Des entreprises et universités israéliennes participent à des centaines de projets de recherche financés par l’Union européenne. Elus de gauche et ONG craignent que l’argent européen ne serve à perfectionner la machine de guerre israélienne.
En 2020, l’Union européenne (UE) a alloué 50 000 euros à un projet de recherche et développement d’une petite start-up israélienne nommée Xtend. Son objectif affiché : « combiner des drones dernier cri aux technologies de réalité augmentée, virtuelle et mixte » pour ouvrir « de nouvelles possibilités dans des secteurs tels que la sécurité publique, la construction, l’inspection industrielle et le divertissement ».
Cinq ans plus tard, la start-up n’a pas percé sur le marché des drones domestiques ou dans le BTP. En revanche, les aéronefs de l’entreprise, rebaptisée Xtend Defense, sont au cœur du dispositif militaire déployé par Israël à Gaza. Ils ont, par exemple, aidé l’armée israélienne à abattre les ballons incendiaires envoyés par le Hamas ou à explorer le réseau de tunnels construits par l’organisation terroriste dans le sous-sol de l’enclave, selon les déclarations de son PDG au Wall Street Journal. Ses drones, capables de se mouvoir avec précision et de manipuler de petits explosifs, auraient même contribué à traquer le chef du Hamas, Yahya Sinouar, et filmé la vidéo le montrant juste avant sa mort, à en croire l’agence Reuters.
Voilà précisément de quoi nourrir les procès intentés à l’UE pour sa supposée complicité dans la guerre sanglante menée par Israël en réponse à l’attaque terroriste du 7-Octobre. Dès le début de l’année 2024, un groupe de 300 chercheurs européens appelait les institutions européennes à cesser de financer les projets de recherche impliquant des partenaires israéliens « qui pourraient, directement ou indirectement, violer le droit international et les droits humains ». Alors que ces appels se sont intensifiés ces derniers mois, la Commission européenne a annoncé, le 20 mai, qu’elle allait réexaminer en urgence son accord d’association avec Israël pour déterminer si le gouvernement israélien « respecte ses obligations », et notamment l’article 2 dans lequel les signataires s’obligent au « respect des droits de l’homme et des principes démocratiques ».
Des partenaires proches de l’armée israélienne
La subvention accordée il y a cinq ans à Xtend s’inscrivait dans le cadre du programme de soutien à la recherche Horizon, auquel les universités et industriels israéliens ont accès en échange d’une contribution financière d’Israël. D’après les données compilées par notre partenaire belge De Tijd, quelque 921 projets de recherche (fondamentale ou appliquée) impliquent actuellement des participants israéliens, qui devraient recevoir un total de plus de 1,1 milliard d’euros de financements européens (sur 95,5 milliards débloqués au total pour la période 2021-2027).
Le maintien d’Israël dans ce programme divise la communauté académique européenne : d’aucuns appellent à son exclusion pure et simple, d’autres s’opposent à un boycott qui viendrait pénaliser des chercheurs pour les actes de leur gouvernement, quand certains craignent plus prosaïquement de perdre l’accès au précieux savoir-faire technologique israélien. Les discussions se sont néanmoins concentrées ces derniers mois sur un petit nombre de projets de recherche qui, en raison de leurs potentielles applications militaires, peuvent questionner la responsabilité de l’UE dans les violations du droit international dont l’armée israélienne pourrait être reconnue coupable.
Officiellement, pourtant, Horizon ne finance que des recherches à visée civile. « Aucun projet de recherche ayant une importance pour la défense » n’a touché un euro d’argent européen, a juré, en novembre 2024, la commissaire européenne chargée de la recherche, Ekaterina Zaharieva. La réalité est néanmoins plus nuancée.
Si la plupart des projets ont des objectifs civils incontestables (recherche médicale, histoire, biologie, etc.), on retrouve parmi les consortiums de recherche plusieurs entreprises du complexe militaro-industriel israélien, comme Rafael Advanced Defense Systems (RADS), mais aussi des institutions académiques ayant des liens forts avec l’armée, par exemple Technion ou l’Institut international de lutte contre le terrorisme (ICT) de l’université Reichman, et le ministère de la défense israélien lui-même.
