Dans un nouveau rapport de B’Tselem, des Palestiniens racontent comment leurs êtres chers ont été tués par la série de bombardements de mai. Voici quatre de leurs témoignages.
« L’horreur dans la bande de Gaza dure depuis tant d’années. Nous avons raconté le blocus, la pauvreté, les guerres. Nous avons partagé des récits de vie sans eau, sans électricité, sans espoir. Nous avons expliqué ce que le droit international exige et ce que dicte la conscience. Maintenant, les mots nous manquent ».
Cette entrée en matière ouvre le dernier rapport de B’Tselem, le groupe israélien de défense des droits humains, qui présente 35 témoignages d’habitants palestiniens de Gaza qui ont fait l’expérience de l’enfer de la campagne de 11 jours de bombardements israéliens en mai dernier. (publication complète: je fais partie du bureau de B’Tselem).
Pour les Juifs israéliens, le souvenir de mai 2021 est celui d’un mois « d’affrontements », d’abord à Jérusalem Est et dans quelques villes dites mixtes. Grâce à la couverture disproportionnée des médias israéliens d’actes violents commis par des citoyens palestiniens, la période s’est inscrite dans leur mémoire collective comme un mois de victimisation des Juifs. L’escalade délibérée de la violence par Israël est oubliée depuis longtemps ; Gaza, comme toujours, s’est effacée de nos consciences dès le moment où les tirs de roquettes ont cessé. L’ainsi nommée « Opération Gardien des Murs » est passée au simple rang d’un nom de plus sur une liste de titres grotesques qu’Israël a donné à ses attaques habituelles sur ce territoire.
Les Palestiniens de Gaza n’en ont pas moins fait l’expérience de 11 jours pendant lesquels les portes de l’enfer se sont ouvertes une fois de plus, infligeant la souffrance d’assauts les plus mortels et destructifs à ce jour sur la bande de Gaza.
La campagne militaire a tué 232 Palestiniens dont 54 mineurs et 36 femmes, selon les chiffres de B’Tselem. Parmi les morts, 137 n’avaient pas pris part au combat, tandis que 90 (dont un mineur) avaient pris les armes ; B’Tselem a jusqu’à présent été dans l’incapacité de déterminer le statut du reste des victimes. Les roquettes lancées par le Hamas et d’autres groupes palestiniens ont tué 20 autres Palestiniens dont sept mineurs. B’Tselem doit encore déterminer qui est responsable de la mort de huit autres Palestiniens dont six enfants.
Des statistiques brutes ne peuvent cependant saisir toute l’horreur ce qui s’est passé. Sa pleine signification devrait être recherchée non seulement dans le décompte des morts mais dans les voix des survivants – ou plutôt de ceux dont les corps ont survécu mais dont les âmes se sont évaporées avec les murs de leurs maisons et la perte de leurs être chers. Ce sont ces voix qui sont la matière du nouveau rapport de B’Tselem.
On trouvera dans les lignes qui suivent un échantillon de ces témoignages. Je me suis centrée sur des récits de femmes dont les enfants, conjoints et membres de la famille sont entrés dans les « dommages collatéraux » de l’armée ou, comme le dit quelqu’un, de la « banque de cibles » d’Israël.
Voici par exemple Muna Aman, une femme de 47 ans, mère de six enfants, de Beit Lahiya dans le nord de la bande de Gaza, dont le mari a été tué ainsi que trois de ses filles, Walaa, 24 ans, Warda, 22 ans, et Hadil, 18 ans, tuées par une bombe israélienne lancée sur leur maison le 13 mai. Un membre actif du Hamas appartenant à l’aile militaire du groupe vivait dans le même immeuble que la famille, mais il n’était pas chez lui au moment de l’attaque, et on ne sait pas clairement s’il était la cible du bombardement. Ce qui est clair est que le mari d’Aman et trois de ses filles, qui n’ont pas pris part au combat, ont perdu la vie.
Aman raconte : « le 13 mai 2021, vers 23 h, je me suis réveillée soudain dans le noir complet. Il y avait des débris, de la poussière et de la fumée autour de moi. Je ne voyais rien. Je ressentais une douleur terrible sur tout le corps et j’avais la sensation que des choses le transperçaient. Je sentais aussi des brûlures sur le corps et le visage. La douleur était tellement forte que j’ai crié. Soudain, une de mes filles est venue, je ne sais laquelle, et elle m’a tirée à l’extérieur. Seulement alors j’ai entendu un autre missile et je l’ai perdue de vue. Le lieu s’est rempli de fumée et de poussière.
« Ensuite les infirmiers sont arrivés. Je leur ai demandé de chercher mes filles. Ils m’ont dit qu’ils allaient d’abord s’occuper de moi et les chercher après. J’ai perdu connaissance et je me suis réveillée le lendemain matin dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital a-Shifaa de Gaza City. J’ai demandé des nouvelles de mes enfants à des parents et ils m’ont dit qu’elles allaient bien. Quelques jours plus tard, les médecins m’ont transférée au service d’orthopédie où l’on m’a dit que mon mari, Muhammad, avait été tué. J’ai été en état de choc et j’ai pleuré.
