A Sabra et Chatila les massacres avaient eu lieu clandestinement, et n’avaient été révélés que le 18, quand les journalistes ont pu pénétrer dans les camps après le départ des phalangistes, mais à Gaza ils déroulent au vu et au su de tous, ils sont retransmis en direct sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux, et documentés par les ONG et les journaux. Jamais massacres n’ont été aussi publics. Mais cette fois, l’indignation est bien loin.
Il y a un peu plus de quarante ans, le 16 septembre 1982, les phalangistes libanais pénétraient dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et de Chatila, au sud de Beyrouth, et pendant trois jours et deux nuits massacraient, dans des conditions abominables, hommes, femmes et enfants. Ces massacres, effectués sous le contrôle et avec la complicité de l’armée israélienne, suscitaient dans le monde entier, et notamment en Israël une immense révulsion. Le 25 septembre, 400 000 personnes manifestaient à Tel-Aviv, le 29 l’armée se retirait de Beyrouth, Ariel Sharon, ministre de la défense, démissionnait quelques semaines plus tard, et le premier ministre, Menahem Begin, un an après. Le bilan se situe quelque part entre 1000 et 5000 morts. Il n’y a pas de blessés, et pour cause.
Fast forward jusqu’en 2023. Cela va bientôt faire trois mois que l’armée israélienne bombarde et affame Gaza. On a dépassé les 20 000 morts directs, sans compter ceux qui meurent faute de soins (les hôpitaux sont détruits, infirmiers et médecins emprisonnés ou tués), ni les blessés. A mesure que le blocus imposé par Israël fait son effet, la faim, la soif et la maladie commencent leur œuvre de mort, les plus vulnérables étant bien entendu les plus jeunes, les enfants et les bébés. A Sabra et Chatila les massacres avaient eu lieu clandestinement, et n’avaient été révélés que le 18, quand les journalistes ont pu pénétrer dans les camps après le départ des phalangistes, mais à Gaza ils déroulent au vu et au su de tous, ils sont retransmis en direct sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux, et documentés par les ONG et les journaux. Jamais massacres n’ont été aussi publics.
Mais cette fois, l’indignation est bien loin. Le public israélien, dans son immense majorité, soutient les bombardements et le blocus de Gaza, et s’il se soucie de vies humaines, ce sont celles des otages. Les dirigeants se permettent des prises de position qui, dans n’importe quel autre pays, les conduiraient directement en prison pour incitation à la haine raciale et appel au génocide. Dans la bouche de l’actuel ministre de la défense, par exemple, les Palestiniens deviennent des « animaux humains », et l’extermination n’est plus un génocide, mais une mesure de salubrité publique. Cela ne suscite aucune réaction, car un dôme de fer, semblable à celui qui protège Israël des roquettes, le protège des critiques. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, nos gouvernements ont développé tout un arsenal répressif qui n’existait pas il y a quarante ans et ils n’hésitent pas à l’utiliser pour juguler toute forme de protestation, notamment en ce qui concerne Israël. Quarante ans après le succès du mouvement de boycott de l’Afrique du Sud et la fin de l’apartheid, le mouvement de boycott d’Israel est criminalisé. La cour de justice de l’UE a beau reconnaître qu’il relève de la liberté d’expression, le gouvernement français refuse d’en tenir compte : la liberté d’expression s’arrête à la critique d’Israël.
Le cadre intellectuel, les présupposés et les préoccupations sur lesquels se basent toute discussion, ont changé. Il y a quarante ans, on demandait l’autodétermination pour le peuple palestinien : c’est qu’on se plaçait dans la perspective de la Révolution Française, étendue à la planète toute entière, où les êtres humains, et a fortiori les peuples, sont égaux, et où les institutions internationales, comme l’ONU, agissent pour les faire concourir au bien commun. Aujourd’hui, la loi fondamentale d’Israël refuse explicitement le droit à l’autodétermination au peuple palestinien. Par contre, le droit d’Israël à se défendre est mis en avant comme un impératif absolu qui autorise tous les excès, sans que l’on invoque jamais le droit symétrique des Palestiniens à vivre en sûreté sur leur terre, sans parler de celui de résister à l’oppression qui est pourtant, suivant la Déclaration de 1793 « pour le peuple et pour chaque fraction du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». En Occident, les droits de l’homme ont désormais mauvaise presse dès qu’ils s’appliquent à d’autres qu’aux Français, ou à la rigueur aux Européens, comme l’a montré le traitement différencié des réfugiés, suivant qu’ils viennent d’Ukraine ou qu’ils aient traversé la Méditerranée au péril de leur vie. L’esprit du temps est au repli sur soi, à la construction de murs, que ce soient les murs physiques dont l’Europe s’entoure progressivement, ou les murs intellectuels, les fameuses « valeurs de la République », qui délimitent le territoire autorisé, et qui agissent un peu comme la potion magique du druide Panoramix : il y a ceux qui sont tombés dedans quand ils étaient petits, les Gaulois de souche, qui en bénéficient sans rien faire, et ceux qui n’ont pas eu cette chance, et qui doivent en permanence en reprendre pour faire partie de la tribu, être « assimilés ».
