Ces derniers mois, l’émotion suscitée par les massacres perpétrés à Gaza a pénétré jusque dans les établissements scolaires, provoquant des signalements ou même la suspension d’une enseignante. Une intersyndicale appelle à la grève sur ce sujet, le 17 juin.
Face à la multiplication des manifestations de soutien au peuple palestinien ces derniers mois, l’Éducation nationale patine. Comme paralysés par les revirements du gouvernement, les rectorats peinent à gérer les répercussions de cette guerre, dont l’écho a largement pénétré les établissements scolaires. Pas de ligne claire, des sanctions souvent disproportionnées, des interdictions aux motifs parfois incohérents… Loin d’apaiser les conflits, les réactions épidermiques et mal maîtrisées de l’institution les ont littéralement enflammées.
À Romans-sur-Isère (Drôme), dans le collège d’éducation prioritaire Albert-Triboulet, l’affaire démarre au tout début du mois d’octobre. En classe, S. est prise à partie par un enseignant au sujet de sa tenue. En cause : un maillot de foot du club Deportivo Palestino, fondé dans les années 1920 par la diaspora palestinienne au Chili.
Devant ses camarades, le professeur lui demande de citer le nom d’un joueur, et comme elle n’en connaît aucun, il estime que les motivations de ce choix vestimentaire « ne sont pas compatibles avec les valeurs de la République », rapporte Anne, sa mère. Dans la foulée, l’enseignant demande aux élèves d’ouvrir leur carnet de correspondance et dicte un message informant les familles que « tout port de vêtement ou signes exprimant un message religieux ou politique est strictement interdit dans cet établissement scolaire ».
Quinze jours plus tard, la mère de l’élève demande à l’enseignant de s’expliquer à l’occasion d’une réunion parents-professeurs, mais rapidement le ton monte. « Il n’y avait pas écrit “Free Palestine”. Il n’y avait pas de message politique. Je lui ai parlé du contexte d’islamophobie ambiante, mais il a considéré que c’était un terme controversé. Il a fini par me hurler dessus et m’a demandé de sortir. C’était hyper humiliant »,relate Anne.
Les valeurs de la République convoquées
Au sortir de l’entrevue, puis d’un deuxième rendez-vous tout aussi tendu deux jours plus tard, la mère réitère ses interrogations dans un courrier resté sans réponse : « Je ne souhaite plus avoir à discuter avec vous, je vous saurai donc gré de me faire parvenir par écrit les références légales qui permettent à un professeur d’interdire une tenue qui ne porte pas de caractère religieux. » Et s’il s’agit d’une décision de l’établissement, « la base légale de cette décision ainsi que la date à laquelle le règlement intérieur a été modifié et soumis au vote du CA [conseil d’administration – ndlr] ».
En interne, les échanges entre le corps enseignant et la direction s’emballent. « Ne soyons pas dupes : ni les résultats sportifs ni les couleurs chatoyantes de la Palestine n’expliquent le port d’un tel vêtement. Il est clairement l’étendard de revendications politiques qui viennent ébranler la neutralité de notre édifice républicain. Aussi, pourriez-vous s’il vous plaît m’indiquer la posture collective que nous devons adopter face à de telles tenues afin de rapprocher le cadre réglementaire des exigences institutionnelles ? »,questionne le professeur d’histoire, couvert et soutenu par la hiérarchie, selon les informations de Mediapart.
Quelques semaines plus tard, les parents de la jeune fille sont reçus par le principal adjoint et la référente « valeurs de la République » du rectorat, qui invoque le principe de neutralité prévu par le Code de l’éducation. À l’arrivée du printemps, les t-shirts ressurgissent. « Des élèves ont arrêté de porter leurs maillots, mais d’autres en ont porté plus qu’avant. C’est devenu un signe de revendication », confirme une enseignante.
Pour protester contre une censure jugée délétère, à la mi-avril une douzaine d’élèves de la classe décident même de confectionner une série de petits drapeaux pour rendre hommage aux peuples opprimés du monde entier, et les scotchent sur les murs de l’établissement.
Une délégation de quatre élèves demande à être reçue par la direction, qui accepte. Avant de les convoquer un·e par un·e à la dernière minute. Deux d’entre elles signeront des « dépositions », que les parents n’obtiendront jamais malgré des demandes répétées. Contacté·es, ni le rectorat de Grenoble ni la proviseure n’ont accepté de répondre à nos questions.
Victime collatérale de la psychose ambiante, cette même semaine dans cet établissement, une professeure de latin a également fait l’objet d’un « fait établissement » de type 2 – destiné à signaler les situations préoccupantes sur une échelle de 1 à 3 – « pour atteinte aux valeurs de la République ». En cause, un devoir d’écriture sur les discriminations qu’elle a affiché sur les murs sans autorisation.
« Les élèves devaient écrire à la manière de la lettre de Sénèque sur les esclaves, et il a été question de racisme, d’homophobie, d’islamophobie… Les textes étaient super. Mais la hiérarchie a menacé de saisir le procureur contre une collégienne qu’elle soupçonnait de radicalisme islamiste à cause de son devoir », raconte l’enseignante.
