Figure de l’extrême droite suprémaciste, Bezalel Smotrich, ministre des finances de l’Etat hébreu, a annoncé vouloir « engager les procédures d’établissement » d’une nouvelle colonie aux portes du village antique de Battir.
Les collines de Battir sont perdues pour la Palestine. Striées de terrasses entretenues par des dizaines de générations de cultivateurs l’homme peuple ces lieux depuis la haute Antiquité, elles sont encore couvertes de pins et d’oliviers. Çà et là, le blanc de quelques hangars et caravanes tranche avec le vert aquarelle des arbres les premiers signes récents de la colonisation israélienne, dans cette Cisjordanie occupée depuis 1967.
Battir, 5 000 habitants, se trouve en contrebas. Une source jaillissant au cœur du village irrigue des jardins maraîchers, où les habitants font pousser aubergines, poivrons, grenades et concombres. Non loin de Jérusalem, ce bourg a été l’un des vergers de la Ville sainte, et, par la grâce du chemin de fer construit par les Ottomans à la fin du XIXe siècle, il exportait ses produits jusqu’à Jaffa. Depuis quelques années, il est aussi devenu une attraction pour de nombreux Palestiniens, venus oublier ici le quotidien de l’occupation, le temps d’une randonnée ou d’un déjeuner à l’ombre des tonnelles.
Ce « pays d’olives et de vignes » a été classé au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2014 : « L’architecture en pierre sèche représente un exemple exceptionnel de paysage illustrant le développement d’établissements humains près de sources d’eau, et l’adaptation des terres à l’agriculture. » Un paysage aujourd’hui en danger.
Bezalel Smotrich, figure de l’extrême droite suprémaciste israélienne, ministre des finances et à la tête de l’administration des colonies en Cisjordanie, a annoncé le 7 août sur le réseau social X « engager les procédures d’établissement de la colonie de Nahal Haletz ».
Nahal Haletz fait partie d’un projet de construction de cinq nouvelles colonies, décidé fin juin par le gouvernement dirigé par Benyamin Nétanyahou, en représailles à la reconnaissance unilatérale de l’Etat de Palestine par l’Espagne, l’Irlande, la Norvège et la Slovénie, affirme le ministre dans son communiqué publié en hébreu sur X.
Alors que la guerre fait rage à Gaza et que l’économie israélienne est de plus en plus dégradée par les agences de notation, Bezalel Smotrich lance de coûteux projets de colonisation, multipliant les faits accomplis alors que l’attention mondiale est concentrée sur la cessation des hostilités dans l’enclave palestinienne.
Rendre plus impossible l’existence d’un Etat palestinien
En construisant une localité israélienne à cet endroit, le gouvernement espère mettre en place une continuité territoriale juive depuis Jérusalem jusqu’au Gush Etzion, un bloc colonial massif de quelque 100 000 habitants. Et rendre plus impossible encore l’existence d’un éventuel Etat palestinien. Le territoire de Nahal Heletz couvre près de la moitié de la « zone centrale » du site classé par l’Unesco.
La colonisation n’a jamais avancé à un rythme aussi effréné. Selon un rapport de l’Union européenne, Israël a construit un nombre record de logements dans les colonies en 2022, et plus encore en 2023. Quant aux vingt-six avant-postes établis en 2023 – des colonies sauvages, officiellement non reconnues par l’Etat hébreu, mais faisant partie intégrante du projet colonial d’Etat -, il s’agit d’un autre chiffre record, le précédent datant de 1991, avant les accords d’Oslo. Toutes ces localités, bâties en Cisjordanie, sont considérées comme illégales selon le droit international.
Pourtant, Battir a été longtemps épargnée par cette frénésie, en résistant à sa façon. Pendant la guerre de 1948, le village avait même passé un accord avec Israël pour exploiter des terres de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu, dite « verte », tracée en 1949 entre les forces israéliennes et jordaniennes. En échange, les habitants ne devaient pas porter atteinte à la voie de communication.
Battir y a gagné une tranquillité qui a duré jusqu’aux jours tumultueux de la seconde Intifada, au début des années 2000. Israël lança alors la construction d’un mur de séparation censé stopper les attentats-suicides – dont aucun des auteurs n’est venu de ce village. La barrière devait passer le long du chemin de fer, défigurant cet endroit préservé.
