Cette terre est notre terre

Enclosure: Palestinian Landscapes in a Historical Mirror (Paysages Palestiniens dans un Miroir Historique)
par Gary Fields
University of California Press, 404 pages, $29.95 (papier)

Entre 1922 et 1925, mon grand oncle, le journaliste Najib Nassar, a parcouru à cheval la Palestine mandataire et le pays nouvellement créé de Transjordanie. Il a publié ses informations sous forme d’une série de lettres dans Al-Karmil, hebdomadaire qu’il éditait à Haïfa. Dans nombre de ces lettres, Najib a exprimé ses craintes sur le sort des fermiers palestiniens, surtout au nord du pays, où les propriétaires terriens arabes absents vendaient leurs vastes domaines à de nouvelles institutions du florissant mouvement sioniste.

Au cours de ses voyages vers le nord, de Jenine à Nazareth, Najib proposait l’idée que la nature du combat des Palestiniens avec le mouvement sioniste était essentiellement économique. Au nord de la Palestine, de riches propriétaires terriens libanais possédaient des villages entiers. Dès le milieu du XIXème siècle, une série de développements juridiques dans l’empire ottoman – qui a géré la Palestine jusqu’en 1917 – avait permis le développement des ces grandes propriétés foncières. Ils comprenaient la promulgation du Code Foncier Ottoman de 1858, qui tentait d’éliminer le système musha, selon lequel la terre était détenue collectivement, et requerrait que le cultivateur-devenu-propriétaire fasse enregistrer sa terre par les responsables du Trésor. Deux choses ont dissuadé les fermiers de le faire : le désir d’éviter de payer des impôts sur leur terre et le fait que l’enregistrement des terres se trouvait dans des centres urbains éloignés tels que Beyrouth et Damas.

Ces développements n’avaient rien à voir avec le projet sioniste. Ils visaient simplement à faciliter l’installation d’une méthode plus centralisée et nationale de collecte des impôts. Dans les régions accidentées de Palestine, principalement plantées en oliviers et fruitiers, les propriétés étaient petites et l’arrivée des sionistes a changé peu de choses. Mais dans les plaines arables et les vallées, où l’eau était plus facilement disponible, les Sionistes ont cherché à acquérir la terre. Bientôt, les propriétaires terriens libanais – les familles Sursuk, Twani et Khoury – ont commencé à vendre leurs propriétés de Marj Bani Amer (appelée maintenant la Vallée de Jezreel).

Ces propriétaires terriens féodaux avaient peu d’intérêt à soutenir l’entreprise sioniste ; Ils n’étaient pas concernés par la colonisation. Mais leurs revenus agricoles chutaient et la culture du coton qu’ils avaient implantée avait échoué. Ils investissaient dans des entreprises capitalistes de grande ampleur, en Egypte et au Liban, telles que la Compagnie du Canal de Suez et le port de Beyrouth, et ils avaient besoin de trésorerie. « En vendant tout ce qu’ils possédaient dans cette plaine », a prédit Najib, « ces propriétaires terriens allaient contribuer à la détresse du pays qui allait naître avec l’installation d’un royaume juif ».

Les processus juridiques entamés par les Ottomans ont été poursuivis au cours des années qui ont suivi la fin de leur gestion – d’abord par l’occupation militaire britannique de la Palestine de 1917 à 1922, puis lorsque la Société des Nations à accordé aux Britanniques un mandat sur la Palestine de 1922 à 1948. Au cours de ces deux périodes, les Britanniques ont continué à modifier les lois sur la terre dans l’intention de rendre la terre plus commercialisable et de faciliter sa vente aux Sionistes. Parmi les personnalités britanniques dont les idées ont alimenté la fondation de la politique terrienne britannique en Palestine, on trouve Sir Ernest Dowson, qui pensait que ce dont le fellah, ou paysan, palestinien avait besoin, c’était « la clôture et le partage des champs collectifs ».