“Quelques minutes plus tard, on m’a dit que trois de mes filles avaient aussi été tuées – Hadi, Warda et Walaa. J’ai été en état de choc. Elles étaient mon espoir, toute ma vie, Hadil en particulier qui était la plus gâtée et très attachée à moi. Ce fut un choc pour moi. Je n’ai jamais pensé qu’une telle chose puisse m’arriver. Je ne sais pas comment continuer à vivre ».
« Mon fils crie que notre maison va être détruite »
Le lendemain du jour où Mouna est devenue veuve et une mère endeuillée, l’armée israélienne a lancé un missile sur une autre maison de Beit Lahiya qui a tué Muhammad Hassan al-’Attar, âgé de 26 ans, et ses trois jeunes enfants : Islam, 8 ans, Amirah, 6 ans et Muhammad, 9 mois. Manar al-’Attar, la belle-sœur de Lamyaa, mère de cinq enfants, a fait le récit du massacre ; elle vit au deuxième étage du même immeuble que celui où vivaient Lamyaa et sa famille, un étage en dessous du leur.
« Jeudi, après minuit, nous étions à la maison. Ce jour-là, il y avait de lourdes frappes aériennes israéliennes. Mon mari, Ihab, est allé dans la chambre et je suis restée avec mes fils dans le séjour. Vers minuit, j’ai dit à mon mari de venir avec nous dans le séjour. Dès qu’il a eu quitté la chambre, elle a été bombardée. Les fenêtres ont été fracassées et toutes les portes de la maison se sont effondrées. Nous avons tous crié et pleuré. Nous avons couru du séjour à la cuisine.
« Quelques secondes plus tard, Ihab a dit qu’il pensait que c’était fini et que tout était calme. Mais alors, la maison s’est mise à trembler et je suis tombée. Nous nous sommes regardés les uns les autres et nous ne comprenions pas ce qui arrivait. Le frigo est tombé sur mon mari, puis le plafond s’est effondré et nous est tombé dessus et sur le frigo. Il y a eu une fuite de gaz et nous avons eu la sensation d’étouffer. Nous avons crié et appelé à l’aide mais personne ne nous a entendus ».
Au bout d’un quart d’heure à peu près, Bahaa, le beau-frère de Manar est arrivé et a aidé à les dégager des décombres, elle, ses enfants et son mari. Déjà, dit-elle, elle avait réalisé que Lamyaa et ses enfants n’avaient pas survécu.
“Une fois dehors, nous avons braqué nos torches sur la maison et avons vu qu’elle était en ruine. Nous étions surs que Lamyaa et ses petits étaient morts. Tout le monde les cherchait sous les décombres et on l’appelait. Vers une heure du matin, mon beau-frère, Bahaaa, a dit qu’il avait vu Lamyaa et ses enfants sous les décombres et qu’il n’avait pas pu les sauver. Il a dit qu’ils avaient été tués ».
Après l’explosion, Manar et sa famille ont été obligés de quitter la maison où ils vivaient depuis 21 ans. Son fils Ahmad, qui a aussi vécu cette attaque, lutte toujours pour se rétablir.
« Les enfants de Lamyaa étaient toujours chez moi, ils jouaient avec mon fils Ahmad. Il n‘arrête pas de demander de leurs nouvelles et il ne peut pas croire qu’ils sont morts. Il ne fait que nous demander de les sortir des décombres, comme on a sorti certains meubles. Il est en souffrance émotionnelle. La nuit, lorsque le courant est coupé, il crie et il dit que notre maison va être détruite et il nous demande de ne pas le laisser ».
L’armée israélienne a expliqué le massacre de la famille al-‘Attar en référence à « un réseau de tunnels du Hamas passant sous la maison ».
« On n’entend pas la voix de Papa »
La famille al-‘Attar n’est pas la seule à avoir perdu quatre de ses membres en une seule attaque. Le 16 mai, à 1 heure du matin, l’armée israélienne a lancé un missile sur des immeubles d’habitation du quartier a-Rimal, tuant 46 personnes.
Parmi eux se trouvaient 36 membres de la famille al-Qolaq (le plus âgé, Amin Muhammad Hamad al-Qolaq, avait 90 ans ; le plus jeune, Adam, 3 ans). Cinq membres de la famille Ishkuntana ont été tués (‘Abir, 29 ans et ses quatre enfants, âgés de 2 à 9 ans ; la famille al-Ifrangi a perdu cinq de ses membres (Rajaa, 41 ans et ses quatre enfants âgés de 9 à 15 ans) ; et 10 membres de la famille Abu al-‘Oaf ont aussi été tués.
Ce bain de sang aussi a été expliqué par l’armée israélienne comme dû à « un réseau de tunnels du Hamas sous la rue ».
Buthaynah Na’im al-Qumo’, une femme de 47 ans, mère de cinq enfants, qui vivait avec sa famille dans le bâtiment Abu al-‘Oaf, a perdu son mari dans l’attaque. Son témoignage brûlant décrit les moments de terreur vécus pendant l’assaut, lorsque sa maison a été bombardée et qu’ils ont été enterrés sous les décombres.
