Dans le nord de la bande de Gaza, un quotidien fait de survie

Plus de 300 000 personnes seraient piégées dans cette partie de l’enclave, qui manque de tout et dont les rares distributions d’aide sont régulièrement ciblées par Israël

Atteint par les balles, l’homme s’effondre, un petit ballot blanc à la main. La vidéo, diffusée par la chaîne qatarie Al-Jazira le jeudi 4 avril, décrit à nouveau une quête de nourriture qui vire au cauchemar. La scène se déroule à l’est du quartier de Chadjaya, à quelques encablures de la barrière de sécurité qui sépare la bande de Gaza du territoire israélien. Des soldats ouvrent le feu sur des Palestiniens qui tentent de récupérer des sacs d’aide d’humanitaire parachutés par un avion transporteur C-17 de l’armée américaine, non loin d’une position israélienne. L’un d’entre eux est abattu alors qu’il s’éloignait en leur tournant le dos. Des chiens errants s’approchent.

Si près de 80 % de la population de l’enclave a été déplacée depuis le début de la guerre, le 7 octobre 2023, en majorité vers le Sud, plus de 300 000 personnes seraient encore piégées dans le nord de la bande de Gaza, incapables de la quitter depuis que l’armée israélienne a coupé le territoire en deux. Assiégé, le Nord plonge dans la famine.

Avant le 7 octobre, 0,8 % des enfants de moins de 5 ans souffraient de malnutrition aiguë. Dans les gouvernorats du Nord, ils étaient entre 12,4 % et 16,5 % en mars, selon des données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sous la pression de son allié américain, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a annoncé vendredi que des vivres allaient être acheminés vers le nord de Gaza depuis le port d’Ashdod.

Depuis janvier, les habitants du Nord sont contraints de survivre avec un apport moyen de 245 calories par jour tandis que les forces israéliennes poursuivent leur offensive militaire, alerte l’ONG britannique Oxfam dans un rapport publié jeudi. Ce minuscule apport journalier représente moins de 12 % de l’apport quotidien recommandé de 2 100 calories par personne.

Des enfants meurent de malnutrition

« Imaginez devoir survivre avec 245 calories jour après jour, mais aussi de voir vos enfants ou vos parents âgés faire de même. Tout cela en étant déplacé, avec peu ou pas d’accès à l’eau potable ou à des toilettes, en sachant que la plupart des hôpitaux encore opérationnels fonctionnent au plus bas de leurs capacités et sont sous la menace constante des drones et des bombes » dénonce Amitabh Behar, directeur général d’Oxfam International.

Le 31 mars, quatre enfants sont morts à l’hôpital Kamal Adwan de Beit Lahya, selon les équipes médicales. Cet établissement, le seul hôpital pédiatrique du Nord, qui fonctionnait déjà bien au-delà de ses capacités, a vu une nouvelle vague de patients affluer depuis la destruction totale, fin mars, de l’hôpital Al-Shifa, le plus important du territoire. Parmi les blessés, des grands brûlés, victimes des bombardements, et des jeunes patients victimes de maladies chroniques, dont l’état s’aggrave chaque jour. La faute au manque de nourriture, de lait infantile, de médicaments et d’équipements. En mars, une dizaine d’enfants y sont morts de malnutrition, selon l’OMS.

« Cet hôpital ne peut plus supporter le fardeau qui lui est imposé. Surtout depuis qu’Al-Shifa n’est plus en état de fonctionner. Ces enfants non seulement meurent de blessures traumatiques dues aux bombardements, mais ils souffrent aussi de maladies consécutives au manque d’accès aux traitements médicaux de base et à une alimentation adéquate, décrit un membre de l’équipe médicale qui souhaite rester anonyme. Beaucoup, parmi les cas hospitalisés ici, devraient être évacués vers le Sud et surtout vers l’étranger. »

Les adultes ne sont pas épargnés. Omar El Qattaa, un photographe de presse, a perdu le 3 avril sa sœur Youmna, âgée de 20 ans. Une mort là encore évitable. Elle souffrait d’épilepsie chronique depuis son enfance et son état s’était brutalement dégradé depuis le siège imposé dans le nord du territoire, la plongeant dans des phases d’amnésie. « Cette saloperie de guerre l’a tuée à cause du manque de nourriture, de médicaments et de prise en charge médicale », écrit-il.

