L’agence onusienne poursuit la numérisation de ses innombrables documents administratifs avec l’ambition de retracer les arbres généalogiques de cinq générations de réfugiés.
Des classeurs s’étalent sur des rangées d’étagères, des fiches remplissent des meubles à tiroirs. A Amman, dans les bureaux en Jordanie de ľUNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, une grande pièce contient les archives des dossiers familiaux. On y trouve des cartes d’enregistrement émises par les premières associations qui secoururent les déplacés, comme la Croix-Rouge ; des fiches datant du recensement effectué en 1950-1951 par l’agence onusienne qui débutait alors son mandat ; des copies de certificats de naissance et de décès, de titres de propriété et de papiers d’identité de l’époque de la Palestine sous mandat britannique… Le lieu n’est pas ouvert au public. Le Monde y a eu un accès exceptionnel.
Depuis sa création, en 1949, l’UNRWA a recours à ces documents qui lui servent à déterminer, dans ses cinq zones d’opération (Gaza, Cisjordanie, Syrie, Jordanie et Liban), qui est un réfugié et à quels services il peut accéder. Mais au fil des décennies et des événements de la vie (naissances, mariages, décès…), ces registres ont pris une tout autre valeur, historique : ils préservent la mémoire de la Nakba, l’expulsion de plus de 700 000 Palestiniens, durant les combats qui ont précédé et suivi la création de l’Etat d’Israël, en mai 1948. Ils racontent les trajectoires de cinq générations, au carrefour de la petite et de la grande histoire, des drames personnels et des tragédies collectives, comme la guerre civile libanaise (1975-1990), à laquelle prirent part les fedayins palestiniens. Commencé dans les années 2000 avant d’être suspendu, faute de financements, le travail de numérisation de ces documents historiques a repris, et l’UNRWA se donne jusqu’à la fin de l’année pour l’achever. Une partie, déjà numérisée, est conservée dans des entrepôts.
A Amman, des vacataires palestiniens sont à pied d’œuvre, manipulant parfois avec des gants des papiers jaunis avant qu’ils ne soient scannés et classés sur ordinateur. « Ce sont comme des archives nationales », dit Rami Ibrahim, employé de l’UNRWA. C’est sur la base du recensement de 1950-1951 que l’agence onusienne a établi ses premières données chiffrées sur les réfugiés. Les fiches regorgent d’informations sur la composition des familles, leur village d’origine, les circonstances de l’exode ou les conditions de vie dans les pays hôtes.
« Notre base de données est la seule qui existe sur les réfugiés : protéger ces archives, c’est aussi protéger les droits des réfugiés », explique Valeria Cetorelli, directrice du département d’enregistrement et d’éligibilité de I’UNRWA. Basée à Beyrouth, elle se rend régulièrement en Jordanie pour superviser le processus de numérisation et chapeaute un projet ambitieux : l’organisation entend dresser les arbres généalogiques, depuis la Nakba, des quelque 6 millions de réfugiés palestiniens enregistrés aujourd’hui au Proche-Orient, soit les déracinés de 1948 encore vivants et leurs descendants (ce chiffre ne comprend pas les enfants nés de mère palestinienne et de père étranger : le statut de réfugié ne se transmettant que par le père).
« Comme une photo de famille »
Cette opération gigantesque nécessitera plusieurs années de travail. Elle est destinée en premier lieu aux réfugiés eux-mêmes. Leurs familles ont pu être dispersées lors de la Nakba ou des migrations des décennies suivantes. Mais un projet pilote est mené à Beyrouth: l’histoire d’une vingtaine de villages de Galilée, dépeuplés en 1948, et dont la majorité des habitants s’est réfugiée au Liban, a été retracée. « Nous avons voulu voir à petite échelle la faisabilité de cette entreprise », explique Valeria Cetorelli.
La vingtaine de jeunes Palestiniens qui travaillent sur ce projet – l’essentiel du personnel de l’UNRWA est palestinien, avec un encadrement international – ont pu reconstituer leur propre arbre généalogique. « C’est comme une photo de famille, où les absents sont aussi présents, résume Sara Abou Khalil. Quand on ouvre les dossiers, on plonge dans l’histoire d’une famille. »
La démarche a été, pour cette jeune réfugiée née au Liban, chargée d’émotion. A la case « profession », elle a pu lire que son grand-père paternel, que la Nakba amena au pays du Cèdre, était « propriétaire terrien » dans le village de Sakhnine, dans la région de Saint-Jean d’Acre. Elle a aussi découvert un secret de famille : sa grand-mère paternelle, arrivée jeune femme au Liban, avait eu une fille d’un premier mariage, décédée à un jeune âge, avant d’épouser le grand-père de Sara. Ce dernier a été tué, avec deux de ses fils, à Tal Al-Zaatar, un ancien camp de réfugiés palestiniens en banlieue de Beyrouth, lieu de l’un des premiers massacres de la guerre libanaise, commis par des miliciens chrétiens, en 1976.
