Des soldats israéliens ont séparé une grand-mère de Gaza de sa famille. Sa mort va hanter ses descendants

Les soldats israéliens ont-ils tiré sur cette grand-mère de Gaza ? Est-elle morte de faim ou de soif, clouée au lit, complètement seule ? A-t-elle suffoqué dans la fumée ou a-t-elle été brûlée à mort ?

Les soldats qui, le 21 mars, vers 11h du matin, ont fait irruption dans un immeuble de la rue Abdul Aziz à Gaza, ont-ils des grands-mères ? Ces grand-mères peuvent être pleines d’énergie et de dynamisme ou elles peuvent être sur le déclin. Elles peuvent être natives d’Israël ou être des immigrantes. Elles peuvent parler hébreu avec ou sans accent. Ce qui est certain c’est qu’elles se soucient de leurs petits fils, qu’elles les ont embrassés et pris dans les bras après qu’ils ont quitté Gaza et préparé leurs plats favoris pour le repas du vendredi soir. Elles ne pensent certainement pas à leurs petits fils comme à des gens cruels.

Cruauté: le fait de causer de la souffrance à d’autres par plaisir ou par indifférence.

Les soldats n’ont certainement pas parlé à leurs grand-mères de cette vieille femme, une grand-mère d’autres enfants, qui se trouvait dans la maison qu’ils ont envahie lors de la prise et de la destruction finales de l’hôpital Shifa, pendant les échanges de tirs avec des combattants du Hamas qui y étaient encore. Les grand-mères juives se demandent-elles ce que leurs petits-fils ont fait à Gaza ou se contentent-elles de l’idée que ce sont des héros ?

Indifférence : un manque d’intérêt. Une ignorance délibérée ou instinctive de la souffrance des autres. Un mécanisme d’autodéfense contre un savoir qui gâchera la bonne impression que nous avons de nous-mêmes.

Elle s’appelait Naifa al-Nawati et elle avait 94 ans. Ou 92, selon un autre petit-fils. Son mari avait construit une maison sur une parcelle qu’il avait achetée dans le quartier Rimal de la ville de Gaza, en 1995. C’est la maison dans laquelle les soldats se sont introduits. Les siens étaient une famille établie dans la ville de Gaza avant 1948, mais elle était née à Be’er Sheva où son père avait des activités commerciales. Elle a fait ses études secondaires pendant la période du Mandat britannique, puis s’est mariée et est retournée à Gaza avant 1948. Ses parents ont suivi avec la vague de réfugiés. J’ai écrit à son propos dans un récit publié le 10 avril, alors qu’elle était encore sur la liste des disparus. Elle souffrait de démence ou de la maladie d’Alzheimer et elle nécessitait des soins et une surveillance permanents. Ses derniers jours doivent être décrits de nouveau puisque l’indifférence est toxique:

Pendant quatre jours elle et sa famille ont été emprisonnés dans leur maison, craignant de bouger ne serait-ce que d’un étage à l’autre, étant donné que les tanks étaient soudain revenus et qu’il y avait des explosions et des tirs tout autour. Le 21 mars, des soldats ont fait irruption dans la maison en faisant exploser la porte d’entrée. Ils ont séparé les hommes des femmes. Ils ont déshabillé, menotté et bandé les yeux des hommes. Ils les ont interrogés avant de les libérer à la fin de la journée. Ils ont donné l’ordre aux femmes de quitter immédiatement la maison et le quartier et d’aller vers le sud. Les soldats ont ignoré la demande de la belle-fille de Naifa de rester en arrière avec sa belle-mère confuse et émaciée. Ils n’ont pas non plus permis aux femmes de la prendre avec elles.

« Peut-être voulaient-ils que les femmes s’en aillent rapidement, peut-être savaient-ils à quel point il était difficile de marcher le long de la plage sablonneuse, même pour des gens non-épuisés » a dit une des petites-filles, qui a ajouté : « Nous ne savons pas ce que les soldats avaient en tête ».

Les soldats ont promis qu’elle était dans de bonnes mains et qu’ils la transfèreraient à l’Hôpital Shifa, disent les femmes de la famille. Les soldats en savaient-ils pas que l’armée donnait l’ordre aux patients et au personnel médical ou leur tiraient dessus pour les faire partir ? Que la vie de tout le monde était en danger dans ce lieu ? Ne savaient-ils que l’hôpital serait bientôt démoli ? D’après la famille, les soldats ont aussi promis qu’ils remettraient Naifa à la Croix Rouge. Avec la crainte au cœur, les femmes ont marché vers le sud au milieu des ruines et des cadavres, des explosions et le buzz des drones les accompagnant tout le long du chemin. Au bout de dix jours, lorsque l’armée s’est retirée des ruines environnant Shifa, les hommes de la famille, qui étaient restés dans la partie nord de la bande de Gaza après avoir été libérés, se sont mis à la recherche de leur grand-mère. La Croix Rouge ne savait rien d’elle. Elle ne faisait pas partie des patients qui avaient été évacués de Shifa. Ils ne l‘ont pas trouvée non plus parmi les cadavres, ni ceux en décomposition ni ceux encore entiers, ni parmi ceux qui étaient enterrés dans des tombes anonymes, ni ceux gisant dans les rues. Ils ont fouillé la maison dont l’intérieur avait été brûlé et ont trouvé deux corps calcinés. C’étaient ceux d’une des petites-filles et de son mari. Ils étaient au septième étage et avaient été dans l’incapacité de rejoindre le reste de la famille lorsque l’attaque a éclaté. À un moment, ils ont été tués par des tirs. La famille suppose que c’était un tir de drone.

L’indifférence du drone cruel : dans une vidéo ou dans un jeu de réalité augmentée, les opérateurs se tiennent loin, en sécurité, et ils appuient sur des boutons. Ils sont immunnisés contre les accusations de cruauté ou d’indifférence. Les soldats qui ont vu de près une grand-mère de 94 ans qui n’était pas la leur et qui ont insisté pour qu’elle reste seule chez elle, étaient-ils cruels ou indifférents ?

Lorsqu’ils ont désespéré de la trouver à l’extérieur, les membres de la famille sont retournés dans la maison brûlée et ont fouillé plus méticuleusement. Seul un cadre en métal restait de son lit et là, parmi les cendres et la suie issus du matelas, des vêtements et de la commode, ils ont trouvé des os. Ses os, apparemment. Avant qu’ils ne soient trouvés, le porte-parole de l’armée m’a dit que l’armée n’était pas au courant de ce cas. Une armée qui connaît chaque changeur de devises à Gaza de manière à pouvoir le tuer avec un missile lancé d’un drone, ne peut pas localiser les soldats qui sont entrés dans une maison ayant une adresse connue, un jour précis.

Les soldats israéliens ont-ils tiré sur cette grand-mère qui n’était pas la leur ? Est-elle morte de faim ou de soif, clouée au lit, complètement seule après des années où elle était entourée ? A-t-elle suffoqué dans la fumée ou a-t-elle été brûlée à mort ? Voilà les questions qui vont tourmenter pour toujours sa famille élargie, à Gaza et au-delà des mers, de génération en génération.

  • Photo: Naifa al-Nawati.