Comment massacrer avec bonne conscience

Le professeur Ariel Porat de l’Université de Tel Aviv a récemment fait référence aux Amalécites dans un discours, évoquant un peuple antique de la Bible. Il a réactivé des malédictions bibliques du Deutéronome, comparant le Hamas à Amalek et leur promettant un sort similaire.

Le professeur Ariel Porat, président de l’Université de Tel Aviv, vient de ressusciter les Amalécites. Il s’agit d’un peuple ancien, tombé dans l’oubli depuis deux millénaires, dont le principal titre de gloire est d’avoir encouru la colère du Dieu de l’époque, qui, par la bouche de ses prêtres, proféra à leur encontre une série de malédictions que chacun pourra retrouver en consultant la Bible de son choix. Elles consistent essentiellement en une vive recommandation aux tenants de la vraie foi de tuer tout le monde, sans en excepter les femmes allaitant et les enfants à la mamelle. Ce sont ces malédictions que le professeur Porat remet au goût du jour, dans un discours solennel prononcé le 7 novembre dernier(1), où il compare défavorablement le Hamas à Amalek et leur promet le même sort.

On se croirait dans l’univers de Tolkien, régi par un anneau magique, où les victimes sont des orques, des gobelins et autres créatures malfaisantes et inhumaines dont la vie ne compte pas, au contraire, plus on en tue et mieux on se porte, mais non, on est dans le monde scientifique et éclairé du 21ème siècle, et les victimes sont des êtres humains, qui comme dit Shakespeare, « saignent quand on les pique et rient quand on les chatouille »(2), bref, qui sont comme nous. Et ce n’est pas Gandalf le sorcier qui profère la malédiction, mais un éminent professeur de droit, président d’université de surcroît, qui s’est illustré dans la lutte contre la réforme constitutionnelle en Israël. Il avait déclaré à cette occasion que « non seulement les responsables d’universités ont le droit de se prononcer en cas d’atteintes aux universités ou à la liberté académique, de violations des droits de l’homme ou des droits civils, ou d’atteintes aux fondements démocratiques du pays, mais ils sont tenus de le faire ». Mais ce n’est pas le droit international qu’il invoque dans son discours du 7 novembre, ni la destruction des universités palestiniennes, mais les antiques imprécations du Deutéronome : « Rappelle-toi ce que t’a fait Amalek quand tu as quitté l’Egypte », ou « Tu effaceras la mémoire d’Amalek de sous le ciel. N’oublie pas ! ».

Quelle est donc l’efficacité de ce genre de malédictions dans le monde réel ? Elle a été largement démontrée par le passé, comme l’a montré le sort réservé à Salman Rushdie et à Yitzhak Rabin. On remarquera que le bon Dieu ne fait pas son travail lui-même, et qu’il a besoin d’une bonne âme pour le faire à sa place. Quand la malédiction frappe un peuple tout entier, c’est plus compliqué, une seule bonne volonté ne suffit plus, il faut mobiliser beaucoup de monde et de matériel. Il faut même un petit bout de théorie militaire, car, mon Dieu, votre objectif est clair, mais il faut le traduire en termes opérationnels, d’où la doctrine Dahiya, fruit de recherches menées à l’Université de Tel-Aviv, qui prescrit une réponse « disproportionnée » aux attaques. On la voit à l’œuvre en ce moment à Gaza, où une armée moderne écrase sous les bombes et sous les chars une population terrorisée et détruit tous ses moyens de subsistance. Elle le fait d’ailleurs avec une conscience professionnelle qui force le respect : plus de quinze milles tués en quelques semaines, sans compter les blessés, et cela continue !

Mais on a beau tuer les enfants aussi, plus de six mille aujourd’hui, sur une population de plusieurs millions d’âmes il risque d’y avoir des survivants, et donc des conséquences à long terme. Quelles seront-elles? Question délicate, et politiquement chargée. Nous avons donc consulté un expert indépendant, qui s’était penché sur le cas des Amalécites, et qui est d’autant moins suspect de partialité qu’il est mort en 1855. Il va sans dire que nous lui laissons l’entière responsabilité de ses propos. Pour une bonne compréhension du texte, notons que le géant Antée, était fils de la Terre, ce qu’on appellerait aujourd’hui un autochtone, par opposition aux colons venus d’ailleurs. Il était très difficile à tuer, car dès qu’il reprenait contact avec le sol, sa mère la Terre lui redonnait force et vie.

Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur
Et sur un col flexible une tête indomptée ;
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.
Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d’Abel, hélas ! ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur !
Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait : « Ô tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon…
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et protégeant tout seul ma mère Amalécite,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.

Gérard de Nerval

Ivar Ekeland, président de l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP)


(1) Transcription des propos du professeur Ariel Porat dans un discours solennel prononcé le 7 novembre dernier à l’Université de Tel Aviv (7:43-8:40) « Dans cette guerre, nos soldats sont tués. Mais l’État d’Israël a juré d’effacer la mémoire du Hamas. « Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait pendant votre voyage, alors que vous quittiez l’Egypte » – c’est ce que nous apprend le livre de Devarim (Deutéronome). Et puis il y a le commandement divin au peuple d’Israël : « Vous effacerez la mémoire d’Amalek de dessous le ciel. N’oubliez pas ». C’est ce qu’il faut faire avec le Hamas, et je suis convaincu que c’est ce que fera l’État d’Israël. La comparaison entre le Hamas et Amalek flatte le Hamas. Amalek n’a pas commis d’actes horribles comme l’ont fait les assassins du Hamas. »

(2) « Le marchand de Venise », acte 3, scène 1