Dans son livre Enclosure : Paysages Palestiniens dans un Miroir Historique, Gary Fields définit l’enclosure comme « une pratique qui débouche sur le transfert de la terre d’un groupe de personnes à un autre et l’établissement d’espaces d’exclusion sur des paysages territoriaux ». L’intention de Dowson était de créer des blocs de propriétés qui pouvaient être inspectés et enregistrés par l’Autorité Foncière mandataire. Les autorités mandataires elles aussi cherchaient à rejeter le système musha. Les responsables britanniques étaient convaincus que l’enclosure de la terre collective, qui avait déjà été mise en place en Angleterre, avait apporté « amélioration » et « progrès » et ils cherchaient à la reproduire en Palestine.

La politique britannique a représenté une victoire pour le mouvement sioniste. Elle a rendu possible la vente de davantage de terre palestinienne aux Juifs sionistes. Cependant, bien que des sommes avantageuses aient été proposées pour la terre, tous les propriétaires terriens n’ont pas été tentés de vendre. A certains endroits, a écrit Najib, les propriétaires terriens installaient des écoles d’agriculture et plantaient plus d’oliviers pour résister à l’usurpation. Il y eut suffisamment de Palestiniens qui ont refusé de vendre pour que les Sionistes n’acquièrent finalement que peu de terre. L’écrivain et éducateur palestinien Khalil Sakakini était un inspecteur de l’éducation sous le Mandat britannique. Dans son journal, il a raconté un voyage qu’il a fait le 13 décembre 1934 : « Si les Juifs avaient quelques pauvres colonies, les Arabes avaient des milliers de villages. Nous avons voyagé de Jérusalem à Hébron, Beir Sabaa (maintenant Beersheba), Gaza, Khan Younis, Majdal, Ramleh, Lydda, Kalkylia, Tulkarem et n’avons traversé que des terres arabes. Ce que possèdent les Juifs n’est rien comparé à ce que les Arabes possèdent en Palestine. »

Son observation n’était pas loin de la vérité. En 1949, un an après la création de l’Etat d’Israël, seuls 13,5 % de sa terre était possédée officiellement par les Juifs, soit par des personnes privées, soit par l’État.

Au cours de la guerre arabo-israélienne de 1948, quelque 750.000 Palestiniens ont fui les combats ou ont été chassés de leur terre par la force. En 1950, Israël a voté une loi désignant ces terres comme territoire « des absents » et, par une série d’autres mesures juridiques, les a réservées à l’usage de la population juive israélienne. Mais il restait de grandes concentrations de terres – en Galilée, au nord d’Israël, et dans le Negev, au sud – que possédaient encore des Palestiniens qui étaient restés en Israël et étaient devenus citoyens israéliens. Dans ces zones, en 1950, les Palestiniens dépassaient encore largement en nombre les Juifs israéliens. Le nouvel Etat était confronté à deux questions : comment « judaïser » ces zones, et comment transférer au Israéliens juifs le plus de terres qui s’y trouvaient.

Comme le démontre Gary Fields, le gouvernement israélien a utilisé, pour atteindre ces deux objectifs, des méthodes différentes de celles qu’il a utilisées en Cisjordanie après la guerre des Six Jours de 1967. Dans ces zones, la majeure partie de la propriété terrienne n’était enregistrée qu’à travers des descriptions , comme par exemple une parcelle donnée qui était limitée au nord par une route et au sud par un escarpement. Le gouvernement israélien n’a pas reconnu ces descriptions comme des documents valables de propriété. En Galilée, écrit Fields, les Palestiniens sont obligés de prouver, documents à l’appui, qu’ils sont les propriétaires légitimes de la terre :

« Les Palestiniens qui détenaient des droits sur leur terre grâce au concept ottoman d’occupation et de culture de la terre furent invariablement dans l’incapacité de répondre à cette exigence. Résultat, leur terre s’est retrouvée dans la catégorie de terre d’État. Cette nouvelle désignation de terre d’État est devenue le fondement de l’installation juive. »

Au cours des deux dernières décennies, la majeure partie de la terre utilisée pour les colonies juives en Cisjordanie a été acquise en se fondant sur le fait qu’elle appartenait à l’État. Cette tactique a permis aux dirigeants israéliens de maintenir que l’État ne confisque pas la terre des Palestiniens pour construire des colonies.

