations d’appartenance du sportif installé en Arabie saoudite aux Frères musulmans, affirmant à la télévision « s’intéresser particulièrement » à lui depuis « quelques semaines » (CNews, 16 octobre). Par son propos, il illustre l’inculture de bien des médias et des responsables politiques face aux mouvements islamistes, en usant de catégories absurdes. La définition du « frérisme », nébuleuse s’il en est, a il est vrai été abondamment nourrie en France par les discours problématiques de la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler.
Des médias tétanisés
Ainsi, face à l’effet conjugué de la sidération due au niveau de violence survenue en Israël (fréquemment désignée comme une « violence première », c’est-à-dire déconnectée de l’histoire de l’occupation israélienne et de la résistance à celle-ci) et des politiques répressives encouragées par les dirigeants européens, la latitude offerte pour expliquer, contextualiser, mais aussi exprimer une solidarité simple avec le peuple palestinien se réduit comme une peau de chagrin. Le constat même d’un rétrécissement de l’espace est toutefois devenu tabou, impossible à expliciter publiquement auprès des médias dominants, et dès lors repoussé vers les marges.
Hors du strict périmètre du pouvoir politique, le champ médiatique est lui-même partie prenante du rétrécissement de l’espace laissé à la parole favorable aux droits des Palestiniens. Dans ce contexte contraint, divers spécialistes de la société palestinienne ou universitaires, pourtant rodés aux plateaux de radio ou de télévision, ont préféré refuser de s’exprimer. D’autres ont vu leurs invitations subitement annulées par les médias qui venaient pourtant de les convier : ils étaient soudainement devenus trop sulfureux pour des rédactions qui marchent sur des œufs.
Sur une chaine de radio publique, la simple expression par Firas Khoury, réalisateur palestinien de la nécessité d’envisager un État binational, c’est-à-dire de remettre en question la nature religieuse et ethnique de l’État israélien, laissait à la radio un apparent malaise parmi les journalistes, amenés à couper l’invité puis, le lendemain à s’excuser d’avoir laissé passer à l’antenne de tels propos. Cette réaction illustre probablement moins l’affirmation de positionnements pro-israéliens parmi les journalistes qu’une forme d’inculture dans un contexte où les limites du discours sont mouvantes, tétanisant celles et ceux qui sont censés susciter le débat. Cette situation a alors pour effet d’imposer une prudence extrême dans les discours analytiques. Forcer le passage face à ces nouvelles lignes rouges sera à l’avenir toujours plus difficile. Il est alors probable que la dénonciation des évidences que sont l’occupation, l’injustice, les crimes et le racisme risque bien de rester longtemps réservée à des cercles marginalisés.
Défendre les libertés académiques
Dans le milieu universitaire français, c’est une logique de délation qui a parfois suivi les attaques du 7 octobre. S’il est un espace où les avis contradictoires et informés, car produits par des spécialistes devraient sereinement pouvoir se dérouler, c’est bien celui de la recherche. Or, dernièrement et de façon répétée, parfois à la demande même des directions universitaires, des « signalements », c’est-à-dire des dénonciations par des collègues auprès de leurs hiérarchies, ont été constatés. Certains se sont ainsi vus accusés d’avoir fait l’apologie du terrorisme en montrant de la sympathie pour les Palestiniens, en relayant un texte ou une image sur les réseaux sociaux. L’accusation, ô combien sérieuse et nouvelle dans un milieu qui a été traversé par de violents débats — songeons aux années 1960 et 1970 —, méprise le débat d’idées propre au monde académique au profit d’une calomnie aux effets judiciaires potentiellement graves.
En réaction, une réponse collective de chercheuses et chercheurs en sciences sociales s’inquiétant des restrictions à l’œuvre a été largement diffusée sous la forme d’une pétition. Les libertés académiques sont déjà mises à mal par une variété de procédures judiciaires, mais aussi par les restrictions à l’accès au terrain, ainsi que par des emprisonnements, dont celui de l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah, enfin libérée le 17 octobre 2023 après plus de quatre années de détention en Iran. Leur défense passe par la préservation des discours critiques, engagés et fondés sur de solides connaissances, aujourd’hui menacés par l’autocensure, les pressions et la criminalisation à l’œuvre dans l’espace scientifique sur le Proche-Orient qui se manifeste avec une grande brutalité depuis le 7 octobre. Ainsi un nouveau palier a bien été franchi. En 2019, le respect des libertés académiques avait été réaffirmé face aux accusations gouvernementales « d’islamo-gauchisme » : le CNRS comme la conférence des présidents d’université avaient fait front, au côté de la communauté académique. Tel n’est manifestement plus entièrement le cas.