« Je savais que mon grand-père et mes oncles étaient morts à Tal Al-Zaatar, mais c’est différent de le voir écrit noir sur blanc et d’apprendre que leur décès a été enregistré à la même date, dit Sara Abou Khalil. J’ai toujours senti, plus jeune, qu’interroger mon père revenait à ouvrir la porte des traumatismes. Du coup, je ne lui posais pas de question sur cette période. Quant à ma grand-mère, lorsqu’elle parlait de la Palestine, elle n’aimait évoquer que les souvenirs heureux. Elle ne parlait pas de la Nakba, comme beaucoup des personnes âgées qui l’ont vécue, comme si elle avait voulu nous protéger. »
L’un de ses collègues, Ahmad, a appris de son côté que ses grands-parents se sont rencontrés dans un service de traitement de la tuberculose d’un hôpital de la Bekaa, dans l’est du Liban. Ils avaient contracté la maladie en raison des conditions de vie insalubres dans le camp de réfugiés d’Al-Jalil, à Baalbek. Le Liban traite les réfugiés palestiniens de manière discriminatoire, contrairement à la Syrie, qui leur garantit un accès à l’éducation supérieure et au marché du travail, et à la Jordanie, qui a octroyé la nationalité à une majorité des Palestiniens vivant sur son sol. « Pour moi, le récit des grands-parents d’Ahmad dit que, même dans l’adversité, même dans la maladie, les Palestiniens ont réussi à créer des moments heureux », souligne Sara Abou Khalil.
Ce projet de préservation, à la foi historique et intime, est devenu très sensible dans le contexte de la guerre à Gaza et de la fragilisation de l’UNRWA, gardienne des droits des Palestiniens. Les autorités israéliennes l’accusent de collaboration avec le Hamas – ce que l’agence a toujours démenti. Le 22 juillet, l’examen d’un projet de loi visant à classer l’organisation onusienne comme terroriste a progressé au Parlement israélien. Début août, chargée d’enquêter sur 19 employés de l’UNRWA accusés par les autorités israéliennes d’avoir participé à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, une équipe de l’ONU a conclu que neuf d’entre eux « pourraient avoir été impliqués » dans le massacre, bien que les enquêteurs n’ont pas eu un accès direct aux preuves, « restées en possession des autorités israéliennes ».
Mémoire du passé, les archives familiales de l’UNRWA rappellent en creux que le sort des réfugiés palestiniens reste irrésolu : leur droit au retour ou à une compensation, inscrit dans la résolution 194 des Nations unies, votée en décembre 1948, demeure valide. Seule l’Assemblée générale de l’ONU peut décider du devenir de ce texte. Sa mise en œuvre n’est pas du ressort de l’UNRWA, dont le mandat est de fournir aide humanitaire ou services (éducation, santé…) aux réfugiés, jusqu’à ce qu’une solution politique soit trouvée. Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, attribue l’impasse sur la question des réfugiés à l’UNRWA, en l’accusant de perpétuer le problème. Mais le maintien en place de l’agence, soixante-quinze ans après sa création, est avant tout le reflet de l’échec des processus de paix.
Principe du droit au retour
L’offre de compromis de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) – réclamant qu’Israël reconnaisse sa responsabilité morale dans le drame de la Nakba ainsi que le principe du droit au retour et que la mise en œuvre symbolique de celui-ci fasse ensuite l’objet de pourparlers – n’a jamais été acceptée dans les divers cycles de négociations qui se sont tenus depuis les accords d’Oslo de 1993.
« Notre base de données dit qui sont les réfugiés palestiniens. Nous préservons des éléments factuels. Nous sommes des témoins » affirme Olaf Becker, représentant de l’UNRWA en Jordanie. Si, un jour, un « processus de paix » devait reprendre entre Palestiniens et Israéliens un horizon difficile à entrevoir aujourd’hui, les registres pourraient servir de référence afin de déterminer qui, parmi les réfugiés palestiniens, est éligible à un retour ou une compensation.
- Photo: Le camp de Nuseirat, dans la bande de Gaza, au début des années 1950. Aujourd’hui, il abrite plus de 40 000 réfugiés palestiniens enregistrés. C’est l’un des huit camps surpeuplés gérés par l’UNRWA dans la bande de Gaza. 1951 UNRWA ARCHIVE