L’État n’a commencé à sérieusement utiliser ce jeu juridique qu’après 1982. Jusque là, les autorités avaient acquis de la terre pour les colonies principalement en la réquisitionnant pour des objectifs militaires. Un plus petit pourcentage de terres avait été acquis en les déclarant terre des absents ou territoire autrefois détenu par le gouvernement jordanien. En 1979, lorsque j’ai cofondé l’organisation Al-Haq avec plusieurs autres avocats pour présenter des obstacles juridiques à la colonisation israélienne, Israël avait pris le contrôle sur en gros 30 % de la terre en Cisjordanie. Mais ces acquisitions étaient dans leur majeure partie éparpillées et séparées par des parcelles de terre privée, rendant la plupart d’entre elles inutilisables pour la construction de colonies.

C’est vers cette époque que, roulant vers Tel Aviv, je suis passé par la terre de François Albina de Jérusalem, l’un de mes clients. J’ai pu voir qu’on y apportait des mobile homes. Quand je suis revenu plus tard sur le site, j’y ai vu un groupe de neuf maisons, qui se sont ensuite développées dans la colonie de Beit Horon. Le soir, j’ai écrit dans mon journal que ce qui avait été construit si hâtivement pourrait être enlevé aussi rapidement. J’aurais dû être plus au fait. J’avais vu le plan directeur colonial que le Conseil Régional Juif de Cisjordanie avait dressé en coopération avec la Division Colonies de l’Organisation Sioniste Mondiale. D’après ce plan, 80.000 Juifs israéliens devaient s’établir en 1986 en Cisjordanie dans vingt-trois colonies et vingt avant-postes. Ariel Sharon, alors ministre de la Défense d’Israël, déclarait que « nous allons laisser une carte entièrement différente du pays qu’il sera impossible d’ignorer ».

Le conservateur du bien des absents avait transféré la terre d’Albina à l’agence sioniste avec un bail à long terme, parce qu’elle était jugée être une terre d’État. Quand j’ai démontré devant un tribunal israélien que cette terre était propriété privée d’Albina, le juge a décidé que la transaction avait été « normale, solide et contraignante et ce, malgré le fait que nous avons conclu selon notre opinion que la propriété de la dite terre appartient au requérant ».

Les juges israéliens ont fondé cette décision étrangement contradictoire sur l’article 5 de l’Ordonnance Militaire 58, selon lequel « toute transaction menée de bonne foi entre le Conservateur du Bien des Absents et n’importe quelle autre personne, concernant une propriété que le Conservateur pensait, en entamant la transaction, qu’il s’agissait d’une propriété abandonnée, ne sera pas annulée et restera valide même s’il était prouvé que la propriété n’était pas une propriété abandonnée à ce moment là ». Le président du tribunal ne s’est pas senti concerné par la question de savoir comment le conservateur pouvait avoir cru « de bonne foi » que la terre d’Albina était abandonnée. Le conservateur avait eu, après tout, accès au cadastre de la zone, qui a été confisqué par l’armée israélienne immédiatement après l’occupation. Une circulaire datée du 14 novembre 1979 a restreint l’accès du public aux registres fonciers. Ces registres sont toujours restreints pour la majeure partie de la terre de Cisjordanie qu’Israël contrôle.

Peu après la décision du tribunal contre Albina, deux représentants de la colonie illégale d’Ofra – installée principalement sur des terres privées palestiniennes – sont venus me voir à mon cabinet à Ramallah. Ils voulaient que j’enregistre à leur nom une société locale de Cisjordanie. Quand j’ai refusé, ils furent furieux. « Pourquoi non ? Nous apportons le progrès dans cette zone. Voulez-vous dire que vous êtes contre ? » J’ai répliqué que la plupart des Palestiniens avaient le même sentiment et ne voudraient rien avoir à faire avec les colons. Ils ont répondu « Mais pourquoi ? Nous ne vous privons de rien. Plus il y a de colonies, plus il y a de progrès. Comment cela peut-il vous nuire ? »

L’affaire d’Albina, qui a démarré en 1979, a traîné pendant plusieurs années. Pendant cette période, un changement a eu lieu dans la principale méthode utilisée par le gouvernement israélien pour acquérir la terre en vue de construire des colonies juives en Cisjordanie. Nous avons commencé à voir quelques cas de saisie pour des projets militaires et davantage de cas comme celui d’Albina qui transformait la déclaration de la terre en propriété d’État. L’affaire qui a obligé à ce changement de stratégie a eu lieu en 1979 et s’est concentrée sur une colonie appelée Elon Moreh.

Le 7 juin 1979, depuis le sommet d’une colline des environs du village de Rujeib, à 2 kilomètres et demi de l’autoroute Jérusalem-Naplouse, Mustafa Dweikat et seize autres propriétaires de 125 dounams de terres (soit environ 12 hectares et demi) ont été les témoins du démarrage d’une « opération coloniale ». Avec l’aide d’hélicoptères et de lourds équipements, une route a été construite de l’autoroute au sommet de la colline. Le chef d’état-major avait donné son accord le 11 avril pour réquisitionner la zone pour les besoins de l’armée. Le 5 juin, le général de brigade Binyamin Ben-Eliezer, commandant militaire de Cisjordanie, avait signé l’ordre de réquisition qui désignait une zone d’environ 70 hectares comme « saisie pour des projets militaires ».

Les dix-sept propriétaires de ces terres ont fait appel devant la Haute Cour de Justice d’Israël. Au procès, leur conseil a présenté un affidavit signé par l’ancien commandant militaire de l’armée israélienne, Haim Bar-Lev, dans lequel il réfutait la prétention comme quoi la colonie contribuait à la sécurité d’Israël. Elle entraverait plutôt des opérations militaires. Dans l’éventualité d’une guerre, a-t-il déclaré, l’armée pourrait se trouver dans l’obligation de protéger les civils israéliens de la colonie au lieu de combattre l’ennemi. De leur côté, les colons ont soumis un affidavit de Menachem Felix, qui affirmait au nom de Gush Emunim, premiers pionniers de la colonisation en Cisjordanie, que « l’installation du Peuple d’Israël sur la Terre d’Israël est le siège de l’action de sécurité la plus importante et la plus juste ». Il a ensuite conclu : « Mais l’installation elle-même n’est pas née de raisons sécuritaires ou de besoins physiques, mais de la force du destin du retour des Israélites sur leur terre. »

Le tribunal israélien n’a pas accepté la déclaration de Felix. Il n’a pas accepté non plus celle de Bar-Lev ; mais pour la première et dernière fois, les avocats des Palestiniens ont réussi à obtenir que l’installation d’une colonie soit annulée. Dans sa décision, le tribunal a dit que le gouvernement militaire ne pouvait créer des faits à propos de besoins militaires qui sont conçus ab initio pour perdurer même après la fin du régime militaire dans une zone donnée, lorsqu’on ne peut connaître le destin de cette zone après la fin de ce régime. [[Cette affaire est largement présentée dans l’excellent nouveau livre de Michael Sfard, The Wall and the Gate : Israel, Palestine, and the Legal Battle for Human Rights (Le Mur et la Grille : Israël, Palestine, et le Combat Juridique pour les Droits de l’Homme), traduit par Maya Johnson (Metropolitan, 2018), pages 164-176.]]

A la suite de ce jugement, le gouvernement a beaucoup moins compté sur les saisies de terre par l’armée. La principale méthode d’acquisition de terres pour la construction de colonies fut dorénavant de les déclarer propriété de l’ETat. Pour déterminer quelles terres on pouvait désigner ainsi, une enquête militaire de 1979 a estimé que 1,53 millions de dounams de terres de Cisjordanie n’avaient pas de titre d’enregistrement ou n’avaient été enregistrés, comme en Galilée, que sous la forme d’une description.

Quand je suis allé aux Etats Unis en 1985 pour la promotion de mon livre La Loi de l’Occupant : Israël et la Cisjordanie, j’ai parlé des colonies et du danger qu’elles représentaient pour la résolution du conflit israélo-palestinien. j’ai réalisé que beaucoup de personnes dans le public étaient convaincues par ce que leur avaient dit les propagandistes israéliens : que les colonies étaient nécessaires à la sécurité de l’État d’Israël. Je rappelai à mon public la déclaration de Bar-Lev, mais la plupart acceptaient quand même la justification sécuritaire pour la construction des colonies. Maintenant que l’occupation de la Cisjordanie en est à sa cinquantième année, le gouvernement israélien n’utilise plus cette justification. Les dirigeants des colonies et les responsables de l’État déclarent aujourd’hui qu’il s’agit de leur terre que Dieu leur a donnée.