Ce n’est pas propre à la France, bien sûr. Tout l’Occident, c’est-à-dire l’Europe et ses colonies de peuplement, des Etats-Unis à l’Australie, se considère désormais comme « une villa au milieu de la jungle ». C’est ainsi qu’Ehud Barak décrivait Israël en 1996, et elle dit bien ce qu’elle veut dire : une oasis de civilisation, équipée de tout le confort moderne, dans un environnement hostile, peuplé de sauvages dont il faut se protéger. Ce n’est qu’une illusion dangereuse, car la villa a besoin de la jungle pour fonctionner : pour maintenir notre niveau de vie, il nous faut bien faire venir d’ailleurs les minerais et le pétrole que nous n’avons pas, les vêtements et les ordinateurs que nous ne produisons plus. Ce rêve témoigne de notre volonté de vivre sans l’autre, celui qui est de l’autre côté de la frontière, et non pas avec lui. On la voit à l’oeuvre dans le repli identitaire qui marque le discours médiatique et politique, dans l’exaltation des racines chrétiennes de la France alors que les églises sont vides, dans la police des vêtements et dans la chasse aux immigrés.
Elle s’inscrit sur le terrain, où des murs ou des frontières s’efforcent de séparer la villa de la jungle. En Israël, le mur de séparation est complété par des dispositifs que le rendent perméable aux Israéliens mais imperméables aux Palestiniens, les routes sont dédoublées, les colonies sont reliées par des réseaux commodes et rapides, les villes et villages palestiniens sont isolés par des checkpoints permanents ou volants. L’ensemble du dispositif cherche à rendre les Palestiniens invisibles aux Israéliens, qui peuvent ainsi vivre entre eux une vie aseptisée, comme s’ils habitaient la Californie, profitant de leur piscine alors que les villages et les champs palestiniens en contrebas manquent d’eau. De même, les Occidentaux ont élaboré un réseau de frontières et de visas, qui leur permet de voyager partout dans le monde, et qui maintient dehors, au besoin par la force, l’immense majorité des humains.
En quarante ans on est passé de l’idée que le monde est le bien commun de l’humanité à l’idée qu’il doit être au service de quelques-uns, au détriment de tous les autres. Il ne s’agit plus de vivre ensemble, il s’agit de prendre ce qu’on peut. L’autre n’est plus un partenaire, auquel nous lie une commune humanité, c’est une bête qu’il faut éliminer avant qu’il ne nous élimine, et à laquelle nous ne sommes liés que par des rapports de force. Les métaphores racistes sont là pour rendre toutes les nuances de la sauvagerie, le nègre était un singe, le musulman est un loup, en tout cas ce ne sont pas des êtres humains, et c’est pourquoi tous les moyens sont bons pour s’en débarrasser, y compris les bombes de 900 kg, capables de tuer à 300 m, larguées par centaines sur Gaza.
Il est clair que cela ne peut pas continuer, qu’il faut faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que cela ne puisse pas continuer. On ne peut pas s’engager à nouveau sur un chemin qui avait été défriché par le colonialisme et suivi par le nazisme, celui d’une humanité hiérarchisée, où le confort des uns l’emporte sur la vie des autres : au bout de ce chemin, il n’y a que la guerre de tous contre tous et la catastrophe climatique. Toutes les luttes contemporaines se rejoignent, la lutte pour la sauvegarde de la planète, la lutte pour la justice en Palestine et en France, car sont dirigées contre une seule et même chose, l’attitude néo-coloniale qui n’envisage le monde, les espèces qui y vivent et les peuples qui l’habitent, qu’à la mesure de l’utilité qu’elles apportent à quelques-uns. Ces bénéficiaires sont de plus en plus en plus rares, l’injustice se fait de plus en plus pressante, comme en témoigne le dernier vote sur le cessez-le-feu à l’assemblée générale des Nations Unies : 153 pour, 23 abstentions, 10 contre. Ne nous y trompons pas : l’immense majorité de l’humanité demande que le peuple palestinien soit traité comme les autres, et considère les bombardements et le blocus de Gaza comme une atrocité de plus qui vient entacher la réputation de l’Occident, déjà bien salie par la colonisation et le nazisme. C’est là le sens de l’histoire. Comme le dit le pasteur Munther Isaac, dans son prêche de Noël à Bethleem, les Palestiniens se relèveront de cette tentative de destruction, comme ils l’ont toujours fait, mais ceux qui ont laissé faire, pourront-ils jamais s’en relever ?
Ivar Ekeland
Président honoraire de l’Université Paris-Dauphine
Président de l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP)