Dans sa lutte contre le fascisme, le monde universitaire israélien reste aveugle à une vérité de base

L’attaque du gouvernement contre les normes de la démocratie ne peut être séparée de son oppression des Palestiniens —mais le monde universitaire israélien continue d’essayer de le faire.

Jamais encore les deux communautés israéliennes entre lesquelles je partage la plus grande part de mon temps, la communauté universitaire et la communauté militante, n’avaient été aussi éloignées l’une de l’autre — et ceci, bien qu’elles s’inquiètent sincèrement toutes les deux que le fascisme resserre son emprise sur la société israélienne.

Une indication de cet abîme est le contraste entre les réponses des deux communautés au cessez-le-feu tant béni, qui est entré en vigueur le mois dernier. Si nous, militants de gauche, avons célébré le cessez-le-feu, il était clair pour nous qu’il aurait dû avoir lieu bien plus tôt. Dès la deuxième semaine d’octobre 2023, nous avions compris que la guerre d’Israël contre Gaza n’était motivée que par des sentiments de vengeance, dissimulés derrière la façade rhétorique de l’« auto-défense » et que cela ne conduirait qu’à une immense souffrance, à la fois pour les Israéliens et pour les Palestiniens ; nous avions aussi compris que cela mettrait en danger les vies des otages israéliens.

La réponse au cessez-le-feu du camp universitaire libéral d’Israël, quant à elle, a été plus sentimentale que politique ; on y parle sans cesse de la souffrance des otages, mais on n’y émet quasiment aucune critique des objectifs initiaux de la guerre, de la conduite de l’armée dans la guerre et on ne fait aucun effort pour comprendre comment nous en sommes arrivés à ce point. C’est malheureusement en accord avec la manière dont la communauté universitaire s’est comportée pendant les 16 derniers mois. Après avoir mené le mouvement de protestation contre le projet de refonte judiciaire du gouvernement, au début de 2023, le monde universitaire israélien s’est rapidement rangé derrière le gouvernement après le 7 octobre. Des discours militants et des articles d’opinion défendant une « guerre juste » à la conscription de masse des étudiants israéliens dans le service de réserve, l’université a largement soutenu la guerre pendant ses premiers mois.

Ce que mes collègues à l’université n’ont pas réussi à saisir, mais ce que mes amis militants comprennent clairement, c’est que l’attaque actuelle du gouvernement israélien contre les normes et les institutions démocratiques ne peut être séparée de l’oppression génocidaire du peuple palestinien. Ce sont les deux lobes du même cerveau de droite.

Un refus inébranlable

Quand le gouvernement de coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahou a annoncé sa réforme judiciaire, quelques jours seulement après sa formation fin 2022, la communauté universitaire libérale est passée à l’action. Professeurs et étudiants ont inondé l’université et les rues, agitant d’immenses drapeaux israéliens bleus et blancs et portant des panneaux qui disaient « Pas d’université sans démocratie ». Les dirigeants de l’université, dont le président de l’université de Tel Aviv Ariel Porat, se sont exprimés publiquement contre ce qu’ils voyaient comme les dangers de ces réformes pour la « démocratie israélienne », rejoignant les manifestations et rédigeant des dizaines de lettres ouvertes et d’articles d’opinion.

Les horreurs du 7 octobre ont fait taire quelques-unes de ces voix pendant un moment. D’autres ont été recrutées par la machine de propagande israélienne et ont applaudi ce qu’ils ont vu comme la guerre justifiée d’Israël contre le Hamas : comme Porat l’a formulé en novembre 2023, « la guerre contre Amalek ». Au fil du temps, quand la vérité qui était parvenue à la gauche militante dès la mi-octobre est devenue claire — à savoir que le gouvernement n’avait aucun intérêt dans le sauvetage des otages languissant à Gaza —, il y a eu quelques murmures de mécontentement dans les cercles académiques. Des inquiétudes se sont même exprimées sur la « crise humanitaire » à Gaza, avec des demandes pour l’empêcher.

Mais ce fut seulement avec le renouveau de l’attaque du gouvernement contre l’État et les institutions publiques que des voix libérales ont recommencé à s’exprimer en masse. Le 1er janvier 2024, la Haute Cour de justice israélienne s’est prononcée contre une des pierres angulaires de la réforme judiciaire. Petit à petit, cette mesure a replacé le sujet au centre de l’attention, à la fois celle du ministre israélien de la Justice et celle du public libéral. Pendant de nombreux mois, le ministre de la Justice, Yariv Levin, a refusé de réunir le comité responsable de l’élection du président de la Cour suprême — et il refuse maintenant de reconnaître sa nomination.

Dans un article récent pour Haaretz, Porat a détaillé les sortes de « méga-événements » qui, s’ils devaient se produire, requéreraient des manifestations et même des grèves : le licenciement du procureur général, le renvoi du chef du Shin Bet, et le non-respect par le gouvernement des décisions de la Cour suprême. Les remarques de Porat ont reçu un large soutien des organisations académiques, comme BaShaar Academic Community for Israeli Society [Communauté universitaire BaShaar pour la société israélienne], l’Académie israélienne des sciences, et les syndicats d’enseignants. Ces individus et ces groupes se sont aussi fortement opposés à plusieurs projets de lois de la Knesset ciblant l’université, qu’ils ont décrites comme les « Lois de réduction au silence » : une loi qui couperait les subventions d’État des institutions universitaires si elles ne renvoyaient pas les enseignants exprimant « un soutien au terrorisme » et une autre exigeant des universités de fermer les groupes d’étudiants qui soutiennent « le terrorisme ou le combat armé contre l’État d’Israël ».

Il n’y a pas de doute que la rage des dirigeants universitaires et leurs appels urgents à résister à tous les aspects de la réforme judiciaire sont complètement justifiés. Et pourtant, ils ont témoigné d’un refus inébranlable de reconnaître d’autres aspects du même agenda, mis en œuvre par le même gouvernement détestable, bien avant le 7 octobre : l’intensification de l’occupation et la dépossession des Palestiniens ; l’expansion des colonies et des avant-postes des colons, souvent par force et par violence : et l’effacement délibéré et total de l’existence politique palestinienne.

Depuis ce jour horrible, le régime même de « la révision judiciaire » a exécuté une deuxième Nakba à Gaza, bien plus brutale que la première. Il a tué des dizaines de milliers de Palestiniens tout en déplaçant et en affamant 2 millions de personnes ; il a détruit le paysage physique de la Bande de Gaza entière, en particulier toutes ses universités; et il a bloqué l’entrée de nourriture, d’aide humanitaire et de fournitures médicales — en résumé, toutes les composantes qui constituent un génocide.

En même temps, le gouvernement a resserré son emprise sur la Cisjordanie occupée en étendant la construction des colonies, privant des centaines de milliers de Palestiniens de leurs moyens d’existence, en lançant de nouvelles opérations militaires massives dans les camps de réfugiés, et en laissant à ses mandataires colons une liberté totale pour commettre des abus systématiques.

Le même gouvernement, le même agenda, la même escalade totalitaire et le même mépris flagrant pour les vies humaines. Pourtant, pendant deux ans, l’élite juive libérale établie a dénié de manière persistante toute connexion entre ces deux hémisphères qui forment le cerveau du régime actuel.

 Cette déconnexion délibérée est souvent rendue possible par la séparation des actions de Netanyahou et de son gouvernement — que l’ancien chef d’État-Major Moshe Ya’alon a récemment décrit comme « le gouvernement des messianiques, des planqués et du corrompu »,— de celles de l’armée. Le premier commettrait d’horribles crimes de guerre, la deuxième, qui comprend des soldats et des officiers innocents, pourrait se trouver accusée à La Haye, sans faute de sa part.

Cela provient en partie de la coopération étroite entre l’université israélienne et l’armée israélienne, par des recherches conjointes, des programmes spéciaux pour les soldats, des conférences sur la « sécurité » — une collaboration qui s’est poursuivie allègrement depuis le 7 octobre. L’université de Tel Aviv, par exemple, a récemment accueilli le Sommet DefenseTech inaugural présentant les dernières innovations mortelles en IA et dans la guerre de drones —tout cela alors que les forces armés israéliennes ont détruit toute possibilité de vie dans la Bande de Gaza. Parmi les principaux orateurs se trouvait le major général de réserve Eyal Zamir, directeur général du ministère israélien de la Défense, récemment appointed chef d’État-major.

Même s’ils facilitent ces liens entre l’université et l’armée, les dirigeants universitaires libéraux d’Israël ne les claironnent pas toujours sur tous les toits ; mais, cependant, ils ne les rejettent pas. Dans une interview récente, Prof. Milette Shamir, vice-présidente de l’université de Tel Aviv pour la collaboration universitaire internationale, a semblé très peu désireuse d’assumer la responsabilité de la complicité de son université dans l’effort de guerre d’Israël. « S’il est vrai que notre recherche bénéficie parfois à l’effort militaire », a-t-elle admis, « nous ne décidons à la place de notre personnel enseignant de ce à quoi ils doivent consacrer leurs recherches ». Elle n’a pas non plus approfondi la question de savoir si cet engagement pour la liberté académique devrait permettre aux enseignants de mener des fouilles archéologiques en Cisjordanie occupée, en claire violation du droit international, ou de développer des caméras montées sur des chiens pour aider l’unité canine de l’armée à mener des attaques mortelles contre des civils palestiniens à Gaza.

Shamir n’a pas non plus traité des contrats que l’université signe avec l’armée, ni des programmes universitaires spécialisés, qui permettent à des soldats en uniforme et armés d’inonder le campus de Tel Aviv. Dans l’esprit de la vice-présidente, comme dans celle du président et de beaucoup d’autres membres chevronnés du personnel enseignant, le gouvernement est ce à quoi il s’oppose, mais il n’a pas de réelle connexion avec l’armée, qu’ils sont fiers de servir. C’est ainsi que Shamir est capable d’arguer qu’il « serait faux d’affirmer que nous coopérons avec le gouvernement. »

Cette déférence envers l’armée israélienne, guidée par la foi en sa moralité intrinsèque et en celle de la majorité de ses soldats, s’étalait aussi clairement dans le plus récent article d’opinion de Porat, publié dans Haaretz il y a quelques jours seulement. Dans cet article, il alertait sur un projet de loi à la Knesset, approuvé la semaine dernière en audience préliminaire, projet qui empêcherait les citoyens israéliens, les autorités et les organismes publics de coopérer de quelque façon que ce soit avec la Cour pénale internationale.

Comme Porat l’a justement remarqué, cette loi restreindrait sévèrement le travail des journalistes et des universitaires qui risqueraient l’emprisonnement simplement en publiant des articles sur les crimes des soldats israéliens. Mais pour Porat, une « conséquence non moins sérieuse » de la loi serait la menace qu’il ferait peser sur les soldats israéliens, qui courraient, pensait-il, un plus grand risque de poursuites à l’étranger. Encore une fois, nous constatons un souci authentique pour la démocratie, accompagné d’un oubli total du fait qu’Israël est loin d’en être une, et, dans ses propres termes, une foi profonde en la pureté de la « vaste majorité des soldats des Forces de défense d’Israël » — même « si, Dieu nous en préserve, quelques-uns avaient commis des crimes de guerre. »

Le moment présent, cependant, peut offrir une rare opportunité d’ôter leurs oeillères des yeux de beaucoup d’Israéliens libéraux. Des sondages récents soulignent constamment la large désillusion des Israéliens vis-à-vis du déroulement de la guerre à Gaza, et particulièrement des efforts de Netanyahou pour bloquer un accord de cessez-le-feu permanent. Après 16 mois pendant lesquels la plupart des nos compatriotes, et parmi eux des universitaires progressistes, ont été consumés par un désir de vengeance, il est finalement possible de détecter une aspiration à la fin de ce bain de sang.

Il est temps pour les universitaires progressistes de reconnaître que la réforme judiciaire est intimement liée non seulement aux politiques bellicistes, mais aussi à d’autres mesures fondamentalement antidémocratiques, judéo-nationalistes, que le gouvernement a mises en œuvre dans les dernières années, telles que le vote de la Loi de l’État-nation en 2018, et à l’occupation interminable de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza.

Il est temps d’insister pour une démocratie authentique en Israël et de renoncer au mantra illusoire et contradictoire d’un « État démocratique juif ».

Et il est temps de promouvoir une culture civile et de démilitariser la société israélienne. Ces étapes cruciales devraient certainement inclure la participation active d’une communauté universitaire modérée, libérale — et celle-ci doit commencer par ouvrir les yeux.


Anat Matar

Jusqu’à sa retraite récente, Dr. Anat Matar était senior lecturer [maîtresse de conférences] au Département de philosophie à l’université de Tel Aviv. Elle est membre fondatrice de Academia for Equality.