Retour brutal de balancier
La séquence qui avait précédé l’attaque menée par le Hamas en Israël était autre. Les procédures de criminalisation étaient déjà à l’œuvre sur le plan législatif depuis longtemps, mais occasionnaient là encore des déconvenues judiciaires pour la majorité, telle la toute récente décision de la Cour de cassation du 17 octobre 2023 rappelant que les appels au boycottage des produits israéliens ne peuvent être assimilés à une provocation à la haine(1).
De rapports d’ONG en ouvrages scientifiques, d’élections portant la majorité toujours plus vers l’extrême droite en déclarations racistes des responsables politiques suprémacistes juifs, le basculement d’Israël vers une démocratie illibérale semblait de plus en plus reconnu dans l’espace public européen. Autrefois interdit, le qualificatif de régime d’apartheid, même s’il divisait à gauche, quittait les cercles strictement militants pour être repris dans les médias généralistes, y compris les chaines publiques de télévision et de radio.
Certes, les accusations infamantes persistaient et pouvaient s’appuyer sur des restrictions législatives assimilant antisionisme et antisémitisme, ou quelques relais souvent risibles, y compris au sein des assemblées et des gouvernements. Il demeurait que la politique israélienne, tant en ce qui concerne les affaires intérieures qu’à l’égard des Palestiniens, était de moins en moins défendable. L’expression d’une empathie avec la cause palestinienne était possible, et les mots de résistance, d’occupation, de boycott semblaient dicibles, à défaut d’être en mesure de peser réellement sur le terrain au Proche-Orient.
Singulière Allemagne
S’est ainsi opéré en octobre 2023 un mouvement brutal — guère surprenant, mais dont l’ampleur est troublante quand on la considère à l’échelle des sociétés occidentales. Celui-ci est certes variable d’un pays européen à l’autre. En l’espèce, le processus de rétrécissement de la liberté d’expression en France et en Allemagne semble actuellement le plus poussé. Il y a là des causes historiques liées à la Shoah, mais aussi sociologiques, caractérisées par la présence de minorités tant musulmanes que juives en France.
Au Royaume-Uni, mais aussi en Italie et en Espagne, malgré des discours de responsables politiques ouvertement favorables à Israël, les manifestations de soutien aux Palestiniens et contre les bombardements à Gaza n’ont pas été interdites et ont été souvent massives. Les médias se sont parfois fait le relais de positions courageuses. Ainsi la rédaction de la BBC a-t-elle défendu son choix de ne pas utiliser l’étiquette de « terroriste » pour désigner le Hamas, plaidant pour des qualificatifs plus neutres. Cette position n’empêchait toutefois pas certains de ses journalistes de dénoncer les biais de la couverture pro-israélienne du groupe audiovisuel public britannique, ni le journaliste tunisien Bassem Bounenni d’annoncer sa démission de la chaîne en réaction.
Signe d’un processus accéléré de criminalisation de la parole en Allemagne, le Salon du livre de Francfort — le plus important événement du genre dans le monde —, a reporté la remise d’un prix à l’autrice Adania Chibli qui s’est vue parallèlement accusée dans les médias de colporter des discours antisémites dans son récent roman, en relatant les viols commis par les soldats israéliens pendant la Nakba. Dénonçant une banalisation du terrorisme, le maire social-démocrate de Francfort quittait avec fracas une conférence du philosophe Slavoj Zizek qui appelait pourtant simplement, dix jours après le 7 octobre, à contextualiser la violence en Israël et Palestine.
Au-delà des effets directs sur celles et ceux qui s’expriment pour défendre les droits des Palestiniens, cette régression européenne, allemande et française en particulier, de l’espace d’expression a des effets inquiétants. En contraignant les analyses et en les corrélant à un registre émotionnel, la compréhension se trouve indéniablement affectée. Qui peut raisonnablement penser que combattre la violence du Hamas passe par les mêmes méthodes que celles employées par la coalition internationale contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) ? C’est pourtant le chemin proposé par Emmanuel Macron lors de sa visite à Tel-Aviv.
En outre, hors des sociétés européennes, mais aussi auprès de certains segments de celles-ci, ces restrictions ont des effets délétères. Les annonces d’interdictions de manifestations, les discours unilatéraux de soutien à Israël par les dirigeants européens et américains — y compris après que les bombardements israéliens sur Gaza ont fait des milliers de victimes civiles, contribue directement à ancrer l’impression d’un Occident à la dérive qui a cessé de se soucier du reste du monde. Il ne se donne même plus la peine de faire croire qu’il défend des valeurs universelles. Dès lors, les dirigeants et la majorité des médias européens s’étonneront-ils vraiment de ne plus pouvoir communiquer avec leurs voisins du Sud et de voir leurs appels à soutenir l’Ukraine ou une autre cause démonétisés ou méprisés ?
Laurent Bonnefoy
Chercheur au CNRS, Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po.
(1) Cour de cassation, pourvoi no. 22-83.197.