Une minute de silence sévèrement sanctionnée
À Sens (Yonne), même ambiance. Suspendue depuis fin mars pour avoir organisé une minute de silence en hommage aux victimes de Gaza à la demande de ses élèves, une enseignante du lycée Janot-Curie a été réintégrée le 6 juin, mais avec un blâme. Par courrier, la rectrice de l’académie de Dijon a aussi brandi la menace d’une sanction plus grave si elle n’adopte pas le « comportement exemplaire et irréprochable que l’Éducation nationale est en droit d’attendre de ses professeurs »,avant de l’inviter à se « ressaisir ».
Une tonalité et une punition que la professeure de physique-chimie entend bien contester devant le ministère de l’éducation, le 17 juin, à l’occasion d’une manifestation, puis devant le tribunal administratif. « Par principe et au vu de ce qui se passe en Palestine, je ne peux pas l’accepter », soupire M., qui témoigne auprès de Mediapart.
À la source de cet engrenage administratif sévère, il y a la vague d’émotion suscitée par la rupture du cessez-le-feu du 18 mars à Gaza. « Ç’a été une journée terrible. On nous a annoncé plus de quatre cents morts, dont cent sept enfants », se souvient M., qui explique alors à tous ses élèves qu’elle se tient à leur disposition pour en parler s’ils en ressentent le besoin.
Le mercredi 26 mars, à l’initiative d’un groupe de collégiens, elle autorise une minute de silence à l’heure de la récréation. « C’est une classe de trente-cinq élèves ; vingt-sept sont restés », précise la professeure. Le lundi suivant, elle est convoquée à 7 h 45 dans le bureau du proviseur, qui lui tend un arrêté de suspension à titre conservatoire, lui retire ses clés et bloque ses accès aux espaces de travail numériques. « J’étais dans l’impossibilité de communiquer avec les élèves et avec les enseignants. J’ai été très surprise. À la base, je ne m’attendais même pas à ce qu’il y ait une réaction », confie-t-elle.
Déléguée syndicale (Sud Éducation), sa collègue Marie se souvient d’un épisode particulièrement « violent ». « Elle a été remplacée en moins d’une semaine, ce qui est un record. Et son identifiant sur la plateforme Pronote a été substitué par le nom du remplaçant. Ça paraît fou ; c’est comme si on avait voulu la neutraliser. En quinze ans d’Éducation nationale, je n’avais jamais vu ça », insiste Marie.
Dans l’établissement, la hiérarchie et certain·es collègues paniquent. Certain·es pointent le risque d’une stigmatisation des élèves qui n’ont pas participé à cette minute, d’autres évoquent aussi le meurtre de Samuel Paty, victime en octobre 2020 d’un attentat terroriste.
Une diligence de l’établissement et du rectorat qui étonne. Deux ans plus tôt, selon un document que Mediapart a pu consulter, un enseignant du lycée avait fait l’objet d’un signalement pour harcèlement sexuel sur une élève. Durant le temps de l’enquête – qui n’a pas réussi à caractériser les faits dénoncés –, l’enseignant visé n’a jamais été inquiété. Ni même suspendu à titre conservatoire.
Selon une information de Mediapart, aucune réaction non plus lorsque le recteur de Paris a pris la liberté d’organiser le 11 octobre une minute de silence en hommage aux victimes israéliennes du 7 octobre 2023, en présence d’une quarantaine de chefs d’établissement. Une initiative locale aussi spontanée que celle de la professeure de Sens… Sauf que là, le recteur n’a été ni menacé ni écarté.
Appel à la grève
Pour Kai Terada, du Collectif des réprimé·es de l’Éducation nationale, la minute de silence est considérée comme un moyen de « définir la morale républicaine », et doit donc émaner d’une décision du ministère. Or, fin mars, « le primat médiatique et la position du gouvernement n’avaient pas encore basculé du côté de la dénonciation des massacres à Gaza », souligne l’enseignant, qui juge néanmoins le blâme attribué à sa collègue « scandaleux ».
Si le cas de Sens a pris une ampleur exceptionnelle, les organisations syndicales relèvent plusieurs histoires semblables dans les établissements scolaires. Ici ou là, des élèves ont été menacés de sanctions pour avoir brandi un drapeau palestinien ; des enseignants sont convoqués par le rectorat de Paris pour avoir manifesté leur soutien à la Palestine sur le parvis durant une heure d’information syndicale ; des établissements se sont aussi montrés frileux face à l’engagement de leurs enseignants dans la campagne de soutien éducatif et psychosocial « Education4Gaza », lancée depuis l’enclave palestinienne.
« L’idée, c’est d’envoyer du matériel pédagogique, mais il y a eu des réticences… Des collègues ont parfois souhaité que l’implication des personnels volontaires passe en conseil d’administration, alors que ça relève de la liberté pédagogique », estime Nara Cladera, cosecrétaire générale de Sud Éducation.
Le mardi 17 juin, FO, Sud Éducation, la FSU et la CGT appellent à la grève pour dénoncer la sanction de l’enseignante du lycée de Sens, et plus largement « la répression qui s’abat sur toutes les voix qui apportent leur soutien au peuple palestinien », précise un communiqué commun.