En Cisjordanie, «on ne fait plus la différence entre un terroriste palestinien et un Palestinien terrorisé»

Dans le territoire occupé, les colons profitent du besoin de vengeance d’une partie de la population israélienne pour accomplir leurs buts politiques, les armes à la main.

Cela fait cinq ans que la famille Odeh construit une nouvelle maison pour quitter le centre de la petite ville de Qusra, 7 000 habitants, à côté de Naplouse en Cisjordanie occupée. «C’était un rêve qui a tourné au cauchemar», dit Ahed, 24 ans, en fermant définitivement le rideau de fer de son atelier de métallurgie. Mercredi 11 octobre, une dizaine d’Israéliens se sont approchés de la maison, masqués. Ils ont commencé par lancer des pierres, comme d’habitude : ce genre d’incident peut se produire jusqu’à plusieurs fois par semaine, selon Ahed.

Mais cette fois, les colons ont sorti les armes. La confrontation a tourné au massacre. Le frère d’Ahed a tenté de mettre sa fille Raath, 6 ans, à l’abri. Il a été touché de trois balles, dont une qui est rentrée par sa gorge et ressortie par la bouche. Deux autres ont atteint sa cheville et sa jambe. Une quatrième a traversé l’épaule gauche de Raath. «Ma mère a appelé mon cousin Moath pour qu’il vienne les aider. Ils sont arrivés en courant. Il est mort, lui et deux autres», dit Ahed, les yeux cernés. L’attaque a duré 45 minutes, avant l’arrivée de l’armée israélienne, qui est rentrée jusque dans le centre du village. Dans les affrontements qui ont suivi, un autre jeune homme a été tué par les soldats.

Ahed, un Cisjordanien de 24 ans, a vu sa maison de Qusra être attaquée par des colons israéliens dans un esprit de vengeance après les assassinats du 7 octobre. (William Keo / Magnum Photos /Libération)

Un convoi funéraire attaqué par les colons

Qusra est entourée de colonies israéliennes, explique le maire Hani Odeh, 68 ans, en traçant sur une carte de la région une virgule allant du nord-est au sud-ouest de la ville. La sociologie de ces colonies, coloriées en bleu, n’a pas de secret pour cet ancien soldat, comme pour la plupart des habitants du village. «Migdalim est là depuis 1981 ; ils venaient ici pour prendre de l’essence, faire des courses. On cohabitait. Mais les nouvelles colonies sont différentes. Ils plantent des nouvelles tentes tous les mois», continue Hani Odeh. Il conduit sans ceinture mais d’une main sûre le pick-up municipal défoncé à la lisière du village. Les maisons sont abandonnées, une salle des fêtes condamnée. Il ne reste que le squelette d’un grand poulailler. «Les colons l’ont brûlé. 20 000 poulets sont morts», explique le maire.

Au Proche-Orient, on enterre vite les morts. Mais pour ramener les corps du centre médical de Salfit, à quelques kilomètres à l’ouest, le lendemain, il fallait passer devant des colonies. Hani Odeh a contacté les autorités palestiniennes et israéliennes pour s’assurer de la sécurité du convoi funéraire, une quinzaine de voitures, qui allait suivre l’ambulance. Le tracé serait sécurisé, ont assuré les soldats. Vers 10 heures, le convoi s’est ébranlé. 30 minutes plus tôt, dans les colonies environnantes, les téléphones se sont mis à vibrer. «Le commandant de la région ne comprend pas que nous sommes en guerre ! Il a autorisé une procession funéraire de terroristes sur une route principale de Samarie», dit le texto, appelant le plus de monde possible à sortir. Une centaine de personnes ont répondu à l’appel. L’armée a tenté de dévier le convoi, mais en vain. Il a fini par être attaqué.

«Mon père conduisait, mon frère était dans le siège passager et moi à l’arrière», raconte Yasser Wadi, 14 ans. «Des colons ont arrêté le convoi, mon père et mon frère sont sortis pour leur dire de partir. D’autres personnes ont fait de même. Ils ont tiré. Et puis une autre voiture de colons est arrivée, ils ont aussi commencé à tirer. Mon frère a pris trois balles, et mon père une. La voiture aussi», dit l’ado d’une voix absente en tortillant le pendentif tout neuf qui porte la photo d’Ibrahim, 62 ans, et Ahmed, 24 ans. Leurs corps ont été préparés immédiatement. Ils ont finalement été enterrés en même temps que les quatre morts de la veille.

Yasser Wadi, 14 ans, montre son pendentif des photos de son père Ibrahim, cadre local du Fatah, et de son frère Ahmed, tués dans l’attaque d’une procession funéraire. (William Keo / Magnum Photos /Libération)

Autour de Yasser, une quinzaine d’hommes se recueillent, en deuil, dans la cour de la maison familiale. Une jeune femme regarde subrepticement par la fenêtre. «C’était un leader», explique Abdelathem, frère d’Ibrahim et ancien maire de Qusra, qui ne veut pas croire à la coïncidence, au fait que son frère soit juste devenu victime d’une violence aveugle. «Il avait créé des groupes de protection dans les villages ici, il était bien placé au niveau du Fatah. Ils ont voulu le viser, c’est sûr». Sur les réseaux sociaux des colons, on s’est ensuite réjoui de cette justice rendue aux «terroristes». Les forces de sécurité israéliennes, scrutées par les médias internationaux, ont rapidement déclaré que la police était sur l’affaire. Et puis c’est tout. Si en temps normal, les enquêtes sont très rares, il n’y a aucune chance à ce que l’impunité des colons soit levée en ce moment.