Le risque de débouchés militaires
L’objet de recherche de certains programmes subventionnés peut, lui aussi, interroger sur le risque de « double usage » civil et militaire. C’est le cas du projet UnderSec : présenté comme un programme civil visant à développer des prototypes de capteurs pour la sécurité sous-marine, il implique de nombreux partenaires militaires, y compris du côté israélien, dont le groupe RADS et le ministère de la défense israélien – qui a placé son ancien chef de l’antiterrorisme et des forces spéciales, Itay Almog, dans le conseil consultatif chargé de l’évaluation de la sécurité du projet. « Il ne serait pas surprenant qu’un produit avec des applications militaires [soit] lancé sur le marché » à l’issue du projet, ont prédit les organisations non gouvernementales Statewatch et IMI dans une note publiée en 2024, rappelant que « le blocus de Gaza, qui viole le droit international, a une forte composante maritime ». Contacté, l’institut allemand Fraunhofer-Gesellschaft, qui coordonne UnderSec, n’a pas répondu.
Le projet MultiSpin.AI, qui vise à améliorer les systèmes d’intelligence artificielle (IA) décentralisés, suscite lui aussi des inquiétudes. Coordonné par l’université israélienne Bar-Ilan, il compte parmi ses partenaires la start-up SpinEdge, qui travaille avec les services de sécurité du pays. Ses avancées pourraient tout aussi bien permettre de perfectionner la conduite des voitures autonomes que des drones militaires.
Pour d’autres projets, les débouchés militaires sont plus hypothétiques. L’élaboration de matériaux efficaces contre les interférences électromagnétiques, visée par le programme Safari, pourra-t-elle un jour servir au groupe aéronautique Israel Aerospace Industries, partenaire du projet et fournisseur important de l’armée israélienne ? Quid des « mesures d’interception innovantes pour lutter contre le crime et le terrorisme » que souhaitent imaginer les participants du projet Poliiice ? De « l’innovation technologique en matière d’antiterrorisme » visée par EU-Glocter ? Ou encore des solutions aux « menaces sécuritaires modernes » que le projet IAMI entend proposer grâce à l’IA ?
La responsabilité des partenaires européens en question
Si tous les coordinateurs de ces projets jurent « se concentrer exclusivement sur les applications civiles », comme ils s’y sont engagés par écrit avant l’attribution des fonds, et que des experts en éthique passent au crible chaque dossier avant validation, aucun mécanisme ne permet à la Commission européenne de contrôler les éventuels débouchés militaires à moyen et long terme. « Au sein des consortiums, les partenaires s’arrangent entre eux pour se répartir la propriété intellectuelle et le lancement éventuel de produits issus de leurs recherches », précise Alexandra Chukas, spécialiste de ce type de projets de recherche.
Pour limiter les risques, des élus du groupe de The Left au Parlement européen (gauche radicale) ont appelé la Commission européenne à refuser strictement le financement de recherches à « double usage ». « Si l’UE cessait de financer toute technologie susceptible d’avoir une application militaire future ou toute organisation ayant des liens avec l’armée, nous limiterions considérablement la recherche civile en Europe », oppose l’eurodéputé Christian Ehler, rapporteur du programme Horizon au Parlement européen. « A moins qu’il ne soit démontré qu’un projet conduit directement à des violations des droits humains, il n’existe aucune base juridique permettant de mettre fin au financement des chercheurs israéliens », ajoute cet élu conservateur allemand. Contactée, la Commission européenne affirme « avoir vérifié ou être en train de vérifier » tous les projets controversés. « A ce stade, il a été conclu que les bénéficiaires israéliens n’avaient enfreint aucune règle éthique », indiquent les services de la commissaire européenne Ekaterina Zaharieva.
Du côté des participants aux consortiums de recherche, la quasi-totalité des universités et entreprises sollicitées par Le Monde et De Tijd semblent pour l’instant déterminées à poursuivre les projets. Interpellée par des étudiants propalestiniens, l’Université catholique de Louvain a, par exemple, décidé en juillet 2024 de rester dans le projet MultiSpin.AI au nom du « maintien de la liberté académique ». L’université bruxelloise VUB, elle, a choisi de se retirer du même projet après un réexamen de son comité d’éthique.