Le combat d’une famille franco-palestinienne
Des architectes urbanistes palestiniens avaient alors lancé un projet exceptionnel : « Ils ont mené une étude socioanthropologique de leur territoire à un niveau de précision inédit en Palestine, destiné à alimenter les données pour un écomusée. Pendant des années, des jeunes ont exploré 86 thématiques sources, canalisations, arbres – sur 12,5 kilomètres carrés, soit la surface des six premiers arrondissements de Paris plus le 9e », explique Jasmine Desclaux-Salachas, cartographe formée à l’Ecole nationale des sciences géographiques, qui a aidé à dresser le relevé des lieux.
L’écomusée n’a pas duré, mais le travail a contribué au classement du site au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2014. Et en 2015, la Cour suprême israélienne a gelé le tracé du mur de séparation. Victoire précaire.
Car la pression coloniale a avancé de l’autre côté, à l’Est. Trois collines séparent Battir de la route 60, l’axe qui traverse la Cisjordanie. Sur la première, la plus proche de la route, vivait la famille Quasieh. Ces chrétiens franco-palestiniens de Beit Jala, une localité proche de Bethléem, avaient construit en 2001 un restaurant en plein air dominant la majestueuse vallée du Makhrour, où les familles venaient fêter baptêmes et mariages. Selon Michelle Qasieh, 54 ans, dont le père est un officier de l’armée française et la mère est Palestinienne, le terrain leur appartient, ce qu’a confirmé une cour israélienne en 2023. Mais la parcelle appartiendrait à une filiale du Fonds national juif depuis 1969.
« En 2012, [les forces de sécurité israéliennes] ont détruit une première fois le restaurant. On l’a reconstruit. Il a encore été démoli en 2013 et 2015. On reconstruisait à chaque fois. Jusqu’en 2019, où tout a été rasé, notre maison comprise », raconte Michelle Quasieh. Un avant-poste israélien est alors installé à proximité. La famille choisit de dresser une tente pour organiser une résistance non-violente. Ils sont violemment chassés le 31 juillet de cette année. De jeunes colons s’installent à leur place. Mme Quasieh et sa fille, Alice, redoutable activiste très présente sur les réseaux sociaux, ont été arrêtées dimanche 25 août par la police israélienne, puis relâchées.
Les recours légaux ont peu de chances d’aboutir
Sur la seconde colline, un colon israélien, Lior Tal, avait tenté de s’installer à plusieurs reprises ces dernières années. Il avait été à chaque fois chassé par les villageois de Battir. Mais avec la guerre qui a commencé le 7 octobre 2023, des fusils d’assaut sont distribués aux colons, y compris à Lior Tal. Et le 24 décembre 2023, l’homme réussit enfin à s’installer avec sa famille. Les Palestiniens n’osent plus s’approcher, selon Ghassan Olayan, notable de Battir, à qui appartiennent des terres destinées à être colonisés : « La situation a changé. Avant, nous n’avions pas peur des colons. Nous les chassions. C’était facile. C’étaient des voleurs. On avait le droit pour nous. Maintenant, ce sont toujours des voleurs, mais ils sont armés. Ils ont la force pour eux. »
Une dernière colline échappait à la colonisation israélienne. C’est sur elle que se dressera l’implantation de Nahal Heletz, annoncée par Bezalel Smotrich. Battir est aujourd’hui étouffé. Deux des trois accès au village ont été fermés par l’armée israélienne. Rares sont ceux qui visitent encore ce lieu idyllique.
Les recours légaux ont peu de chances d’aboutir, selon l’avocat israélien Michael Sfard : « Le fait que le site soit classé au Patrimoine mondial de l’Unesco est un bon argument, mais la Cour suprême israélienne utilise toute son énergie et son capital pour lutter contre la réforme judiciaire [un projet lancé par le gouvernement qui viserait à limiter les pouvoirs de ladite Cour], et est moins susceptible de vouloir mettre des obstacles aux politiques gouvernementales qui nuisent aux Palestiniens. »
Il n’est pas possible d’exclure Israël de l’Unesco : l’Etat hébreu s’en est retiré en 2017. Bezalel Smotrich, habité par une idéologie millénariste, souhaitant le retour du peuple juif sur les terres d’un royaume biblique fantasmé, pour précipiter sa rédemption et la venue du messie, reste imperméable à la pression d’une communauté internationale qu’il méprise. Au risque de la marginalisation de son pays, et de la destruction de ce qui reste de la Palestine.
- Photo: Ghassan Olayan, un notable du village de Battir, devant la colline où le gouvernement israélien prévoit de construire la colonie Nahal Haletz. A l’arrière-plan, à gauche, un avant-poste a été érigé en décembre 2023 par des colons. En Cisjordanie occupée, le 21 août 2024. LUCIEN LUNG / RIVA PRESS POUR « LE MONDE »