«Nos militants ont été beaucoup touchés», dit avec tristesse au téléphone le rabbin Arik Ascherman, militant israélien anti-occupation. Les kibboutzim, la rave ensanglantée du 7 octobre : autant d’espaces dans lesquels se retrouvait cette gauche israélienne pro-paix aujourd’hui au bord de l’extinction. Pour le rabbin, on a atteint un nouveau palier en Cisjordanie. Le but politique des colons reste le même : confiner les Palestiniens à des espaces géographiques limités et briser tout risque de continuité territoriale, nécessaire à la création d’un Etat. Mais depuis le 7 octobre, ils n’hésitent plus à faire eux-mêmes la loi.

Les Palestiniens ont peur

C’est le cas pour la communauté bédouine de Wadi as-Seeq. «Cela fait des années que les colons nous harcèlent, raconte Mohammed Kaabneh, 50 ans. Mais tout a changé depuis la guerre. Dès le 9 octobre, ils ont bloqué l’accès à nos citernes d’eau. En deux jours, on n’en avait plus. Cette nuit-là, ils nous ont attaqués plus de vingt fois, ils ont jeté des pierres, sont rentrés dans nos tentes. Une partie de la population s’est enfuie. Dès le lever du jour, on a emmené les bêtes en sécurité, et on a décidé de partir». On ne le leur a pas laissé le loisir : «Des colons sont arrivés, il y avait des soldats aussi, et des colons en uniforme. Ils m’ont pris, moi, un de mes neveux de 14 ans et cinq femmes. Ils nous ont liés, et nous ont dit de nous allonger par terre». Et puis l’attente, avant de finalement les laisser partir, après avoir confisqué téléphones et cartes d’identité.

Déplacée du Néguev en 1948, des alentours d’Hébron en 1967, cette communauté s’est finalement établie dans les années 90 dans la vallée aride du Wadi as-Seeq, qui surplombe le Jourdain. Mercredi 11 octobre, ses 40 familles se sont dispersées à travers la région. Mohammed a trouvé refuge dans le village de Taybeh, avec son frère. D’autres errent encore. «C’est fini, maintenant», dit Mohammad, à qui il ne reste plus que 60 têtes de bétail. A Wadi as-Seeq, il n’y a que des vestiges, dont l’ébauche d’une école pour une centaine d’enfants. Sur ses toilettes défoncées, un autocollant porte les logos d’une poignée d’agences de développement européennes, dont la France. C’est ici, il y a seulement quelques semaines, que des diplomates occidentaux s’étaient fait bousculer par des militants d’extrême droite israéliens. Aujourd’hui, alors que la guerre fait rage, ces mêmes militants vont plus loin, n’hésitant plus à parler de transfert de population. Depuis le 7 octobre, plus de 552 personnes, 8 communautés entières et une partie de 6 autres, ont été déplacées. Sur les deux dernières années, c’était 450. Et la communauté internationale a entièrement disparu.

Les Palestiniens ont peur. En Cisjordanie, même avant le deuil national de trois jours décrété par l’Autorité palestinienne en réponse à l’explosion de l’hôpital al-Ahli Arabi à Gaza, les routes sont devenues désertes. Dans beaucoup de villages proches des colonies, un seul accès est gardé ouvert – il y a parfois à l’entrée une guérite tenue par un militaire israélien.

En temps normal, l’occupation militaire israélienne paraît un géant assoupi. Mais ces jours-ci, elle est visible, anxiogène, un fusil braqué sur la population. Plus de 70 Palestiniens ont été tués par des soldats ou des colons depuis le début de la guerre. En attendant, les Palestiniens qui travaillent en Israël restent cloîtrés chez eux, les agriculteurs ne vont plus aux champs, les olives commencent à tapisser la terre car personne ne veut risquer d’aller les récolter.

Des enfants palestiniens dans les rues de Taybeh, village cisjordanien où ont trouvé refuge des Palestiniens. (William Keo / Magnum Photos /Libération)

Dans la société israélienne, entre terreur, tristesse, lassitude traumatisée et désir de vengeance, tout cela passe inaperçu. Hormis quelques échos, comme cette déclaration du chef de la police, Yaakov Shabtai, menaçant d’envoyer dans la bande de Gaza quiconque démontrerait un soutien pour ses habitants. Au moins quarante étudiants arabes auraient été renvoyés de leurs universités en Israël, dénote l’association de soutien juridique Adalah. Plusieurs personnes auraient aussi été arrêtées. «On ne sait plus faire la différence entre un terroriste palestinien et un Palestinien terrorisé», soupire le rabbin Arik Ascherman.