Cette justification biblique ne s’applique pas qu’à ce qu’Israël a classifié comme propriété publique. Elle s’applique aussi aux terres qui sont la propriété privée de Palestiniens. Selon Fields, un rapport de Talia Sasson du Bureau du Procureur de l’État d’Israël

« a fait état de confiscations systématiques de terres privées palestiniennes par des colons qui, soutenus par les responsables d’un gouvernement complice, ont installé dans le paysage quantité d’avant-postes non autorisés… qui ont obtenu plus tard un statut légal en tant que colonies officielles. »

Rien n’a été fait pour réparer cette injustice et rendre les terres à leurs propriétaires enregistrés. La justification de Menachem Felix pour la colonisation juive en se servant de l’autorité de la Bible a éclipsé le droit séculier sur la terre.

L’histoire de la transformation de la terre en Palestine/Israël de la période ottomane à aujourd’hui emprunte beaucoup au livre de Fields. Mais il la raconte dans un cadre plus large, suivant le concept d’ « enclosure » à travers l’Angleterre et l’Amérique du Nord avant d’arriver à son étude du paysage palestinien. Ce qui est arrivé là, argumente-t-il, appartient à une « lignée de dépossessions » que l’on peut faire remonter « à la pratique de renversement des systèmes de droit à la terre découlant des enclosures de l’Angleterre du début de l’époque moderne ». Il décrit largement comment les cartes, le droit de propriété et l’architecture du paysage ont été intégrés par les modernisateurs depuis le dix-septième siècle dans les pratiques sionistes dans les Territoires Palestiniens Occupés pour « reprendre le contrôle de la terre aux propriétaires terriens existants et remodeler la vie dans le paysage en accord avec leurs enjeux de modernisation ».

Dans son chapitre sur la colonisation de l’Amérique du Nord et l’assujettissement des Amérindiens, Fields décrit comment « la loi est apparue comme un instrument essentiel pour déposséder les Amérindiens et transférer leurs terres aux colonisateurs ». Au dix-septième et au début du dix-huitième siècles, explique-t-il, les Anglais « ont préféré favoriser l’acquisition des terres amérindiennes en utilisant ce que les colons considéraient comme un achat légal », même si, dans ce genre de transactions, c’était invariablement les colons qui avaient l’avantage. Au début du dix-neuvième siècle, par contre, « la loi est devenue un instrument… permettant le transfert des terres amérindiennes au colons grâce à une confiscation forcée ». Pour Fields, un moment crucial de ce développement fut la décision du président du tribunal, John Marshall, dans l’affaire Johnson contre Mc’Intosh, en 1823 à la Cour Suprême, comme quoi « la conquête donne un droit que les tribunaux du conquérant ne peuvent dénoncer ». et ainsi, Fields conclut :

« Un discours sur l’amélioration des terres et les droits de propriété – agrémenté de notions de sauvagerie et de racisme – avait décidé du paysage… tandis qu’une population, ravagée et décimée, d’Indiens était enfermée dans des réserves. »

L’image populaire des Amérindiens dans l’esprit de la plupart des Palestiniens est principalement dérivée des films hollywoodiens et n’a que peu de ressemblance avec la vie et la société qu’ils avaient construites en Amérique du Nord avant l’arrivée des colons. Yasser Arafat aimait beaucoup répéter que « les Palestiniens ne sont pas les Peaux Rouges », ce par quoi il voulait nous mettre à distance des Amérindiens et suggérer que notre culture était bien plus développée que celle qu’il jugeait comme sauvage et rudimentaire. Mais, en lisant les chapitres de Fields sur l’Amérique du Nord, j’ai reconnu des ressemblances entre le traitement des Amérindiens et certaines tactiques et attitudes israéliennes envers les Palestiniens.

