Columbia mérite-t-elle encore le nom d’université ?

Columbia a depuis longtemps administré davantage un empire commercial qu’une institution éducative. Maintenant, elle agit comme Vichy-sur-Hudson.

La question n’a jamais été d’éliminer l’antisémitisme. La question a toujours été de réduire au silence la Palestine. C’est ce à quoi le bâillonnement des manifestants étudiants, et maintenant celui des enseignants, devait toujours mener. Si les partisans israélo-américains du massacre de masse à Gaza ont été offensés par leurs manifestations, de très nombreux étudiants dont les droits à la libre expression ont été violés via des punitions draconiennes étaient eux-mêmes juifs.

Beaucoup d’enseignants qui sont sur le point d’être privés de leur liberté académique et de la gouvernance du personnel enseignant, et qui seront peut-être renvoyés, sont eux-mêmes juifs ; en fait, certains sont Israéliens. Si cela concernait vraiment la discrimination, l’université aurait pris des mesures contre le harcèlement incessant des étudiants et des enseignants palestiniens, arabes et musulmans, et de leurs alliés et supporters, au lieu de l’approuver et de le faciliter.

La question a toujours été de protéger des mensonges monstrueux et transparents : qu’une guerre génocidaire israélo-américaine de 17 mois contre le peuple palestinien tout entier n’était qu’une guerre contre le Hamas, ou que quoi que ce soit fait le 7 octobre 2023 justifie les massacres en série d’au moins 50000 personnes à Gaza, pour la plupart des femmes, des enfants et des personnes âgées, ainsi que le nettoyage ethnique de la population de Palestine chassée de sa patrie. Ces mensonges, engendrés par Israël et ceux qui facilitent ses actions, et qui imprègnent notre système politique et nos élites financières, ont été répétés sans cesse par les administrations Biden et Trump, par le New York Times et Fox News, et ont été maintenant validés officiellement par une université naguère prestigieuse.

Ces mensonges sont enracinés dans un racisme flagrant. Frantz Fanon a écrit que le manichéisme du colon parfois « arrive à sa conclusion logique et déshumanise l’autochtone, ou pour parler simplement, il en fait un animal ». Et de fait, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, en octobre 2023, a appelé les Palestiniens « des animaux humains ». Benjamin Netanyahou a dit d’eux : « Je ne les appelle pas animaux humains parce que ce serait insultant pour les animaux ». Dans cette guerre coloniale, à travers ces lentilles, les vies palestiniennes, comme d’autres vies brunes ou noires, deviennent un masse déshumanisée, sans valeur, sans visage, tandis que d’autres vies sont valorisées et chéries individuellement et pleurées.

Nous devrions nous accrocher à ces pensées aussi longtemps que nous le pouvons, parce que dans le monde de dystopie où nous sommes entrés, de simples mentions de race ou de racisme sont, ou seront bientôt, des violations de la perverse lecture actuelle de la loi fédérale. Dès que les Quislings qui dirigent l’université Columbia auront mis en œuvre les diktats de leurs maîtres de Washington et du Conseil d’administration, dès que ces diktats se seront répandus à d’autres universités menacées, l’enseignement de Fanon, ou même des références à lui, seront décidément dangereuses, comme le sera une simple mention de race, de racisme, sans parler de genre, de handicap et de beaucoup d’autres choses. Nous nous approchons du statut des universités sous Pinochet, quand, sur les ordres d’un gouvernement autoritaire, des idées et des livres étaient bannis, des étudiants expulsés et arrêtés, des départements repris en main et des membres du personnel enseignant ou administratif renvoyés.

Nous ne devrions pas pleurer ce que Columbia est devenue, car si prestigieuse qu’elle puisse avoir été, rien de tout cela n’est complètement nouveau. Avant les expulsions et suspensions actuelles, Columbia au cours de son histoire a expulsé une fois un étudiant pour une manifestation non-violente : en 1936, lors d’une manifestation contre le fait d’offrir une tribune aux Nazis. En 1953, son président a signé une lettre déclarant les communistes inaptes à enseigner. Les administrateurs de Columbia ont renvoyé deux enseignants qui s’opposaient à la Première Guerre mondiale pour des motifs pacifistes, tandis des étudiants objecteurs de conscience ont été arrêtés et emprisonnés.

 Columbia a été longtemps administrée comme le vaste et riche empire financier et immobilier qu’elle est, plutôt que comme une institution éducative. C’est un lieu où les administrateurs, les donateurs et les puissantes écoles professionnelles dictent la politique, et pas le reste du personnel enseignant. Au printemps 2024, les deux-tiers de la Faculté des arts et des sciences ont voté la défiance contre une présidente qui s’est courbée devant la pression extérieure, lui a jeté son personnel enseignant en pâture et a appelé la police de New York, NYPD, pour la première fois depuis 1968. Sa remplaçante l’a surpassée, agrémentant encore davantage les déjà riches traditions répressives de Columbia d’une obéissance rampante devant les ordres d’un gouvernement qui ont été promus et secondés avidement par des collaborateurs éhontés à l’intérieur de l’université.

Après la capitulation de vendredi, Columbia mérite à peine le nom d’université, puisque son enseignement et ses recherches sur le Moyen-Orient, et bientôt sur beaucoup d’autres choses, seront bientôt interdites par un « vice-provost principal pour la pédagogie inclusive », en réalité un vice-provost principal pour la propagande israélienne. Des partisans d’Israël, furieux que les recherches sur la Palestine aient trouvé une place à Columbia l’avaient nommée une fois « Bir Zeit-sur-Hudson ». Mais si elle mérite encore le nom d’une université, elle devrait s’appeler « Vichy-sur-Hudson ».

  • Rashid Khalidi est professeur émérite Edward Said en études arabes modernes à l’université Columbia et l’auteur de The Hundred Years’ War on Palestine [La guerre de Cent ans contre la Palestine].