Omar El Qattaa, qui a dû lui-même se déplacer avec sa famille à plusieurs reprises dans le nord du territoire pour fuir les combats et l’avancée de l’armée, déclare au Monde ne voir aucune amélioration du volume des distributions d’aide et de vivres. Son quotidien, il le partage lui aussi entre son travail et dans la recherche de nourriture. « Se déplacer pour trouver de la nourriture, de la farine, est un travail en soi et, si vous trouvez des ingrédients pour cuisiner quelque chose, trouver du bois de chauffage en est un autre. Tout cela peut prendre toute la journée », témoigne également le journaliste Hossam Shabat.

« Même si nous voulions manger des feuilles, l’armée a détruit au bulldozer toutes les terres agricoles », accuse Abou Jaber, un habitant de Beit Lahya. La ville, 80 000 habitants avant-guerre, est la dernière localité avant la barrière de sécurité érigée par Israël dans le nord de la bande de Gaza. La saison des fraises, dite saison « de l’or rouge » et qui faisait sa fierté, n’est plus qu’un lointain souvenir.

Depuis des mois, des habitants de la ville se nourrissent d’herbes sauvages qui poussent l’hiver ou de graminées. Les branches d’arbres et d’arbustes des vergers aplatis par les blindés israéliens servent de bois de chauffage. La zone est dangereuse : plus d’une centaine de personnes ont été tuées par les bombardements et les tirs de l’armée israélienne dans le quartier d’Abou Jaber, qui borde les champs. Beaucoup doivent aller toujours plus loin pour espérer se nourrir. « Des enfants partent chaque jour à pied, en direction de la ville de Gaza, dans l’espoir d’atteindre des zones de largage d’aide par les airs avec le risque d’être pris pour cibles », ajoute-t-il.

Les centres de distribution, réceptacles du peu de camions d’aide qui remontent en convois organisés depuis le sud du territoire, ne sont pas épargnés. Le 18 mars, des avions israéliens ont bombardé l’un de ces points à l’est du camp de Jabaliya, tuant deux personnes travaillant sur place.

« Des prix délirants »

S’aventurer vers les zones de largage ou de distribution, Mohamed Salam y a renoncé. « Beaucoup de gens ont été tués en allant chercher ces aides. C’est arrivé à l’un de mes amis, Udaï », témoigne cet amoureux des chats. II nourrit ceux de son quartier de Gaza, affamés et assoiffés, avec le tout-venant du yaourt, des restes qu’il partage… « Beaucoup de gens ici m’ont dit de ne pas prendre de risques et de ne pas me rendre aux zones de largage ou de distribution. Mais la seule solution est alors d’acheter au marché noir, où l’on trouve difficilement de quoi se nourrir et à des prix délirants. » Sur les rares marchés encore ouverts, les prix s’envolent.

« Dans le nord de la bande de Gaza, les vendeurs de légumes n’ont plus qu’une annonce à faire : « Tout pour 1 million, tout pour 1 million ». En langue gazaouie, « tout pour un million” signifie que tout coûte 100 shekels [24 euros]; 7 kilo de pommes de terre coûte 100 shekels, 1 kg de tomates coûte 100 shekels, 1 kg de concombres coûte 100 shekels, 1 kg d’aubergines coûte 100 shekels… », décrit Omar El Qattaa. A Beit Lahya, avant-guerre, une livre d’aubergines s’échangeait contre 5 shekels.

Au fil des semaines, la page Instagram du photographe s’est muée en relevé des prix de denrées alimentaires. Non sans interrogations. On trouve ainsi des boîtes de conserve ou des sacs de farine, acheminés par les rares convois d’aide, en vente sur les marchés à des prix tout aussi exorbitants, alimentant les soupçons de détournement d’aide humanitaire par des réseaux criminels. Dans le nord de Gaza, le marché noir, implacable compagnon des guerres et des privations, tue lui aussi à petit feu.