Pourtant je doute que, malgré les efforts assidus d’Israël pendant des décennies pour repousser les Palestiniens dans des zones confinées en Cisjordanie, l’issue soit la même. Ce qui distingue Israël/Palestine des autres régions décrites par Fields, c’est que l’usurpation de la terre dans les Territoires Palestiniens Occupés se situe bien après que l’époque du colonialisme ait pris fin, soixante-neuf ans après le vote de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et au mépris du droit international. Les colonies juives violent l’article 49 de la Quatrième Convention de Genève de 1949, qui interdit à la puissance occupante de transférer son propre peuple sur les terres occupées. Et ceci se passe sous le regard des médias dans l’un des conflits les plus traités au monde.

En dépit d’une documentation étendue, à la fois visuelle et textuelle, sur la partie de la Palestine mandataire où l’État d’Israël s’est établi il y a soixante-neuf ans et s’installe actuellement en Cisjordanie, Israël reste incapable d’assumer son passé, ne voulant pas reconnaître la Nakba (catastrophe) qui a eu lieu en 1948, et n’est pas prêt à accepter que les Palestiniens sont une nation qui a le droit à l’autodétermination.[[Voir l’article de Sarah Helm à ce sujet.]] On continue à entendre la prétention selon laquelle les Sionistes ont fait fleurir le désert et que les Palestiniens n’ont pas été poussés hors de leur terre. Et pourtant, comme le démontre Ramzy Baroud dans son émouvant nouveau livre, La Dernière Terre, une Histoire Palestinienne : « La Nakba, genèse de toute la souffrance endurée par chaque Palestinien au cours des quatre dernières générations, persiste. »[[A paraître en février chez Pluto.]]

Dans sa conclusion, Fields nous dit qu’il a écrit Enclosure pour montrer

« comment la fabrication d’un espace privé, la fabrication d’un « espace blanc » sur des paysages du territoire, toutes sont nées des mêmes incitations à l’exclusion dérivées des enclosures et de l’appropriation de la terre en Angleterre. Ce genre d’incitations a permis à des groupes de populations à travers le temps et les territoires de proclamer : « C’est ma terre et pas la tienne. »

En Cisjordanie, où je vis, l’effet de la création d’un « espace blanc » est devenu plus évident au fil du temps. Au cours des premières décennies de l’occupation israélienne, les colonies s’installaient principalement dans des zones reculées et n’avaient pas d’impact significatif sur la vie quotidienne des Palestiniens. C’est entièrement différent maintenant. Le mur de séparation coupe beaucoup de communautés de leurs terres arables ; on a construit des routes que les Palestiniens ne sont pas autorisés à emprunter ; des réserves naturelles ont été installées où les Palestiniens sont exclus. Maintenant, quand je veux me promener sur la plupart des collines de Cisjordanie, je suis un intrus. L’enclosure de la terre a donné naissance à un système de discrimination concernant l’utilisation des ressources naturelles de la terre et de l’eau qui s’apparente à de l’apartheid. Là où, dans le passé, l’interaction entre les deux communautés était possible, celles-ci vivent maintenant des existences entièrement séparées dans le tout petit espace qu’elles partagent de façon inéquitable.

Bien que le livre de Fields fournisse des preuves convaincantes que ce qui s’est passé en Palestine/Israël partage un héritage commun avec ce qui s’est passé en Angleterre et en Amérique du Nord au cours des trois derniers siècles, il faut faire remarquer que la majeure partie de la terre en Israël a été prise après la guerre israélo-arabe de 1948. En Cisjordanie, ce n’est qu’après les Accords d’Oslo de 1993-1995 que le nombre des colonies juives a triplé. Ce n’est qu’alors que le public israélien s’est mis à croire que les plus de 60 % de Cisjordanie classifiés comme Zone C – sous l’unique contrôle israélien – seraient finalement annexés à Israël.

Lire Enclosure introduit chez nous la tragédie d’une si immense et irrévocable destruction. La triste vérité, c’est que la création de communautés enfermées et d’Etats emmurés s’étend bien au-delà des trois régions dont il parle et devient rapidement la norme dans le monde d’aujourd’hui. Quelques années plus tôt, alors que je me baladais près de chez moi, j’ai rencontré un jeune colon de Dolev qui faisait objection à ma présence sur les collines où je me promène depuis des années. Contestant mon droit à m’y balader, il s’est mis à crier pour appeler les soldats et me faire chasser de cette terre. Alors que nous les attendions, il a prétendu avec une indéfectible conviction que c’était lui, pas moi qui « vit vraiment ici »