« Le mur et le toit sont tombés sur moi, et l’armoire sur (mon fils) Muhammad. J’ai demandé à Muhammad s’il avait son téléphone et il a dit oui. Il a appelé son oncle Hassan al-Qumo’ et sa sœur Ghadir. Il leur a dit : « Notre maison a été bombardée et nous sommes sous les décombres. On n’entend pas la voix de Papa ».
« J’ai commencé à suffoquer à cause des débris du toit qui me recouvraient. Je manquais d’air. Muhammad a essayé de m’aider mais il ne le pouvait pas. Nous sommes restés sous les décombres pendant près de trois heures. Muhammad tenait son téléphone en l’air à l’aide d’un bâton pour aider l’équipe de secours à nous localiser ».
Al-Qumo s’évanouit et se réveilla à l’hôpital. Elle ne découvrit pas que son mari avait été tué jusqu’à ce qu’elle en sorte.
« J’ai été libérée de l’hôpital et quand j’ai redemandé à voir mon mari, ils m’ont dit qu’il valait mieux retourner d’abord chez moi et revenir le voir plus tard. Je suis allée chez mes parents, ai changé de vêtements et j’ai dit à ma famille que je voulais retourner à l’hôpital. Je leur ai trouvé un air étrange. Je leur ai demandé si quelque chose était arrivé parce que je sentais que quelque chose n’allait pas. J’ai dit « dites-moi ce qui est arrivé »
“Ma sœur Sanaa ma prise dans ses bras et m’a dit : « sois forte. Puisse Dieu te donner patience et de récompenser ». Je me suis immédiatement évanouie, parce que j’ai compris qu’Hazem avait été tué. Je suis tout de suite allée chez ses parents, où je l’ai vu. Il avait l’air endormi comme s’il allait se réveiller d’un instant à l’autre. Je l’ai serré contre moi et j’ai crié. ‘Réveille toi Hazem’. Mes enfants se sont effondrés. Ce furent les moments les plus déchirants que nous ayons jamais traversés.
« Je prie Dieu d’avoir pitié de nous et de m’aider à supporter cette perte. L’armée israélienne a attaqué notre maison sans raison. Ils ne nous ont même pas prévenus avant de lancer des bombes. Tout d’un coup notre maison a explosé alors que nous étions à l’intérieur. Je persiste à me demander pourquoi a-t-il fallu qu’ils bombardent notre maison et qu’ils me volent mon mari et leur père aux enfants.
‘Une petite fille qui commençait tout juste sa vie’
Pendant ces 11 jours d’enfer à Gaza, la mort a rôdé non seulement entre les murs des logements des gens dans des immeubles à plusieurs étages, mais aussi dans la rue.
Le 19 mai, Dima ‘Asaliyah, âgée de 10 ans, a été tuée par un missile israélien lancé à l’est du camp de réfugiés de Jabalyia. Sa mère, Dina ‘Asaliyah, raconte comment ce soir-là elle a voulu profiter d’un courant électrique inattendu pour cuire du pain et qu’elle a envoyé Dima chercher une marmite électrique chez sa sœur. Dima, se souvient-elle, est partie en attrapant un bonbon.
« Dix minutes après j’ai entendu une très forte explosion à proximité de la maison. Les fenêtres se sont fracassées, y compris dans la cuisine. J’étais terrifiée. J’ai dit que je sortais pour emmener Dima à l’école de l’UNRWA. Mon mari m’a dit que je devais aller chez son frère avant qu’il y ait une autre attaque. J’allais m’habiller quand j’ai entendu quelqu’un dire quelque chose à propos de Dima. Je me suis précipitée dehors et j’ai vu une voiture qui s’éloignait. Mon mari, Sa’ed, était là et après il m’a dit que Dima avait été tuée. Je me suis évanouie. J’étais en état de choc. J’ai commencé à réciter ‘Nous sommes les serviteurs d’Allah et notre destin est de retourner à lui’. Tout le monde priait autour de moi et j’ai pleuré ».
Dina dit que sa fille avait été très effrayée par le bombardement et que plus tôt dans la journée elle avait supplié ses parents d’aller à l‘un des abris qui avaient été ouverts dans des écoles. Mais son père, qui se rappelait comment ces abris improvisés étaient devenus des cibles pendant la guerre de 2014, avait peur d’y emmener sa famille. Finalement, le missile a trouvé Dima à quelques mètres de chez elle.
« Je n’arrête pas de me demander comment elle a supporté la douleur, dit Dina. ‘Qu’est ce qui s’est exactement passé pour elle quand le missile l’a atteinte ? Est-ce que ça a fait mal ? Est-ce qu’elle a appelé son père ou moi ? Qu’est-ce qu’elle faisait à ce moment-là ? Je ne peux me sortir ces questions de la tête. C’est un cauchemar dont je ne peux me débarrasser ».
Toujours déchirée par le chagrin, Dina dit : « Dima a été une cible de la banque de cibles de l’armée israélienne. C’est cela leur banque de cibles, une petite fille qui commençait tout juste sa vie ».